Chacun se rend compte aujourd'hui que l'on va se remettre à parler du "chemin de croix de l'Euro". Mais il est bon de savoir de quoi on parle et il est difficile de parler de la monnaie unique, de la Grèce, des réactions allemandes,etc... sans savoir ce qu'est l'essence de la monnaie. Les économistes ne parlent hélas que de ses apparences, ce qui nous entrainent vers d'irréalistes raisonnements et choix désastreux pour le plus grand nombre. Le présent texte propose un regard inhabituel sur la monnaie.
Les libertariens ont souvent évoqué les notions de banque libre et de monnaie privée[1]. Il s’agit selon eux d’un système monétaire dans lequel n’existe pas de banque centrale, ni de régulateur au sens moderne du terme c’est-à-dire autorité administrative dépendant de L’Etat. Cela implique par conséquent que l’émission monétaire est le fait de banques, une monnaie ne pouvant se prévaloir d’un quelconque Etat garantissant cours légal et pouvoir libératoire illimité. La monnaie porte aussi le nom de la banque émettrice qui entre ainsi en concurrence avec les autres établissements bancaires. Les fonctions classiques de moyen de paiement, de réserve de valeur et d’unité de compte sont ainsi cédées au marché, lequel est censé détecter la ou les banques qui assurent le mieux les dites fonctions.
Le mythe de la monnaie comme bien privé parmi d’autres.
Le point de vue libertarien est curieusement normatif alors même que ses représentants sont les seuls économistes à s’être efforcés de construire une théorie de la genèse de l’Etat et de sa nature, théorie qui ne soit pas la traditionnelle « pièce rapportée » au beau milieu des raisonnements économiques afin de les parfaire ou de les compléter. Pièce rapportée pour les néoclassiques de façon assez magique : l’Etat vient compléter et parfaire le travail des marchés, devenant ainsi la « main visible » complétant le travail de la « main invisible » ; et pièce rapportée tout aussi magique pour les keynésiens : l’Etat vient corrigeant les faiblesses du marché, et devenant ainsi la béquille du capitalisme.
Curieusement, parce que les libertariens pensent savoir quelle est la vraie nature de l’Etat : un objet social immortel et surtout inattendu (donc involontaire) issu de l’interaction sociale volontaire, ils proposent des solutions peu probables en matière d’organisation monétaire et financière. Peu probables en ce sens que logiquement le fonctionnement des marchés politiques qu’ils décrivent assez correctement ne peut pas déboucher aisément sur des banques libres et une monnaie privée. Nous verrons au contraire que la monnaie, en raison même de la nature profonde du pouvoir est un objet politique complètement central…même si cet objet est parfois confié – au moins partiellement- à des banques privées, mais toujours régulées par une autorité.
C’est ce qui explique qu’empiriquement, banques libres et monnaie privée furent des objets assez rares et dont l’existence était éphémère. A cet égard, les ouvrages et articles qui soutiennent le caractère courant de la liberté d’émission[2] dans des espaces devenus réellement marchands, doivent être réévalués et dans bien des cas, les banques libres disposaient de monopoles légaux, ce qui était notamment le cas de la Banque de France de Napoléon qui n’était pas vraiment libre…ni bien sûr banque centrale. Dans d’autres cas, les banques dites libres étaient probablement davantage des concessions politiques au regard de régions encore insuffisamment soumises à un pouvoir central, ce qui peut correspondre à la situation des banques libres d’Ecosse. Précisons enfin que l’absence de banque centrale ne signifie pas banques libres. Il peut en effet exister d’autres formes de tutelles y compris aux USA d’avant la création de la FED.
La monnaie comme « belles histoire » à raconter aux étudiants
Les manuels d’économie délivrés aux étudiants sont souvent plus sobres en ce qui concerne la monnaie. Dépourvus généralement de références ethnologiques et sociologiques, et sobrement pourvus de références historiques, la genèse de la monnaie y apparait comme belle histoire de l’aventure de l’échange marchand, échange lui-même peu expliqué, et qui se borne à la problématique du dépassement du troc, dépassement faisant émerger un équivalent général appelé monnaie. Marx, grand dénonciateur, avec sa « Critique de l’Economie Politique » n’ira pourtant pas plus loin avec une monnaie qui ne cristallise que de la valeur travail et assure les « métamorphoses de la valeur ».
