Résumé : Le présent texte fait suite à celui publié le 1er octobre dernier (« Pour bien comprendre le monde d’aujourd’hui »). Il approfondit la notion de mondialisation en y intégrant l’idée d’Etats désormais réquisitionnés par un nouveau groupe dominant. Il en résulte que la durabilité de la grande crise est l’effet d’une volonté qui ne connait pas de réelle opposition : il n’existe pas d’issue prévisible à la crise. En tant qu'avant garde de la mondialisation, la zone euro est la locomotive de l'approfondissement de la crise planétaire.
Dans "Pour bien comprendre le monde d'aujourd'hui"[1] nous avons longuement insisté sur l'apparition d'incohérences:
-une nouvelle forme de capture de l'Etat détruisant les bases de sa force prédatrice de toujours au profit d'une "sur classe" déterritorialisée. Nouvelle forme faisant disparaitre les frontières pour le plus grand profit d'une oligarchie. L'Etat est toujours présent mais son fonctionnement nouveau met en cause des principes qui jusqu'ici lui étaient complètement rattachés: il ne dispose plus d'une pleine souveraineté sur un territoire bien délimité.
- la séparation radicale entre statuts sociaux qui jusqu'ici étaient plus ou moins reliés dans une relative cohérence d'intérêts. Les intérêts du consommateur ne sont plus ceux des salariés, qui ne sont plus ceux des épargnants, Les acteurs que l'on appelait les "CSCE" connaissent un grand éparpillement de leurs intérêts.
- Le citoyen s'évaporant dans l'émergence de "l'individu désirant" et avec lui le lien qui le reliait à l'Etat et assurait le service de ce dernier.
-Enfin, résultat d'une perte de cohérence de la réalité, la fin radicale d'une représentation du monde comme un tout organisé, un tout intégrant des parties organiquement reliées les unes aux autres. La conception keynésienne de la réalité économique s'efface au profit d'une théorie de l'éparpillement : le circuit laisse la place au déploiement d'un nombre toujours plus grand de marchés.
C'est bien évidemment la première incohérence, celle qui atteint les Etats qui est motrice et va expliquer les autres et au final l'impression qu'une sortie de crise est hors de portée.
La mondialisation ne détruit pas les Etats: elle les réquisitionne
La nouvelle forme de capture des Etats est innovante en ce qu'elle l'entraine à redéfinir la souveraineté, un concept si commode pour les premiers occupants des machines prédatrices soucieuses de garder un monopole territorial. Jusqu'alors, les utilisateurs de la contrainte publique à des fins privées, étaient fort centralement des entrepreneurs politiques (rois, empereurs, dictateurs, etc.) "Nationaux" ou "étrangers", du territoire lieu d'exercice de la prédation. Parce que ce territoire se devait d'être gardé, il fallait adjoindre aux Etats des frontières et des peuples à administrer/soumettre/prédater. La souveraineté était d'abord un titre de propriété privée, cachée le cas échéant par la fiction d'un droit public.
Les choses vont évoluer lorsque les entrepreneurs politiques seront amenés à partager leur monopole d'utilisation de la contrainte publique: des pactes avec d'autres groupes permettront de maximiser une prédation à partager. Ainsi des entrepreneurs économiques pourront exprimer des injonctions, à l'adresse des entrepreneurs politiques, et exiger des règles, par exemple plus favorables à l'ouverture des frontières. Telle sera le cas de la doctrine du libre-échange, d'une finance autorégulée, etc. Il ne s'agit pas encore d'incohérence mais de complexification d'un système. La souveraineté n'est pas encore vidée de son contenu.
Par contre, lorsque les entrepreneurs politiques ne sont plus que de simples mandataires ou de simples exécutants de groupes qui dictent les règles de ce que nous appelions "l'Universel", les choses changent fondamentalement. Le territoire cesse d'être en pleine cohérence avec l'Etat correspondant. Certes, la souveraineté ne disparait pas réellement puisque la réalité étatique est indépassable, par contre son contenu et son périmètre sont redéfinis.
