Les conclusions des parties 1 et 2 de notre article montraient que la souveraineté empêchait l'émergence d'une dette incontrôlée et qu'à l'inverse c'était la perte de souverainté qui était porteuse de dette non maitrisable. Plus simplement, ce n'est pas la dette qui fixe les limites de la souverainete, mais la souveraineté qui fixe les limites de la dette.
De ce point de vue les "quantitative easing" entretiennent beaucoup de confusions et ne permettent pas d'en finir avec la nouvelle loi d'airain de la monnaie.
Les QE classiques: ou le cataplasme sur une jambe de bois.
En première approximation on pourrait penser que les QE sont un contournement astucieux pour anéantir la nouvelle loi d’airain de la monnaie. En effet, l’achat massif de titres publics permet de maintenir les cours de la dette publique et donc les taux. C’est ainsi que certaines émissions de dette souveraine se font aujourd’hui à taux nul voir négatif. Une telle réalité signifie que les créanciers louent de fait un « service de coffre-fort » dans un monde incertain et que les souverains s’approvisionnent -comme au beau milieu du siècle passé- à prix nul.
Mieux, le QE semble déguiser le « souverain comprador » en lui prêtant les vieux habits de l'antique souverain créancier détenteur de mines métalliques et « d’ateliers des monnaies ». C’est ainsi que la FED est devenue, depuis la fin de l’année 2008, un gigantesque fonds d’investissements venu grossir de 4000 milliards de dollars le bilan de la Banque centrale et, qu’à ce titre, elle a engrangé au profit du Trésor 536 milliards de dollars…. De quoi, comme au bon vieux temps, nourrir des investissements fédéraux[1]…. Et si cette réalité devait s’épanouir, imaginons avec quelle aisance le parc électronucléaire d’EDF pourrait être reconstitué, alors que cette perspective est aujourd’hui, dans un monde financiarisé, complètement impossible… et pose un énorme problème pour l’avenir[2]…..
La réalité est bien sur différente. Les QE ne sont que les béquilles d’une dette qui continue de croitre. S’agissant de la BCE les objectifs de lutte contre la déflation et de soutien à la croissance ne sont pas atteints. Il y a même aggravation. Le QE de la BCE ne semble pas non plus développer des effets de richesses sur les cours boursiers et l’immobilier. Le taux de change abaissé par le QE n’a pas non plus – probablement en raison d’une élasticité faible - entrainé un fort développement des exportations
Par ailleurs l’analyse fine de l’évolution de la masse monétaire et de ses composantes permet de constater plusieurs phénomènes :
- La vitesse de circulation de la monnaie diminue et traduit le peu d’attrait pour la consommation et l’investissement.
- Les réserves excédentaires des banques devenues considérables avec le QE restent très largement de la monnaie centrale malgré la taxation des réserves par la BCE. C’est dire que le QE ne débouche pas sur les investissements recherchés. C’est dire aussi que la création monétaire par les banques reste – quoiqu’il arrive - un phénomène endogène reposant sur la demande de crédit. Ainsi le QE se heurte au mur de la demande, d’où le maintien des réserves excédentaires.
- Les taux de l’intérêt proposés par les banques ne suivent pas les taux directeurs de la banque centrale en raison de la mauvaise santé du système bancaire : les « Non performing loans » représentent encore en 2014 9% de PIB de l’euro zone ….et parait-il 200 milliards de dollars pour les seules banques italiennes[3]….banques qu’il faut aujourd’hui sauver avec de nouvelles dettes publiques…
Au-delà, la conjonction des QI fait qu’aujourd’hui les liquidités émises, représentant 30% du PIB mondial[4], sont à la recherche de rendements que les banques centrales ont muselé. D’où des déplacements considérables de capitaux déstabilisants pour l’ensemble des taux de change, avec aujourd’hui des effets inquiétants sur la dette des pays émergents, laquelle a été multipliée par 10 depuis 2009 sous l’impact de la conjonction mondiale des QE. D’où aussi la recherche de « high yields » enfermés dans des marchés étroits, donc soumis à l’illiquidité potentielle[5]. D’où des produits de couverture – tel le « fixed income »- de plus en plus importants et de plus en plus couteux. D’où aussi des montages incorporant des leviers de plus en plus risqués.
Cet ensemble de circonstances crée finalement un environnement peu propice à l’investissement réel des entreprises lesquelles ne souhaitent pas prendre de décisions de long terme dans un environnement de plus en plus instable... et un environnement... de fait provoqué par la banque centrale....
Au final les QE, tels qu’ils sont jusqu’ici conçus, ne sont pas l’instrument miracle permettant la stabilisation du monde. Ils ne font qu’engendrer des bulles et une volatilité généralisée des cours boursiers, indices et taux de change.