La monnaie n’est pas un bien public.
Le souci classificatoire reposant sur la distinction bien privé/ bien public ne nous aide pas non plus beaucoup pour repérer la nature profonde de la monnaie. Si la monnaie permet l’échange privé et se trouve faire l’objet d’une appropriation privative, on sent bien aussi son caractère social et donc public, puisque sa valeur et sa capacité à circuler dépendent fondamentalement d’un consensus social. Son utilité en quelque sorte dépend du regard d’autrui, ce qui n’est pas le cas d’un bien réellement privé.
Mais la monnaie ne relève pas non plus véritablement de la théorie des biens publics. Le principe de non exclusion ne s’y constate pas : si on ne peut exclure l’usage d’un panneau de circulation routier, l’accès à la monnaie est plus problématique pour celui qui n’a pas les moyens de s’en procurer par le travail, le capital, la famille, etc. De la même façon, le principe de non- rivalité n’est pas respecté et les économistes évoquent par exemple, à offre de monnaie constante, l’effet d’éviction pouvant être engendré par un Etat trop accapareur d’épargne au détriment d’investisseurs privés.
La monnaie comme simple bien mis sous tutelle.
Les juristes seront d’un bien meilleur secours pour, au moins empiriquement, qualifier la monnaie. A cet égard la notion de service public selon la définition donnée par Léon Duguit est riche d’intérêt. Selon ce publiciste : « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé, et contrôlé par les gouvernants parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est d’une telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par les gouvernants est un service public ».
Il est à priori possible, relativement à la monnaie, de contester une telle définition qui, rédigée au 19ième, apparait inactuelle, voire à bien des égards erronée. Ainsi les monnaies locales assurent l’interdépendance sociale et fonctionnent fort correctement sans les Etats. Conçues pour assurer l’interdépendance sociale (elles ne libèrent jamais) les Etats y apparaissent complètement inutiles. Toutefois les monnaies dites modernes sont d’une autre nature, car elles sont réserves de valeur et sont de la liberté (« liberté frappée » disait-on autrefois).
Parce que l’interdépendance sociale n’est plus faite de réciprocité volontaire et directement visible pour les acteurs, il faut bien une extériorité venant garantir la réserve de valeur ou le réel pouvoir libératoire de l’instrument monétaire. Dans le cas de la monnaie locale il y a auto production du lien qui fait société. Dans le cas de la monnaie moderne c’est un extérieur qui doit produire la confiance dans l’interdépendance sociale. La monnaie doit donc être effectivement un bien mis sous tutelle. De ce point de vue Léon Duguit et son idée de service public exprime bien une réalité indépassable de la monnaie moderne, idée qui sera repris bien plus tard par Richard Musgrave (1957) sous l’expression de « bien tutélaire ».
Aller plus loin pour comprendre la nature de la monnaie.
Nous voudrions aller beaucoup plus loin et montrer que cette dernière idée -la monnaie comme bien tutélaire- désigne une réalité beaucoup plus fondamentale toujours masquée, à savoir que la monnaie est un objet politique central dont le devenir historique est sa progressive dégradation en objet aux apparences simplement économiques. Et donc une apparence redevable de l’analyse économique. Mais une dégradation ne signifie pas pour autant, un changement de nature.
Historiquement, à l’aube de la naissance du politique et de l’Etat, le pouvoir s’annonce comme instance récupérant les propriétés de l’universalisme de toute religion, à savoir l’idée de dette des hommes vis-à-vis des puissances de l’au- delà. Ce qui était de l’ordre de la dette de vie envers les dieux, devient endettement généralisé envers un pouvoir violent : un « coup d’Etat fondant l’Etat » selon une expression devenue célèbre[3]. Les formes de la dette nouvelle sont autant de sacrifices variés en qualité et en quantité de violence: dette de sang, esclavage généralisé, tribut divers, corvées, impôt.