En mondialisation, les groupes dominants - les entrepreneurs économiques mondialisés- se nourrissent des "différences d'universel" qu'ils concourent à développer ou entretenir (différences de règles fiscales, sociales, environnementales ,etc.). La souveraineté reste fondamentale pour les paradis fiscaux, par contre les "vieux souverains" c'est à dire les entrepreneurs politiques n'ont plus qu'à confirmer les règles du jeu du marché mondialisé et différencié. Naguère, acteurs essentiels de la capture de l'Etat, ils ont progressivement partagé puis cédé la captation à d'autres groupes pour progressivement endosser la situation de servitude volontaire.
En termes concrets, les paradis - micro-Etats- qui captent une partie de la richesse générée en d'autres lieux, n'ont rien à craindre des Etats et de leurs entrepreneurs politiques plus puissants, si ces derniers Etats sont eux-mêmes en situation de servitude volontaire, au regard de leur classe dominante mondialisée. Une servitude volontaire qui les amène à respecter et valoriser les règles de l'économie mondialisée et différenciée.
En termes plus concrets encore, même les dirigeants des grandes entreprises d'armement d'un Etat puissant n'exigeront pas l'élimination des paradis fiscaux par la voie des armes.
Les Etats, qui naguère organisaient une cohérence interne et formaient un système relativement simple, sont désormais invités -par la puissance de la surclasse mondialiste- à être le support d'un système plus complexe. Ce dernier est fait d'un universel partiel, peuplé des seules règles du marché, et évacuant les autres cadres d'une vie sociale qui peut rester nationale.
Les Etats ne sont pas tous au même stade de capture dans le système mondialisé plus complexe qui s'est mis progressivement en place.
Les Etats européens -effet logique de la construction européenne- sont les plus atteints par la servitude volontaire et la mise en valeur de la seule cohérence des règles du marché mondial. La zone euro est de ce point de vue l'avant-garde de la mondialisation libérale, avec un fort recul de ses entrepreneurs politiques et une domination sans partage des groupes économiques et financiers qui dictent les règles du jeu par le biais de l'énorme - et inégalée dans le monde- puissance du lobbying bruxellois.
En dehors des "failed states"[2] (une partie de l'Afrique et du Moyen-Orient) les autres Etats sont le plus souvent à un autre stade, celui où la capture est partagée entre groupes d'intérêts, où donc la notion de nation existe encore. C'est bien évidemment le cas de l'Asie avec l'exercice d'une souveraineté plus classique : Le jeu de la mondialisation en Chine est le fait majoritaire de ses entrepreneurs politiques, avec partage de la rente avec des entrepreneurs économiques toujours dominés et soumis à l'inconvertibilité de la monnaie nationale. C'est bien sûr le cas des Etats-Unis avec le fait particulier qu'ici une monnaie nationale est aussi une monnaie mondiale avec partage de son "seigneuriage" (capture) entre entrepreneurs politiques et économiques mondialistes. Dans ces deux cas, mais sans doute d'autres encore, l'extraversion économique qui résulte de la mondialisation (surproduction côté chinois, désindustrialisation côté américain) ne met pas fin à la cohérence d'un système : un Etat politiquement organisé avec un peuple qui donne encore du sens à l'idée de nation.
Au -delà de cette réserve, La substance du monde d'aujourd'hui est ainsi faite d'Etats - qui fondamentalement transformés- restent essentiels pour le fonctionnement du marché mondialb : ils sont les relais locaux du strict respect des règles fondamentales du marché (imposition du respect des droits de propriété par exemple) et murs de protection au regard de toute tentative de nivellement des différences....murs aboutissant à une mondialisation, à la fois réelle mais aussi limitée ou contenue. Parce que la surclasse se nourrit de différences, le nivellement mondialiste serait un obstacle qu'il lui faut repousser ou contrôler.
D'une certaine façon, la mondialisation en tant qu'émergence potentielle d'un système cohérent et plat, est ce qui doit être repoussé avec force par la surclasse mondialiste qui, pour cela, est amenée à prendre le pouvoir dans les Etats en maintenant les entrepreneurs politiques dans une posture très affaiblie: ils sont réquisitionnés à peine de disparaitre. Situation qui correspond bien à l'entrepreneuriat politique de l'avant-garde de la mondialisation : l'Europe.
La réquisition permet de construire la durabilité de la grande crise
Ayant édifié des différences durables, il est désormais possible de les relier entre elles - ce que nous avons appelé les autoroutes de la mondialisation- et d'en épouser les avantages: construire un modèle organisationnel d'entreprise en congruence avec les dites différences.
