Dans un monde sans frontières et surtout sans taux de change comme la zone euro, le pays historiquement le plus industrialisé et le plus compétitif, c’est-à-dire l’Allemagne, peut sans gros efforts se constituer des surplus extérieurs sans cesse croissants. Il se trouve pourtant que la montagne de surplus devient un risque majeur pour le vivre ensemble en Allemagne.
N’évoquons pas ici, la question de l’émergence -« le big bang »- de ce surplus qui passe par une foule de choix dont celui de la déflation salariale ou de la fiscalité mise en place au début des années 2000. Plaçons-nous au contraire dans le circuit concret de son entretien et de ses dangers.
Classiquement, les excédentaires exportations allemandes sur le reste de la zone et en particulier le sud, devaient être payées par des clients qui, eux, situés dans des zones qui ne disposaient pas des ressources pour exporter vers l’Allemagne. Clairement ils ne disposaient pas des réels moyens de paiement nécessaires à leurs achats de produits allemands. C’est donc avec des revenus insuffisants que l’on va acheter les exportations allemandes. D’où l’idée de dette. Il n’y avait surplus net de l’Allemagne que parce qu’il y avait déficit net du sud.
Le circuit des marchandises et de la dette devenait alors très simple, le canal emprunté évoluant dans le temps avec le volume de la dette.
Première forme : Des banques du nord, allemandes ou non, qui s’installent directement ou indirectement dans le sud, peuvent prêter à des acheteurs du sud lesquels importeront des marchandises allemandes. Avec cet argent, les fournisseurs allemands pourront faire face à leurs charges, pourront investir, moderniser leur outil de production. Au-delà ils pourront aussi se constituer une épargne qui par exemple s’investira dans des fonds de pension, pouvant eux -mêmes recycler l’épargne constituée dans des crédits aux banques du nord effectuant des prêts dans le sud. Bien évidemment, la solidité du circuit n’est garantie que si les acheteurs du sud restent solvables.
Or, si certains d’entre eux le sont, globalement le groupe des acheteurs de marchandises allemandes ne l’est pas car leur pays ne produit pas les revenus nécessaires. Il faut donc qu’en permanence de nouveaux crédits soient offerts afin de permettre le règlement des dettes antérieures….et le paiement des factures des exportateurs allemands…
Seconde forme : Une façon privilégiée de boucler le cercle permettant le grossissement du surplus allemand est de solvabiliser les acheteurs de marchandises allemandes par du déficit budgétaire : les Etats du sud embaucheront des fonctionnaires, se livreront à de lourdes dépenses au profit des citoyens lesquels -bardés de revenus non économiquement créés- pourront continuer à alimenter le surplus allemand. La dette publique ainsi émise pourra être achetée par des fonds de pension allemands accueillant la nouvelle épargne allemande résultant du grossissement du surplus allemand. Et si le surplus allemand se pérennise et s’accroit vis-à-vis du sud, alors logiquement la dette du sud doit tout aussi logiquement augmenter. Bien sûr il pourrait être mis fin au surplus s’il existait une barrière aux exportations allemandes (droits de douane, quotas, dévaluation, contrôle des changes, etc.), mais chacun sait que ces barrières sont interdites par les Traités et n’ont aucun sens sous le règne de l’euro. Et bien sûr cette fin du surplus serait aussi la diminution de la dette…et de l’épargne allemande figurant sous la forme de titres de dettes.
Troisième forme : Les choses peuvent encore devenir plus folles, et si les banques du sud commencent à voir que la dette devient trop importante et trop risquée, alors il serait bon d’assurer un minimum de sécurité en impliquant directement les banques centrales. Globalement, les banques centrales des pays dont les citoyens achètent le surplus allemand, vont financer les banques de leur Etat, voire l’Etat lui-même, ce qui signifiera qu’elles s’endettent auprès de la BCE…. dont le principal actionnaire est l’Etat allemand. Nous avons là toute l’inquiétude qui se manifesta à propos des soldes « TARGET2 ».
Les allemands ne sont pas nécessairement dupes et se rendent compte - depuis longtemps- de la folie du dispositif. Un certain vivre ensemble ne peut se constituer en Allemagne (plein emploi) que sur la seule base d’un mercantilisme qui lui-même ne peut s’avérer que de plus en plus fragile et contestable.
