Résumé :
Jadis la prédation de richesse d’un Etat sur les autres pouvait se solder par de la violence interétatique. Aujourd’hui, en mondialisation, la logique de l’alignement des puissances publiques sur les puissances privées protège les nouveaux Etats voyous : ils sont une pièce précieuse du système mondial et le butin fiscal n’est pas facilement récupérable.
Le scandale du « Tax Ruling » Luxembourgeois n’est que la forme nouvelle prise par la capture des Etats[1]. Les lecteurs de ce blog n’ignorent pas que la constante de ces derniers est précisément une logique de capture au profit de ceux qui de prés ou de loin ont la possibilité d’utiliser la contrainte publique à leur avantage[2].
Historiquement cette capture est d’abord la prédation sous les formes les plus brutales de l’entrepreneuriat politique, ce qu’on appelait dette fiscale ou dette de sang. Avec le jeu des alliances entre les prédateurs historiques et d’autres groupes, la prédation s’est progressivement modernisée pour en arriver au stade démocratique de l’Etat-Nation où, selon le langage libertarien, « tout le monde peut voler tout le monde ». On sait aussi que ce stade démocratique contesté par la mondialisation permet à une surclasse mondialiste d’arraisonner[3] les Etats en positionnant les entrepreneurs politiques traditionnels dans une posture de servitude volontaire : leur reconduction au pouvoir, avec les avantages qu’ils en retirent, ne peut se concevoir qu’en ajustant la contrainte publique sur les intérêts de la surclasse mondialiste. Emerge ainsi une logique permanente d’alignement des puissances publiques sur les puissances privées.
Toujours sur un plan historique, la prédation interétatique ne date pas d’hier : dès leur déploiement, la violence interétatique – rappelons que l’Etat suppose des frontières à « protéger »- va déboucher sur des rançons, prébendes ou tributs. C’est dire que les prédateurs sont eux-mêmes asservis par plus forts qu’eux.
Précisément la mondialisation renouvelle la problématique, et c’est désormais le marché qui va autoriser le nouveau partage de la prédation. L’exemple Luxembourgeois est de ce point de vue très intéressant. Pays appartenant au groupe de ceux qui constituent la pointe avancée de la mondialisation (l’Europe), il ponctionne les recettes fiscales des autres pays.
Il est intéressant d’examiner, au-delà de ses aspects opérationnels que l’on a découverts dans la presse[4], les conditions autorisant un tel mécanisme.
La première et sans doute la plus connue est la taille : un Etat ( on ne dit pas nation) est d’autant plus efficace, en matière de prédation de ses congénères, qu’il est petit. En contribuant à libérer la surclasse mondiale de ses prédateurs historiques, il accumule, dans son périmètre de souveraineté, les entreprises et organisations financières dans des proportions considérables. C’est évidemment le cas du Luxembourg avec une finance pesant 46% de son PIB, un record mondial de la productivité de cette finance (par exemple mesurée en termes de produit net bancaire par tête), un nombre d’entreprises beaucoup plus élevé que le nombre d’habitants (jusqu’à 1600 entreprises pour une seule adresse : 5 rue Guillaume Kroll), des cabinets d’avocats, et d’Audits anormalement nombreux et anormalement peuplés (PriwaterhouseCoopers, KPMG, Ernst§Young, Deloitte, etc.) ; des fonds d’investissements anormalement nombreux et importants (à l’échelle planétaire 70% d’entre eux sont domiciliés au Luxembourg) ; etc. On pourrait multiplier les exemples d’anomalies.
Bien évidemment, cette concentration extrême d’entités économiques permet, dans le cadre d’une assiette fiscale légère, d’obtenir des rentrées fiscales considérables, et de disposer d’un Etat-providence susceptible de redistribuer les masses fiscales captées sur les autres Etats. Dans le même temps, les salaires très élevés distribués dans les entités considérées, alimentent une économie prospère.
La seconde est partiellement liée à la première : les entrepreneurs politiques de la nouvelle forme de capture ont su conquérir une légitimé solide dans ce qui devient un paradis fiscal. La captation de la manne fiscale des autres Etats est redistribuée sous forme de rente : faiblesse de l’impôt local sur les citoyens, fonction publique bien rémunérée, etc. Mais la procédure de Tax Ruling étant complexe, elle exige une armée de salariés et d’entrepreneurs très compétente, lesquels peuvent être partiellement rémunérés sur la base du partage du butin fiscal. Parce que ces acteurs ont une connaissance fine des gains que leur activité génère, ils bénéficient de conditions idéales pour accéder à de très hautes rémunérations…qui peuvent être redistribuées par achat de services aux travailleurs réputés plus improductifs[5]. C’est par exemple le cas du Luxembourg qui attire les travailleurs français frontaliers dans les services à la personne dont la rémunération est faible. En termes simples, la reconduction au pouvoir des entrepreneurs politique locaux liés au « Tax Ruling », est d’autant mieux assurée que la capture fiscale est correctement redistribuée entre les CSCE[6]. De quoi idéologiquement légitimer l’entrepreneuriat politique du paradis fiscal qui se renforce : Jean Claude Junker est resté premier ministre de 1989 à 2013.