Nous avons déjà longuement expliqué sur ce blog ce que l'on entendait par autoroutes de la mondialisation : une parfaite convertibilité des monnaies, une libre circulation du capital, une libre circulation des marchandises rangées dans des contenants numérisés et normalisés, c'est à dire des containers. Autoroutes qui exigent des infrastructures sérieuses : la dépolitisation des taux de change et la privatisation des monnaies, ce qui implique l'indépendance des banques centrales.
Réquisitionnés pour maintenir des différences, les entrepreneurs politiques sont aussi invités à ne pas taxer les autoroutes de la mondialisation: ils sont libres d'accès. Ce qui passe aussi par la crédibilité de leurs politiques budgétaires....d'où une normalisation quasi-planétaire...et la confirmation d'une situation de servitude.
Equipée de telles voies de circulation, l'entreprise économique peut se mondialiser en optimisant les différences toujours maintenues par des Etats désormais chargés de faire le lit de la mondialisation.
Jadis système cohérent et bien articulé sur un territoire ou des territoires, elle se désarticule et se livre à un démembrement de plus en plus fin, ce que l'on appelle allongement des chaines de la valeur. Plus la mondialisation édifie de différences, et plus la chaine de la valeur peut s'étirer pour optimiser tout ce qui peut l'être. Ce démembrement explique l'essentiel de la surcroissance du commerce international par rapport à la croissance économique mondiale depuis 30 ans.
Cette nouvelle cohérence est celle de l'offre mondiale compétitive....qui hélas doit logiquement se heurter à une demande mondiale que dans un même geste on a amoindrie...L'addition des offres nouvelles des entreprises mondialisées et éclatées le long des chaines de la valeur, est plus élevée que l'addition des demandes correspondantes. Nous avons longuement discuté de toutes ces questions dans nombre d'articles sur le blog notamment ceux classés sous la rubrique "Critiques des raisonnements"[3].
Le résultat est que la mondialisation devient un étouffoir en termes de débouchés, et plus on mondialise, plus on émiette la production et plus l'étau se resserre. Pour la classe mondialisée, la solution est toujours plus de mondialisation, toujours plus de recherches de différences, toujours plus de mise en valeur de nouveaux pays émergents, toujours plus de bas salaires, toujours plus de déréglementation, toujours plus de réformes structurelles, etc.. La solution à la crise s'annonce ainsi comme engendrement des conditions de son approfondissement. En termes simples le carburant de la crise c'est elle-même...avec son sous-produit une dette publique et privée gigantesque à l'échelle planétaire.
Une durabilité de la crise renforcée par l'émiettement des intérêts des CSCE
Il est clair que la fraction financière de la surclasse mondialiste est celle qui se gave le mieux dans l'étouffoir de la mondialisation : spéculation planétaire pour assurer la "sécurité" sur les autoroutes (risques de change par exemple), prélèvements sur la circulation du capital, sur les dettes publiques , etc. Avec des Etats réquisitionnés en cas de difficulté, ou des banques centrales complaisantes, tout ce qui aggrave la crise est bon à prendre.
La fin de la crise ne serait peut-être pas trop grave pour les acteurs de l'économie réelle mondialisée , elle serait dramatique pour les entrepreneurs de la finance : le marché disparaitrait. Que deviendrait le système financier si les Etats retrouvant leurs occupants traditionnels, les seuls entrepreneurs politiques, déclaraient la fin de l'indépendance des banques centrales, la fin de la libre circulation du capital, des taux de changes fixes, l'interdiction de la spéculation sur compte propre, voire l'émission du crédit selon la règle du 100% monnaie? Les entrepreneurs de la finance ne sont pas prêts d'accepter une quelconque fin de crise et se battront pour la maintenir.
Curieusement les bénéficiaires de la crise ne se heurtent pas frontalement aux CSCE.
Si la mondialisation est l'octroi d'un droit liberté pour les entrepreneurs économiques mondialisés, elle l'est aussi pour le citoyen qui n'a plus à se sacrifier pour une patrie disparue et qui ne s'est pas encore rendu compte que, l'entreprise numérique planétaire devenue son souverain maitre, le transforme progressivement en élément d'un troupeau qu'il faut élever et surveiller[4]. Devenu simple "individu désirant" sa surveillance par des algorithmes permet comme pour les vrais troupeaux de deviner ses "vrais" besoins et son comportement futur. De ce point de vue l'entreprise numérique est plus efficace que l'Etat dans sa version primitive.
