Résumé :
Une littérature abondante se focalise aujourd’hui sur le prix du pétrole : Certains voyant les avantages d’une baisse et d’autres, les inconvénients. Il est bon de resituer les invariants d’une économie pétrolière devenue mondiale pour aborder de façon plus informée le contenu du marché pétrolier. On en déduit qu’il n’existera pas de concurrence catastrophique avec élimination des productions coûteuses américaines et fin de l’essor énergétique des USA.
Le prix du pétrole fait à nouveau l’objet de toutes les attentions et commentaires. Au-delà de la chute des cours du baril, généralement attribuée au ralentissement de la croissance et à l’émergence d’une nouvelle offre rapidement croissante (USA), les analyses se sont portées sur des considérations géopolitiques entre ce qui est considéré comme les trois acteurs fondamentaux : Arabie saoudite, Russie et Etats-Unis. Certains voient, dans le refus de l’Arabie de jouer son rôle traditionnel de « swing » producteur, l’indice d’un accord avec les USA contre la Russie, tandis que d’autres voient à l’inverse un pacte avec la Russie contre les Etats-Unis.
Nous pensons, qu’avant d’émettre tout jugement, il convient de souligner les fondamentaux historiques de l’économie pétrolière, plus précisément ses invariants.
En 1859, la grande surprise du premier foreur de l’histoire- le colonel Drake qui voit le pétrole jaillir du forage qu’il vient de réaliser en Pennsylvanie - s’accompagne aussi d’une donnée majeure : la technique retenue offre une production dont le coût marginal est strictement nul. Tout accroissement de la production par ouverture plus importante de la tête de forage se réalise à coût strictement nul[1].
Cette donnée signifie qu’au niveau de chaque puits, il n’est rencontré que des charges fixes : celles du coût complet des recherches et forages. Une donnée qui s’accompagne d’une autre : chaque propriétaire du sol est aussi en droit américain propriétaire du sous- sol et ce jusqu’au centre de la terre. Il va en résulter une exploitation et donc une économie pétrolière, où la concurrence entre petits producteurs de l’époque revêt mécaniquement une dimension catastrophique.
C’est que les charges fixes qui se ramènent beaucoup à l’époque au coût de l’endettement auprès des banquiers qui ont financé le matériel de forage, sont d’autant plus supportables qu’elles sont réparties sur de grandes quantités produites : l’optimum de gestion d’un puits est son débit maximum. On connait la suite : offre excédentaire, chute des prix qui renforce la tendance à produire davantage, laquelle en retour accélère la chute des prix avec ruine des producteurs. La disparition de nombre de producteurs rétablit les prix qui attirent de nouveaux producteurs pour une nouvelle concurrence catastrophique…
C’est Rockefeller qui, observant cela, a sans doute été l’un des premiers à comprendre que le pétrole devait devenir une industrie à offre monopolistique. D’où la suite d’une histoire bien connue avec l’émergence de ce qui allait devenir le trop célèbre oligopole pétrolier du vingtième siècle[2].
Les crises pétrolières qui vont marquer le dernier quart de ce même siècle ne mettent pas fin à un marché qui a quitté le champ de la concurrence catastrophique.
En effet, l’oligopole privé cohabite d’une certaine façon avec un oligopole public constitué par les Etats de l’OPEP, Etats qui mettent en place des compagnies nationales. De fait, la fin du vingtième siècle se caractérise par une volonté de la part de tous les acteurs du théâtre pétrolier de récupérer l’essentiel de la rente pétrolière. Il s’agit, par la forte montée des prix[3], d’accroître la rente et d’en redessiner un partage de plus en plus favorable aux propriétaires fonciers étatiques[4]. On sait que du point de vue de la théorie, la rente pétrolière est une rente différentielle[5], évaluée sur la base de la différence entre coûts des énergies de substitution et coût du pétrole[6]. A l’époque des « posted price » (prix affichés), la rente était faible en raison de la volonté de l’oligopole de faire du pétrole une matière première quasi hégémonique. Dans un premier temps (années 70-80) les prix restent des prix décidés par une organisation oligopolistique. Ultérieurement, ils deviendront des prix de marché avec la multiplication des gros Etats producteurs dont bien sûr la Russie, mais aussi celle de compagnies pétrolières de taille plus réduite ( Cove Energy, PTT Exploration § Production, Anardako, Tullow, etc. Ajoutons que l’irruption du trading pétrolier fera de cette matière première un produit financier avec apparition d’un nombre considérable d’acteurs complètement étrangers au pétrole ( Traders de Genève, de Londres, de Singapour, etc.[7]).
Si toutefois la concurrence n’était pas catastrophique comme elle l’était au Dix-neuvième siècle, c’est, au-delà d’une demande en très forte expansion[8] , en raison du poids encore élevé des majors et surtout du poids de l’OPEP qui décidait de la production et de sa répartition (les quotas des pays producteurs) entre Etats Pétroliers maitrisant de grandes compagnies publiques.
Les choses vont se transformer avec l’irruption d’un nouveau géant : les USA dont la production journalière rejoint présentement celle de l’Arabie et celle de la Russie[9]….dans un contexte – crise oblige- de demande quasi constante.
L’irruption massive des USA peut-elle réenclencher, à l’échelle planétaire, la concurrence catastrophique qui assombrissait la Pennsylvanie du dernier tiers du dix-neuvième siècle ?
