Il n’est pas question ici de revenir sur le grand thème de la nature de l’Etat. Nombre d'articles de ce Blog l'ont évoqué. Disons simplement que les Etats sont des entités qui disposent d’un certain nombre de caractéristiques qui en constituent leur essence.
L’essence des Etats
1) Ils sont historiquement nés dans l’espace du sacré ou du religieux, et se sont nourris de l’idée de dette et de sacrifice.
2) Ils sont en conséquence des « extériorités » par rapport aux êtres qu’ils surplombent.
3) Ils sont un enjeu de pouvoir et sont ainsi soumis au phénomène de « capture » (utilisation de la contrainte publique à des fins privées).
4) Les formes historiques de capture définissent les rapports juridiques entre acteurs.
5) Le fonctionnement normal des Etats (logique de capture des règles émises) suppose la définition d’un lieu d’exercice (territoire borné par des frontières) et la définition du groupe de participants (peuple).
6) Le fonctionnement normal suppose le principe général de souveraineté : hors exceptions, il ne peut y avoir de pouvoir au-dessus de l’Etat.
7) Les Etats créent des outils fondamentaux nécessaires à la validation de la souveraineté.
Marxistes et libéraux se rejoignent dans cette présentation de ce qu’on appelle : « l’Etat » Ces principes naturellement très abstraits doivent être revêtus de chair pour se rapprocher des réalités concrètes. Historiquement la capture brutale par un individu ou un clan peut être remplacée par des formes beaucoup plus sophistiquées où le prince se trouve au service de groupes plus ou moins complexes qui voient dans les services rendus la légitimité de son pouvoir. Le prince, où plus généralement le personnel politique peut lui-même être capturé par des forces étrangères qui capturent la souveraineté de l’Etat considéré : principe de « souveraineté limitée » dans l’ancienne URSS, bourgeoisie ou administration comprador, etc.
La souveraineté en Démocratie
Ce qu’on appelle démocratie est la forme la plus acceptable et probablement indépassable de la capture : la participation à l’orientation et à l’émission des règles du jeu social est le fait d’un très grand nombre d’individus qui se trouvent sous la coupe de l’Etat (une majorité) et cette participation est renégociée à intervalles réguliers par le biais d’une procédure élective.
En dehors des règles propres à un Etat, il peut exister des règles issues de relations entre Etats. Certaines ont une vocation universelle (Déclaration des droits de l’homme), d’autres une vocation plus spécifique. Les formes les plus achevées de la démocratie intègrent ce champ du droit. Par exemple, quelles que soient les modalités de la capture, il est probable qu’en cas de démocratie achevée, aucune règle interne ne pourra s’appuyer sur le renoncement aux droits de l’homme dans la version la plus universellement acceptée. C’est dire que le « démos » intègre des règles issues d’espaces dépassant les frontières. Dans ce cas, il existe un universel ou une extériorité qui dépasse cette autre extériorité qu' est l’Etat considéré.
D’autres, moins universelles, vont concerner ce qu’on appelle des Traités, lesquels vont modifier les rapports juridiques internes en ce qu’ils peuvent, sous certaines conditions, être une autorité supérieure aux lois. Ils peuvent également dans certaines circonstances entrainer une modification de la norme supérieure qu’est la Constitution d’un Etat.
Dans le cas des démocraties les plus évoluées, la notion très idéologique d’intérêt général fait reculer le principe général de capture à son niveau d’intensité la plus faible. Ce sera par exemple le cas lorsque les activités de lobbying sont particulièrement encadrées par les règles démocratiques. Par contre, la capture ne disparait jamais, et même en démocratie évoluée, la minorité peut toujours se considérer victime de la majorité.
Parmi les critères qui permettent de mesurer la consistance d’une démocratie, il y a bien sûr l’étendue du droit de vote : l’existence ou non d’un « cens » (point de vue de Sieyès) ou, selon la formule de John Rawls, le niveau plus ou moins égal de la distribution de biens premiers aux divers membres de la communauté, etc. Bien évidemment les conceptions étroites d’une participation permettent l’élévation des niveaux de captures possibles.
L’Europe ou la « souveraineté limitée »
Au-delà, et sans doute d’une actualité très brulante, il y a la contestation ou non du résultat du vote. Non pas contestation pour non-conformité de la procédure mais tout simplement parce que des acteurs, en dehors de la communauté, se pensent en droit de mettre en cause le résultat. Très concrètement les autorités européennes ont–elles le droit de contester les résultats d’un vote démocratique en Grèce, ou aujourd’hui en Pologne,ou demain celui du référendum auc Pays-Bas?
Au niveau formel, le seul pouvoir qui serait au-dessus du suffrage populaire est celui qui s’impose à tous en raison de l’universalité d’une règle, par exemple le respect des droits de l’homme. On pourrait ainsi concevoir que tout vote démocratique ne respectant pas les droits de l’homme puisse être contesté par une instance supérieure au nom d’un principe universellement admis. Toutefois si le vote n’est en aucune façon réprimé, qu’il respecte la distribution égale de biens premiers au sens de Rawls, il y a fort peu de chance qu’un suffrage aboutisse à un résultat réprimant tous les acteurs, c’est-à-dire une règle universellement admise. En démocratie avancée l’Etat est un universel qui accepte l’englobement dans un universel plus large.
A contrario il en découle que les règles non universelles, par exemple un traité type Traité de Lisbonne, ne sont pas opposables au « Démos ». Le Traité engage tant qu’il n’est pas dénoncé par le suffrage universel. La souveraineté, au sens aujourd’hui de souveraineté populaire, ne peut donc pas fixer de limite au résultat d’une élection. C’est dire que si un résultat conteste telle ou telle règle d’un ensemble appelé Traité, ce dernier doit être impérativement revisité.
La pratique actuelle qui vise à inscrire les débats internes aux pays européens dans des limites fixées par les Traités est ainsi contestable et les acteurs, bien que respectables, sont néanmoins… « compradors ». Tel est le qualificatif qui doit caractériser les dirigeants de tous les partis politiques classiques des pays européens.
En économie de marché, dans le cadre de sa version la plus libérale, on ne conteste pas les résultats du jeu économique qui s’expriment par un ensemble de prix : taux de salaire, taux de l’intérêt, rentabilité du capital, prix de toutes les autres marchandises…..avec la répartition du revenu national qui en découle. La même autorité bruxelloise qui promeut et veille aux règles du jeu de l’économie de marché, et qui s’interdit de contester les résultats du jeu au nom de la « concurrence libre et non faussée », est ainsi schizophrène : elle ne conteste pas les résultats du jeu économique mais conteste les résultats du jeu politique. Incontestabilité des résultats des jeux économiques et contestabilité des résultats des jeux politiques. Curieuse vision qui ferait de l’économie une souveraineté hors sol écrasant celle des Etats. Ce qui pose encore la question des règles : sur quelles forces s’appuient les règles du jeu économique si les Etats sont démonétisés ? Le marché peut-il engendrer les règles du jeu du marché ? Marx aurait-il raison en classant le juridico-politique au rang de « superstructures » reposant sur « l’infrastructure » économique ?
Encore une fois curieuse vision, mais aussi force dénonçant l’idée même de souveraineté politique.
Mais cette dénonciation sera plus opérative encore en détruisant un outil fondamental de la souveraineté : la monnaie.
(A suivre)
Le système de l’étalon or au dix-neuvième siècle sera ainsi le point d’aboutissement quasi naturel de l’affirmation des Etats (verticalité) baignant dans un espace marchand devenu international (horizontalité d’une première mondialisation).