L’outil pivot de tout Etat non comprador : la monnaie.
La monnaie est historiquement une affaire de « Demos » et d’Etat.
La première capture du détenteur du pouvoir étatique est d’abord celle de son peuple qui devient « endetté » vis-à-vis du prince. Et ce dernier se doit d’être souverain afin d’obtenir un vrai monopole, c’est-à-dire un pouvoir incontestable aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur d’un espace délimité par ce qui deviendra des frontières.
Rapidement, au-delà des formes les plus brutales de l’exploitation des « endettés » le prince choisit une forme de règlement de la dette : un objet appelé « monnaie » dont les caractéristiques sont fixées par le prince et la première fonction le paiement de l’impôt (dette envers le prince). C’est le prince qui fixe la forme dans laquelle se paie l’impôt, c’est donc lui qui fixe la monnaie de paiement, une monnaie de paiement qui pour lui doit être la liquidité la plus absolue
La concurrence, notamment guerrière, entre Etats en formation aboutit à la naissance d’une substance universelle porteuse de la liquidité la plus absolue : le métal précieux support des monnaies étatiques. Réserve de valeur, la monnaie est thésaurisable et, en conséquence, soumise au phénomène de rareté et donc de lutte pour son accès.
La monnaie complétement publique et complètement politique devient « équivalent général » et réserve de valeur. Elle peut donc servir à la circulation et à la construction des richesses privées. Conçue dans la « verticalité » (la violence du pouvoir) elle devient aussi un outil de « l’horizontalité » (un objet facilitant les échanges et la prospérité marchande).
La rareté et la lutte pour son accès facilitent - plus de dix siècles après sa naissance- les premières formes d’émission de monnaie reposant sur des paris bancaires : la monnaie fiduciaire. C’est aussi les premières formes de privatisation classique de la monnaie. Le prince émet de la monnaie (atelier des monnaies) et en fixe les caractéristiques (dénomination, cours légal,). A ce titre il manipule cet objet de puissance selon son intérêt. Parallèlement les banquiers s’appuient sur cette monnaie pour en émettre à titre privé. La souveraineté s’engage vers des formes de délitement et si le prince accepte l’émission monétaire privée (sans délégation de puissance publique) c’est que créancier de son peuple, il devient en raison du coût des guerres, débiteur vis-à-vis des banquiers. En acceptant la planche à billets des banquiers privés, il espère que cette liquidité reviendra vers lui sous la forme d’achat de dette publique, un phénomène qui est le témoignage de son affaissement progressif, et un affaissement qui résulte le plus souvent de la guerre entre princes.
Au final la monnaie est d’abord un outil permettant de consolider la capture de l’Etat par le prince. Elle est donc d’essence politique. Parce que cet outil n’est pas totalement maitrisable ( le prince souverain dans son propre espace est en concurrence avec d’autres souverains, et la fonction réserve de valeur engendre la pénurie monétaire) on assistera à des phénomènes de captures secondaires, celles des banquiers qui viendront ébranler la puissance du prince par des taux d’intérêt sur la dette publique. Un taux d’intérêt devenant le marqueur du délitement de la souveraineté.
Loi d’airain de la monnaie et dette
Parce que la monnaie n’a rien d’une marchandise classique, sa privatisation se heurte au problème de la convertibilité de toutes les monnaies privées entre-elles. Il faut donc un acteur facilitant la compensation et la parfaite circulation monétaire. Cet acteur qui devra surplomber tous les acteurs privés sera la banque centrale. Cette dernière, privée (FED américaine) ou publique (Banque de France) est comme l’Etat : une extériorité sur laquelle s’appuie les membres d’une communauté politique. Comme historiquement la monnaie est complètement inscrite dans le champ du politique, on comprendra aisément que les banques centrales sont à l’interface entre la verticalité politique et l’horizontalité marchande.
Emetteurs privés (banques) et émetteurs publics (monnaie légale de la banque centrale) restent dans un rapport de forces à l’intérieur d’une autre force les surplombant : le métal précieux.
La fonction réserve de valeur engendre une rareté, que les émissions monétaires privées et publiques tentent de compenser. C’est que les flux de monnaies fiduciaires émises par les banques au profit des clients privés et publics, flux eux-mêmes nourris par les émissions de la banque centrale sont de « l’argent dette » théoriquement convertible en métal.
Cette convertibilité obligatoire relève du processus historique de construction des Etats. Elle n’est bien sûr qu’une convention sociale et rien n’interdit, on le voit aujourd’hui avec le quantitative easing, de créer de la monnaie à partir de rien….
Tant que la convention "convertibilité en métal" reste socialement une contrainte pesante, ce qu’on appelle « loi d’airain de la monnaie », les Etats qui historiquement ont engendré l’outil monétaire comme instrument politique en deviennent les prisonniers. Théoriquement souverains, ils imposent la forme monétaire qui permettra le paiement de l’impôt, mais ils sont soumis au possible endettement. Parce que souverains ils maitrisent l’instrument de capture ultime, mais en même temps ils se soumettent à leur propre création.
Les détenteurs du pouvoir définissent totalement les règles monétaires, mais la loi d’airain de la monnaie pourra faire de ces capteurs ultimes de la puissance publique, des endettés soumis au taux de l’intérêt du marché : ce qu’on appelle la dette publique. Dans cette situation, le prince n’est pas le seul personnage utilisant les outils de la contrainte publique à des fins privées et se doit de partager la capture avec les titulaires de titres de la dette publique. Ce partage peut être très avantageux pour la finance et les épargnants et même en l’absence de toute crise nous aurons en France, à l’époque de l’étalon-or un service de la dette publique représentant jusqu’à 25% du total du budget de l’Etat[1].