Si le contexte est différent -les compagnies sont enkystées dans des Etats qui sont aussi acteurs- la baisse de prix constatée en cette fin 2014 entraîne des conséquences très négatives pour la plupart des acteurs : chute gigantesque des revenus des grands Etats pétroliers dont les entrepreneurs politiques se reproduisent au pouvoir par la redistribution de la rente : OPEP, Russie, Venezuela, etc[10]. Mais aussi, mise en difficulté de l’ensemble des gisements marginaux américains dont les coûts unitaires sont beaucoup plus élevés qu’au Moyen-Orient,[11]avec la particularité déjà constatée en Pennsylvanie au dix-neuvième siècle : beaucoup de gisements nouveaux nord-américains relèvent d’une mise en exploitation financée par de la dette que les banques titrisent… d’où des risques financiers[12] dans le cadre d’un marché type high yield que l’on dit généralement peu liquide.
La présente littérature qui prend souvent position dans ce qu’elle croit être un jeu entre Trois grands acteurs Russie, Arabie, USA, avec alliance de 2 contre 1 ne se rend pas compte du fait que si une concurrence catastrophique devait se déclencher, avec ou sans l’aide de l’éclatement d’une bulle associée, les trois acteurs y seraient perdants.
De fait, il n’existe probablement pas de pacte, mais bien plutôt une nouvelle modalité du dilemme du prisonnier.
Face à la montée considérable de la production américaine, Russie et Arabie ne peuvent pas accepter une diminution de leur propre production pour maintenir les cours : cela réduirait tout d’abord leur part de marché et donc leurs revenus, mais cela permettrait aussi une augmentation de la part de marché américaine avec des producteurs américains qui exigent du gouvernement fédéral la possibilité d’exporter les nouvelles huiles de schiste. Il en résulte que le meilleur choix est de maintenir la production en espérant que la chute de prix soit douloureuse pour les producteurs américains qui, pris dans un piège type Pennsylvanie des années 1870, seraient acculés à la faillite. Faire chuter les prix à environ 60 dollars le baril, permettrait ainsi d’éliminer nombre de producteurs américains et rétablirait un marché jugé plus sain.
Outre que le coût de ce rétablissement est politiquement très risqué pour nombre d’Etats trop habitués aux conforts de la rente pétrolière, il n’élimine pas la possibilité pour l’Etat américain de protéger, le cas échéant, ses nouveaux producteurs par une taxation des importations de pétrole. Il n’élimine pas non plus la possibilité pour ces mêmes producteurs américains de tenir au moins quelques mois en raison d’un coût marginal qui n’est certes plus nul pour l’huile de schiste mais qui est inférieur au prix de vente, même si ce dernier est ramené à moins de 60 dollars le baril. Exactement comme le faisaient les petits producteurs de Pennsylvanie avant l’arrivée de Rockefeller.
Parce que le marché du pétrole mixe aujourd’hui des acteurs étatiques et des producteurs privés, ce qui n’était pas le cas au dix-neuvième siècle, la concurrence pétrolière ne peut pas se transformer en concurrence catastrophique et il faudra bien que les acteurs laissent toute sa place à la production américaine. Le seul espoir pour ces acteurs est que la production non conventionnelle soit un feu de paille en raison d’un épuisement très rapide des gisements.
[1] Cette « découverte » n’en est plus une aujourd’hui et, d’une certaine façon, l’économie des réseaux et plus encore l’économie numérique repose sur cette notion d’absence de charges variables dans le total des coûts de production.
[2] Ce que l’on appelait à l’époque les « 7 sœurs » : 3 américaine, 2 anglaise, une anglo-hollandaise et une française
[3] Passage par exemple de moins de 2 dollars le baril en 1972 à 11,652 dollar au 1er janvier 1973, puis à 40 dollars en 1979.
[4] Cf : Jean Claude Werrebrouck, « Evolution du marché pétrolier et nouveau partage de la rente pétrolière », Revue d’Economie Industrielle, N°34, 1985.
[5] Cf : Jean Claude Werrebrouck,« Contribution à la théorie de la rente pétrolière », Revue d’Economie Industrielle,N° 9, 1979.
[6] Cf : Jean Claude Werrebrouck, « Histoire de la concurrence entre énergies fossiles et construction de la rente pétrolière », in « Rente et structures des industries de l’énergie », PUG, collection Energie et Société, Octobre 1983.
[7] Les offreurs et demandeurs de pétrole sont aujourd’hui pour 99% d’entre-eux étrangers à l'usage de la matière première.
[8] Industrialisation rapide de ceux que l’on va appeler les « émergents ».
[9] Environ 9,2 millions de barils journaliers en décembre 2014.
[10] Avec toutefois de grandes différences selon que l’on est un Etat très peuplé et jouissant d’une rente faible ou moyenne (Venezuela, Algérie, Nigéria, etc.) ou un Etat faiblement peuplé et jouissant d’une rente considérable ( principautés du golfe, Arabie,etc.)
[11] Environ 6O dollars le baril. Notons aussi que ce coût unitaire n’a qu’un sens limité en raison de la structure des coûts complets du pétrole telle que déjà évoquée.
[12] Le chiffre de 300 milliards de dollars est souvent évoqué.