Cet individu désirant, qui ignore son embrigadement dans l'entreprise numérique, est certes inquiet pour son emploi, mais il y a longtemps qu'il ne comprend plus grand chose à la théologie économique.
C'est dans l'avant- garde de la mondialisation libérale, c'est à dire la zone euro que cet ex-citoyen est le plus désabusé. Il est bien en peine pour comprendre que la citoyenneté européenne résultant de la mise en place d'un Etat européen est anthropologiquement impossible[5].
Mais il est encore plus en peine pour comprendre un discours européiste gommant les différences entre Etats, alors même que la classe dominante mondialiste s'y oppose avec radicalité.
Comment expliquer à cet individu désirant devenu élément du troupeau numérisé, que le discours officiel sur l'Europe (marcher vers toujours plus d'intégration et moins de différences) ne correspond pas aux volontés de la classe dominante mondialisée?
Comment expliquer que ce discours issu de la théologie économique serait – dans son application- une catastrophe pour ceux qui ont intérêt à la pérennisation de la crise?
Comment expliquer que cela ferait disparaitre les paradis fiscaux à l'intérieur même du continent européen?
Comment expliquer que cela mettrait en cause toutes les optimisations sur les chaines de la valeur?
Comment expliquer que la disparition de l'euro détruirait les avantages de l'industrie allemande bénéficiant d'une garantie de non dévaluation de la part de partenaires d'autant plus intéressants qu'ils sont moins productifs? (Europe du sud)
Comment expliquer que la classe dominante financière serait pénalisée par la disparition d'une BCE qui leur est soumise de par la vertu des traités?
Autant de questions qui font de l’ex-citoyen des anciens Etats, un être complètement désarmé et désorienté tentant de se réfugier dans le cocon de la sphère privée de la vie.
Mais cet "individu désirant" intellectuellement désarmé n'est pas simplement figé, il est aussi partie prenante. Nombre d'ex-citoyens sont devenus épargnants et de fait se rangent du côté de ceux qui entretiennent la crise. Il est du reste exact qu'ils ont pu prendre leur essor avec la mondialisation, laquelle engendrant la généralisation de l'indépendance des banques centrales, a permis la protection de l'épargne au regard du danger inflationniste.
L'épargne, est aujourd'hui devenue une marchandise prisée, constituant une part importante dans le budget des ménages (plus de 15% chez les ex-citoyens des Etats européens). Les épargnants - même très petits ou très importants- sont globalement du côté de ceux qui bénéficient de la crise.
En cela les consommateurs suivent les épargnants: si l'épargne est une marchandise prisée pour "l'individu désirant", le low-cost boosté par la mondialisation ne l'est pas moins. Il est inutile de reprendre ici des développements d'évidence.
Au total , le citoyen ayant disparu, l’épargnant et le consommateur bénéficiant de la crise, il ne reste que le salarié qui, lui, est en opposition radicale avec les différences de salaires que l'on entretient par la mise en valeur de nouveaux émergents. De fait, les chaines de la valeur pouvant toujours s’optimiser, il doit en permanence apporter la preuve de son employabilité à peine de disparaitre dans l’océan du chômage. Warren Buffet a raison de dire que la « lutte de classes existe, nous l’avons gagné ».
[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2014/10/pour-bien-comprendre-le-monde-d-aujourd-hui.html
[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-etats-effondres-failed-states-dans-la-mondialisation-120988085.html
[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/tag/critique%20des%20raisonnements/
[4] Sur la question du numérique comme forme nouvelle de prédation on pourra se référer à Pierre Bellanger (« La souveraineté numérique », Stock, 2014) ou les travaux de Bernard Stiegler, voire les réflexions proposées par le nouvel Institut de la Souveraineté Numérique que dirige Bernard Benhamou. Concernant la fin de la citoyenneté on pourre lire l'ouvrage d'Etienne Pataut: "La nationalité en déclin",Odile Jacob,2014. Nous recommandons également le N°181 de la revue "Le Débat", septembre -octobre 2014, Gallimard.
[5] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217.html