Notre article du 17 juin dernier1 se trouve entièrement confirmé par la lecture de l’exposé des faits que l’on peut trouver sur le site du Département de la Justice des Etats Unis2 .
Ce texte traduit et publié en France3 confirme le caractère délictueux de l’activité de la BNP, caractère reconnu par le représentant de la BNP lui-même. Tout ce que nous affirmions le 17 Juin se trouve intégralement confirmé : volonté de cacher les opérations délictueuses en modifiant leur traçabilité, opérations sur le sol américain lui-même et donc non-opposabilité de l’extra-territorialité tant invoquée en France, dirigeants parisiens parfaitement informés des délits et de leur montant, etc
Au vu de l’importance des montants (environ 9 milliards de dollar pour une seule année et probablement de l’ordre de 60 milliards au total si la justice américaine s’était montrée plus regardante) l’amende de 100% des sommes concernées sur une année peut apparaitre comme extrêmement modeste. Notons que sur des dossiers comparables (concernant des montants beaucoup plus réduits, et des faits qui concernent aussi le non-respect d’embargos), RBS et Standard Charterel se sont vus infligés, par « dollar illégal » une amende de 3,13 dollars pour le premier et 1 dollar pour le second.
La BNP devenue « Banque centrale du Soudan », selon le propos de Berruyer, ne pouvait toutefois être « justement sanctionnée » sans risque systémique… que la juridiction américaine a voulu éviter : il ne fallait pas ajouter, par le règlement du délit, une externalité cataclysmique imposée à la planète entière.
Le second enseignement qu’il faut tirer de cette affaire est que le travestissement de la réalité risque de continuer au moins en France : les commentateurs vont continuer à vilipender l’impérialisme américain tout en s’insurgeant de trop faibles réactions gouvernementales. Certes, les entrepreneurs politiques français, les entrepreneurs de la finance y compris le gouverneur de la banque centrale, les journalistes, les juristes, etc. se feront plus prudents 4 , mais ils continueront de voir, dans cette affaire, une injustice. C’est que le lobby financier a réussi à imposer sa vision du monde jusqu’aux entrepreneurs politiques eux-mêmes.
La souveraineté est devenue en France une idéologie passéiste et il semble inacceptable que les USA restent une puissance impérialiste. Comme quoi la finance est devenue une incontestable réussite politique : la " pétition des marchands de chandelles" chère à Frédéric Bastiat est toujours de mode 5 ; une réussite politique qui se traduit aujourd’hui par une énorme dépendance du Trésor français et des Etats européens envers la finance : la dette souveraine, que l’on a bien voulu construire de toutes pièces, en abandonnant la souveraineté monétaire et bien sûr, l’indépendance des banques centrales qui en est le prolongement naturel.
Le troisième enseignement est que cette réussite politique est néanmoins contestée par un Etat qui reste debout : celui des Etats-Unis. Certes, on pouvait le croire aussi asservi que les autres avec sa gestion de la crise financière de 2008, bien sûr avec le choix du « Bail-Out » qui fera que la facture de la crise sera payée, comme ailleurs, par le contribuable, mais aussi avec les laborieuses constructions juridiques qui vont s’en suivre, notamment les 2300 pages de la loi Dodd-Frank du 16 juillet 2010.
Toutefois, l’année 2013 semble redonner du lustre au mot souveraineté 6 . On peut ainsi constater un premier mouvement de rupture de servitude volontaire de l’entrepreneuriat politique américain avec la promulgation de textes comme la loi FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act) ou les amendes de plus en plus importantes infligées au monde de l’entreprise en général. Frédéric Lordon y voit à juste titre une puissance publique qui se donne les moyens de réaffirmer le primat de la souveraineté politique sur le monde de l’économie7 . Ce mouvement de souveraineté politique se confirme avec le poids considérable des amendes imposées en 2013 au monde de la Finance : 13 milliards de dollars pour JP Morgan, 10,1 pour Bank of America, 2,6 pour Crédit Suisse, 1,9 pour HSBC, 1,5 pour UBS, et aujourd’hui 9 pour BNP Paribas.
L’année 2014 sera aussi une très grande année de ressources nouvelles pour le Trésor américain qui bénéficiera de nouvelles amendes sur nombre d’autres banques européennes à partir de dossiers aujourd’hui en cours d’instruction : Société Générale, Crédit Agricole, Deutsche Bank, Commerzbank, etc. Cette réaffirmation de la souveraineté présente toutefois des limites : des hommes coupables peuvent encore échapper aux coups de bâton du souverain
Même là où l’Etat est resté souverain et repose sur une légitimité démocratique, le légal ne correspond pas nécessairement au légitime.
Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder cette question à propos de l’affaire Kerviel où nous avions analysé sous un regard bien spécifique la nature de certaines activités financières: exceptionnelles par rapport au droit commun et toujours en proximité avec le délit d’initié8. Les crimes bancaires qui viennent d’être sanctionnés sont ainsi des affaires de personnes morales qui n’impactent jamais leurs dirigeants. Déjà en novembre dernier il paraissait singulier que Jamie Dimon9 puisse ne pas être concerné par le règlement de l’affaire des subprimes : la Banque est coupable mais il n’y a pas de responsable. Il en fut de même pour les autres banques soumises à l’amende. Il en est bien évidemment de même pour Baudouin Prot10 qui, parfaitement informé des délits sur les transactions avec le Soudan, reste à son poste et ne se trouve même pas moralement sanctionné : son image reste celui d’un grand financier respectable
On notera toutefois le caractère très asymétrique de cette grande désorganisation de la pensée : le petit arbitragiste Jérôme Kerviel fut condamné pour ses activités illicites, ce qui parallèlement permettait à sa hiérarchie d’être blanchie.
Aujourd’hui ce sont les banques qui sont condamnées ce qui permet aussi de blanchir la hiérarchie : quand on joue avec le délit, il vaut mieux être puissant.
1 cf:http://www.lacrisedesannees2010.com / article-affaire-bnp-de-la-delinquance-a-la-complicite-politique-applaudie_123915687.html
2 cf:http://www.justice.gov/opa/documents/paribas/consent-preliminary-forfeiture-money-judgement.pdft
3 cf le site d'O. Berruyer : http://www.les-crises.fr/-affaire-bnp-analyse
4 Le terme de racket ou celui d'impérialisme semble avoir disparu de la grande presse en juillet alors qu'en juin, nombre de journalistes et autre juristes ou politistes les utilisaient sans retenue ou démonstration. Cf par exemple Les Echos ou Le Monde.
5 cf : http://www.lacrisedesannees2010.com /article- la- finance-ou-la-reussite-de-la-petition-des-marchands-de-chandelles-frederic-bastiat-1845-121172557.html
6 Même Simon Johnson dans " Les Etats captifs de leurs banques" (Le Monde du 3 mai 2014) reconnait que les USA contrôlent mieux le système financier que l'Europe.
7 http://blog.mondediplo.net /2014-07-08-BNP-Paribas-une-affaire-de-geometries-variables.
8 http://www.lacrisedesannees2010.com /article-affaire-kerviel-approche-legale-et-approche-morale-123727272.html
9 Président de JM Morgan
10 A l'époque Président de la BNP