Le relatif contrat social allemand repose sur les exportations qu’il faut à tout prix maintenir, en contenant les salaires internes, en rétablissant un impérium sur le centre de l’Europe[1] , en maintenant un euro, gros pourvoyeur de compétitivité par son taux de change[2], etc. Mais en même temps les plus lucides savent aussi qu’il faut un impérium y compris au détriment des grands voisins en veillant à ce qu’aucun transfert ne se manifeste au profit de ce grand déficitaire qu’est la France. Que diraient les électeurs allemands si - déjà soumis à la rigueur salariale- devaient au-delà s’acquitter de taxes supplémentaires au profit d’européens du sud voire de certains pays situés plus au nord ?
Aucun transfert… donc chez tous les pays clients des politiques restrictives…. qui, pourtant, réduisent le terrain de jeu du surplus potentiel qu’il faut pourtant maintenir….On ne peut avoir l’ambition de n’être qu’une grosse Suisse quand il faut surveiller voire devenir autoritaire vis-à-vis de ses voisins…Et cette surveillance et cet autoritarisme sont en même temps illogiques puisque le respect intégral des « règles du jeu » transformerait les voisins en exportateurs nets…ce que l’on ne souhaite pas….On ne peut pas tous devenir exportateurs nets…..sauf si la contradiction , comme nous le verrons, est évacuée vers le reste du monde.
L’épargnant allemand ne peut, lui aussi, être dupe et commence à se rendre compte que son épargne accumulée sur le surplus ne vaudra plus rien si d’aventure les clients débiteurs se rendaient compte que la dette est tellement gigantesque que l’impérium devient un tigre de papier…Un jour, les exportations risqueront de ne plus être payées tandis que l’épargne se sera évaporée….
On peut comprendre les grandes tensions politiques plus ou moins souterraines : comment avoir un emploi correct et ne pas être concurrencé par des étrangers ? comment garantir une épargne qui nourrit les retraites ? comment maintenir le surplus ? comment ne pas redevenir une nation agressive et avoir tout le monde contre soi aux tables de négociations ?
Le débat entre les écologistes et les autres partis est certes fondamental, mais plus fondamental encore est celui entre les tenants de l’orthodoxie (épargnants vieillissants et groupe des grands exportateurs) et ceux qui veulent trouver une voie médiane permettant de sauver ce qui peut encore l’être….en militant pour un fédéralisme…de très basse intensité au sein de l’UE.
Les premiers ( Libéraux ? AFD ? autres ?) peuvent estimer, que le surplus est maintenant acquis bien davantage sur des exportations vers le reste du monde que sur des ventes à l’intérieur de la zone euro. Il est donc possible de maintenir la rigueur chez les voisins de la zone afin de n’en point subir de risques - hausse des taux sur les dettes publiques par exemple et effondrements menant à la disparition de l’euro- et maintenir les positions acquises sur le reste du monde à l’abri d’un euro dévalué.
Les seconds ( CDU, SPD, autres?) peuvent penser que la situation devient intenable et qu’une voie médiane doit être trouvée. Cette solution serait aussi favorisée par un précaire retour à une croissance tirée par les exportations non plus de la seule Allemagne mais aussi celle résultant de 5 années de dévaluation interne faisant de certains pays du sud de nouveaux compétiteurs. Il s’agit au fond de reporter les effets de la contradiction interne sur l’extérieur et obtenir un excédent collectif sur le reste du monde. Cette solution est pourtant précaire et ne peut correspondre à la construction d’une Europe sociale puisque les dévaluations internes ne mettent pas fin au long processus de divergence.
[1] Cet impérium est aujourd’hui tel que les pays de l’Est (Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Pologne,etc) ne sont que les fournisseurs de composants assemblés en Allemagne. Ces fournisseurs génèrent d’importants gains de productivité absorbés non par les salariés locaux mais transférés vers l’industrie allemande. Nous avons là tout le malaise de ces pays qui constatent que leur intégration à l’UE n’est pas faite que d’avantages.
[2] Chacun sait que la disparition de l’euro entrainerait une hausse considérable d’un Mark restauré.