Indépendance des banques centrales, souveraineté limitée et dette publique.
On sait que la loi d’airain de la monnaie va largement disparaitre au vingtième siècle à l’issue des deux conflits mondiaux.
Parce que les nouvelles guerres sont autrement plus coûteuses que les précédentes, les banques centrales vont quasiment fusionner avec les Trésors, les deux devenant de fait une quasi « commune extériorité » amenée à gérer la monnaie. La France sera le modèle de cette nouvelle configuration. Dès lors la loi d’airain de la monnaie disparait et les Trésors vont être directement alimentés par les banques centrales. La dette publique n’est plus une marchandise en complète surveillance par les marchés, et se trouvera marginalisée. La seule question qu’il conviendra de traiter est le rythme de l’inflation relativement à celles des autres Etats. C’est dire que cette période constitue probablement un âge d’or d’une souveraineté qui n’est plus limitée que par des considérations d’ordre géopolitiques.
La fin de l’ordre monétaire de Bretton Woods fait disparaitre la maitrise des taux de change par les Etats : l’horizontalité marchande l’emporte sur la verticalité politique et les accords de la Jamaïque (1976) consacrent la généralisation des taux de change flottants. Il s’agit là d’une capture majeure d’un outil public au service de la finance : le risque d’instabilité des taux fait naitre un immense « marché de la protection » et les premières formes du casino financier.
Cette même horizontalité marchande va exiger la libre convertibilité et donc la libre circulation du capital. L’association Banque centrale/Trésor devient incompatible avec les exigences de la mondialisation. Il faut désormais dissocier et déclarer les banques centrales indépendantes avec comme premier résultat la renaissance du marché de la dette publique, terme masquant les exigences de capture des Etats par la finance. La fin du vingtième siècle renoue ainsi avec celle du dix-neuvième : la loi d’airain de la monnaie renait. Idéologiquement vécue par les libéraux comme la « fin de la répression financière » elle correspond au renouveau de la « répression des Etats ». Symétriquement cela correspond aussi à la fin de l’euthanasie des rentiers au profit de leur épanouissement, avec cette conclusion moins immédiate : les épargnants n’aiment pas la répression financière.
La construction de la monnaie unique en Europe va inscrire dans les gènes des Etats la fin de la souveraineté et le choix du seul mode marchand de la dette publique : La finance se cache derrière une Allemagne ordo-libérale qui va exiger l’interdit radical du financement des Etats par les banques centrales.
La gestion de la crise de la dette de 2008 va progressivement faire passer les Etats européens du statut « d’Etats réprimés » (captation par la finance) à celui « d’Etats à souveraineté limitée ». Désormais, un ensemble réglementaire et institutionnel, générateur d’une gigantesque bureaucratie consommatrice de grands talents, va exiger au niveau de chaque Etat, un ensemble de « réformes structurelles » dont la mise en place ne pourra être réalisée que par des entrepreneurs politiques compardor. Se maintenir au pouvoir ou conquérir le pouvoir passe désormais par un choix prioritaire : la servitude.
La mondialisation accélératrice de la dette
Nous ne pouvons pas ici revenir sur les très nombreux articles du blog qui expliquent en quoi la dette tant décriée ne peut que se gonfler pour ralentir les effets déprimants de la mondialisation. La régulation souveraine du capitalisme avec un Etat souverain keynésien chargé d’assurer l’équilibre entre offre globale et demande globale disparait. Désormais à l’échelle planétaire les salaires perdent leur double caractéristique de coût (ils sont une charge dans le compte d’exploitation) et de débouché (les salariés achètent une partie de la production et sont ainsi source d’un chiffre d’affaires). En mondialisation ils ne sont plus qu’un coût qu’il faut continuellement surveiller pour être compétitif. Le résultat est un déficit structurel de demande globale qui ne peut être compensée que par une distribution croissante de crédits. Des sommes croissantes « d’argent dettes » sont émises par la finance pour combler un déficit de débouchés. Les revenus salariaux ne peuvent, en raison de la mondialisation, faire face à la masse croissante de crédits et nous retrouvons le scénario bien connu des « subprime ». Scénario américain de bulle spéculative auquel va suivre aujourd’hui sa contrepartie chinoise : les colossaux crédits pour maintenir coûte que coûte la croissance chinoise se sont transformés en « bulle industrielle » c’est-à-dire en usines aux capacités très excédentaires par rapport aux débouchés. Largement issue de la fin des souverainetés, l’immense dette planétaire laisse ses empreintes : trop de maisons, trop de chômeurs, trop d’usines….De ce point de vue la zone euro est une excellent modèle réduit de la mondialisation : trop de maisons en Espagne ou en Irlande, trop de chômeurs en France, trop d’usines en Allemagne…
Les empreintes se trouvent aussi dans les bilans bancaires, lieu de l’explosion ou de l’incendie qui fut maitrisé par la reprise des dettes devenant dettes publiques d’Etats désormais non souverains, Etats dont les gouvernements comprador sont devenus otages de la finance.
Résumons-nous :- Lorsque l’histoire globale débouche sur la fin de la loi d’airain de la monnaie, la souveraineté peut déboucher sur la répression financière, l’euthanasie des rentiers et des épargnants, et un contrôle étroit de la dette. La contrepartie est la stabilité économique porteuse de croissance.
- Lorsque maintenant l’histoire globale débouche sur le rétablissement de la loi d’airain et la financiarisation du monde, la souveraineté s’efface, laisse aux commandes publiques un personnel politico administratif comprador, rétablit l’impérium de la dette , la fin de la « répression financière, l’affermissement de la rente et possiblement de l’épargne. La contrepartie est l’instabilité économique croissante.
( A suivre)
[1] Cf Rapport annuel de la dépense publique 2012; Bercy.