La troisième condition permissive est bien évidemment un milieu suffisamment mondialisé, avec des Etats déjà suffisamment réquisitionnés et arraisonnés par la surclasse mondialiste. Cela signifie que les Etats souverains traditionnels disposent désormais d’un groupe d’entrepreneurs politiques en situation de servitude volontaire au regard des marchés, servitude les invitant à ne pas agir devant le « Base erosion and profit shifting[7] » (BEPS). Cela signifie aussi un alignement quasi automatique de la puissance publique sur la puissance privée . Cela signifie enfin un tout autre regard sur la souveraineté avec la certitude que la captation interétatique ne débouchera pas sur la violence de jadis. Clairement, le Luxembourg n’a aujourd’hui plus rien à craindre de ses puissants voisins que sont l’Allemagne ou la France, ce qui n’était pas le cas de Monaco dans ces rapports avec le général De Gaulle à l’époque des Etats-Nations. Mais cela va aussi plus loin car il faut aussi éradiquer l’hypothèse d’une marche en avant utopique vers un ordre mondial homogène. La mondialisation se nourrit de différences[8] et n’est principalement avantageuse que sur cette base, d’où par exemple le refus d’une harmonisation fiscale avec, en cette matière, le maintien de la règle de l’unanimité dans la construction européenne.
Dans ce contexte, il faut néanmoins évoquer le risque de plus grande déstabilisation de l’entrepreneuriat politique compradore de certains anciens vieux Etats. La problématique de la reconduction au pouvoir, exige des arbitrages d’autant plus importants, qu’un risque de montée du populisme se révèle clairement. Cela oblige régulièrement les Etats à imaginer des mécanismes de lutte contre la fraude fiscale. Tel est le cas des procédures internationales visant à contrôler les prix de transferts. Imaginées dans ses principes dès 1976 par L’OCDE, elles n’ont cessé de prospérer dans le cadre de la règle d’ « évaluation au prix de marché », tout en restant continuellement en retard en raison de l’émiettement croissant des chaines de la valeur. Tel est le cas aussi du très récent forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales qui s’est tenu les 28 et 29 octobre à Berlin. Tel est également le cas du plan BEPS, qui sera discuté au G20 de Brisbane en Australie les 15 et 16 novembre, et tentera de régler de multiples sources de fuites comme l’abus de Traité, la multiplication des produits hybrides, et autres patent boxes.
Quel que soit l’outil, le principe de ces luttes est bien de lisser les différences propres au mécanisme de la mondialisation, donc au fond de réduire les rentes fiscales appropriées par les paradis fiscaux et la surclasse mondialiste. Ces luttes ont naturellement un avenir difficile tant elles fonctionnent dans le sens inverse de ce qui est souhaité par la classe dominante planétaire. Rappelons en effet que le modèle réduit le plus parfait de mondialisation c’est-à-dire la construction européenne n’a en aucune façon pour objectif de construire un ensemble unique : les entrepreneurs politiques bruxellois n’ont pas pour mission, ou pour horizon, de construire un Etat européen. D’où l’ambiguïté ou la naïveté du vocabulaire, ainsi celui de « monnaie incomplète »[9] pour caractériser l’Euro : comme si le désir de l’entrepreneuriat politique européen était de créer une « monnaie complète » avec le nouvel Etat qui lui correspondrait.
Si toutefois ces luttes devaient réduire la redistribution de la capture fiscale et redonner à chaque Etat son pouvoir sans externalités prédatrices, il resterait néanmoins l’arme suprême de la compétitivité, par exercice de la souveraineté sur les assiettes fiscales, essentiellement les taux, comme celui de l’impôt sur les sociétés[10].
Toutefois, parce que globalement les paradis fiscaux sont une pièce déterminante de la mondialisation telle qu’elle est, leur effacement supposerait la fin de cette dernière.
[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-que-signifie-l-idee-de-capture-de-l-etat-106249731.html
[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-l-aventure-etatique-reprise-d-un-texte-ancien-119831125.html
[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/2014/10/la-surclasse-mondialiste-interdit-la-fin-de-la-crise.html. Utilisant un tout autre paradigme, A Robinson et D Acemoglu parlent du passage d'institutions inclusives vers des institutions extractives pour évoquer le phénomène que nous décrivons. Ces dernières provoquent selon eux le déclin des sociétés. CF : Why Nations Fall, Crown Business,2012.
[4] On pourra lire par exemple les articles parus dans Le Monde des 7 , 8 et 13 novembre.
[5] Ce qui ne veut pas dire que les agents impliqués dans le « Tax-Ruling » sont productifs. On peut même considérer qu’ils constituent une ressource de grande qualité (compétence de très haut niveau) que la mondialisation gaspille.
[6] Citoyen/Salarié/Consommateur/Epargnant. Cet acronyme est introduit et expliqué dans l'article : "Le Monde tel qu'il est " publié sur ce blog le 4 juillet 2011.
[7] « érosion de la base d’imposition et transfert des bénéfices. »
[8] http://www.lacrisedesannees2010.com/2014/10/la-surclasse-mondialiste-interdit-la-fin-de-la-crise.html
[9] Langage que l’on trouve chez nombre d’économistes y compris les plus conscients de la réalité monétaire, tel par exemple André Orléan ou Michel Aglietta.
[10] De ce point de vue Wolfgang Schäuble reste naïf quand il parle d’une nécessaire mondialisation de la fiscalité. Cf Le Monde du 13 Novembre dernier.