L’impôt moderne monétaire, trouve ainsi ses racines dans le remplacement du religieux par le politique. Mais la partie de la dette appelée impôt monétaire, n’est vraiment dette que si le pouvoir a la capacité de se faire payer en une monnaie qu’il a choisi, c’est-à-dire celle qu’il contrôle. Si tel n’était pas le cas, le pouvoir prendrait le risque de se faire payer – la dette des sujets- en une monnaie non admise par ses créanciers, ce qui reviendrait à une libération des sujets vis-à-vis de l’impôt. Par exemple on voit mal un Etat acceptant de se faire payer en monnaie locale que l’on pourrait imprimer et qui ne correspondrait qu’à fort peu d’utilité pour lui, tant la monnaie locale échappe à l’universel recherché par l’Etat. Parce que ce dernier exige l’universel seul susceptible de maintenir l’intégralité de la dette des sujets, il ne peut accepter qu’une monnaie parfaitement convertible. Plus concrètement encore, on voit mal un commerçant algérien implanté en France payant ses impôts au Trésor français en Dinars…inconvertibles…
La monnaie est le cœur du réacteur du pouvoir en formation
On peut ainsi dire, et ce à l’appui des thèses néochartalistes que la monnaie moderne, avec toutes ses caractéristiques, est historiquement la forme choisie par le pouvoir pour le règlement de la partie de la dette des sujets appelée impôt .
Toujours sur le plan historique, la forme choisie par le pouvoir est celle qui rend sa créance la plus universelle c’est à dire la plus liquide possible. Concrètement, parce que le pouvoir exerce des fonctions guerrières coûteuses et qu’il est souvent amené à effectuer des paiements au profit d’autres pouvoirs extérieurs à lui, la forme choisie ou élue -par tous les pouvoirs politiques - sera le métal.
Il est faux de dire que le métal est une valeur en soi comme pourra l’énoncer Marx et bien des économistes. Le métal est simplement la liquidité universelle qui, spontanément, a généré de l’inter action sociale. Et de la liquidité universelle qu’il affiche découlera sa fonction réserve de valeur. Liquidité universelle et réserve de valeur sont indissolublement liées.
Ce créancier universel qu’est l’Etat en formation peut aussi contracter des dettes envers d’autres pouvoirs, mais aussi envers des personnes qu’ils ne contrôlent pas et qui pourtant sont d’une grande utilité. Il s’agit des mercenaires que l’on rétribuera en métal. Les mercenaires utiliseront ainsi le métal pour leurs dépenses auprès des sujets endettés, sujets endettés qui paieront l’impôt à partir des dépenses des mercenaires.
Le cercle est ainsi bouclé, et le Circuit du Trésor cher à François Bloch Lainé n’est pas une invention de l’Administration française de l’après seconde guerre mondiale, mais le cœur même de toute "chaudière étatique en formation".
Il apparait ainsi que la nature profonde de la monnaie, ce qui constitue en quelques sorte son identité au sens génétique du terme, est fondamentalement politique. Ce n’est pas un bien mis sous tutelle par le pouvoir une fois que celui-ci est né. Il est le moyen de son engendrement et de la violence qu’il génère. C’est la raison pour laquelle la monnaie doit plutôt être désignée comme objet politique central : elle est ce qui a fait l’Etat. Et elle est aussi l’objet qui en assure son maintien. Telle est sa marque biologique qui permet de bien comprendre les évènements historiques qui la concerne. Elle permet aussi de comprendre ce qui souvent n’est plus discuté, et surtout plus mis en avant, avec l’évolution du pouvoir vers sa forme Etat de droit : « Battre monnaie est un attribut de la souveraineté ».
[1] On pourra citer bien sûr Friedrich Hayek, mais aussi David Friedman ou Pascal Salin. On trouvera en fin d’article une courte bibliographie.
[2] Parmi eux citons Lawrence H White (1995), Kevin Dowd, ou Kurt Schuler.
[3] Cf l’analyse de Pierre Clastres dans « La société contre l’Etat » ,Minuit,Paris,1974.