Le QE réel ou « helicopter money»: autre cataplasme sur une jambe de bois
La solution consisterait à passer par un QE finançant directement l’économie réelle : donner aux gouvernements, aux entreprises, aux ménages. Cette solution[6] n’est pour autant pas réaliste et ce à plusieurs titres :
- En premier lieu, s’agissant des Etats, cela reviendrait à l’achat de titres sur le marché primaire de la dette ce qui est interdit par les traités. On peut d’ailleurs observer l’opposition des autorités allemandes qui voient dans l’actuel QE de la BCE, une tentative de mutualisation de la dette publique et donc de « fédéralisme souterrain » métamorphosant les dettes publiques secondaires en « eurobonds ». Il est donc clair que l’Allemagne interdira avec radicalité tout QE finançant directement les Etats.
- En second lieu le déséquilibre externe des pays de l’Europe du sud n’est pas corrigé. Il aurait même tendance, au moins dans un premier temps à s’accroitre avec l’augmentation de la demande globale. Sans l’arme du taux de change permettant de reconstituer une aire de production dans le sud, le QE réel renforcera le décalage entre la production locale et l’absorption correspondante…et donc le tant décrié positionnement « club-med » des pays correspondants… Historiquement, il serait important de se rappeler que le plan Marshall de l’après seconde guerre mondiale ne fut une réussite que par le biais d’un taux de change parfaitement maitrisé et ajustable.[7]
Le « vrai » QE : celui du souverain décidé d’en finir avec la dette.
Il passe par le retour des banques centrales nationales dans le giron des souverainetés.
La fin de l’indépendance de la Banque centrale est d’abord un geste refondateur qui détruit l’Etat de Droit en vigueur - celui des traités validés par le parlement- par une décision. Le souverain est celui qui nie un ordre –ici le chaos de la crise- pour redéfinir un autre ordre public[8].
Cet autre ordre défini par un acte souverain doit changer la grille de lecture des faits et permettre de contester, le plus simplement du monde, des affirmations erronées que l’on enseigne dans les universités et que tout le monde accepte encore dans l’ordre épistémologique dominant :
- Il est possible d’émettre de la monnaie sans achat d’actifs,
- une banque centrale n’a pas besoin de fonds propres,
- l’idée de fonds propres négatifs n’a aucun sens,
- le passif d’une banque centrale n’est pas exigible,
- la nécessaire recapitalisation d’une banque centrale n’existe que dans la tête des ordo-libéraux allemands,
- il n’existe un marché surveillé de la dette publique que dans un ordre institutionnel qui a bien voulu le créer de toutes pièces et en faire un théâtre de gesticulations sans fins,
- il n’est pas nécessaire de disposer d’une Agence France Trésor,
- etc.
La redéfinition souveraine de l’ordre monétaire peut mettre fin à nombre de captures de l’Etat, que la démocratie dans sa phase entropique, avait laissé s’épanouir. De nombreux textes de ce blog ont déjà esquissé l’acte de refondation monétaire, citons en seulement quelque éléments :
- D’abord le retour à la verticalité avec la monnaie pleine et le monopole de la création monétaire par une banque centrale devenue obéissante.
- Mais un retour ne rétablissant pas le faux monnayage du tyran de naguère. Le rétablissement de la souveraineté doit s’accompagner d’une authentique démocratie avec une fin de capture des outils de la contrainte publique par un entrepreneuriat politique comprador professionnalisé.[9]
- La vente aux enchères de monnaie nouvellement créée par la banque centrale et le profit correspondant ( taux de l’intérêt) versé sur le compte du Trésor à la banque centrale.
- Un système bancaire qui peut être complètement privé et libre, mais divisé en 3 groupes selon le modèle proposé naguère par Maurice Allais.
- Une limitation drastique des activités de casino, ne laissant y entrer que les acteurs économiques réels,
-etc.
Bien évidemment, il y aura à gérer les soubresauts de l’ordre détruit.
(A suivre)
[1] Cf Le Monde du 13 janvier 2016.
[2] Pour le seul renouvellement du parc les besoins se montent à 55 milliards d’euros.
[3] Cf « Le Monde » du 22 janvier 2016.
[4] Elles ne représentaient que 9% du PIB mondial à la fin des années 90
[5] Sur ces questions on pourra se reporter au dernier ouvrage de Patrick Artus et Marie Paule Viard : « La folie des Banques centrales », Fayard, 2016.
[6] Il s’agit d’une solution proposée par le N° 88 (27 janvier 2016) de « Flasheconatixis » : « Faire mieux avec la politique de la zone euro que le QE »
[7] Sur ce point on pourra aussi se rapprocher de l’article publié le 30 juillet 2015 concernant la Grèce :
http://www.lacrisedesannees2010.com/2015/07/le-monstre-euro-explique-aux-citoyens-qui-veulent-comprendre.html
[8] On est ici renvoyé à Carl Schmitt dans son ouvrage : « Théologie politique » Gallimard, 1988.
[9] On aura des précisions sur ce point en revenant sur l’article : http://www.lacrisedesannees2010.com/preview/650bbb2e8c8beb96c173a6b8baa1e56826cbfe7d