Le retour de la croissance est maintenant confirmé par tous les instituts[1]. Paradoxalement ce retour ne s’accompagne pas d’une réduction du chômage. Nombre d’organismes considèrent même que les quelque 9,2 points de chômage, eux-mêmes inscrits dans des taux d’emplois relativement faibles, correspondent à du chômage structurel, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’amélioration conjoncturelle ne permet pas de le réduire[2].
Les entreprises elles-mêmes sont en bien meilleure santé qu’au début des années 2010 : spectaculaire redressement des marges grâce à la politique sociale/fiscale adoptée en 2013, avec augmentation du taux d’utilisation des capacités de production (86% fin 2017[3]).
Cette situation nouvelle des entreprises laisse pourtant un certain nombre d’interrogations : la désindustrialisation n’est que stoppée et ne s’accompagne pas d’une potentielle montée en gamme. Ainsi on ne constate pas d’amélioration de la productivité pouvant être le résultat d’un tissu productif plus efficient : investissement global en hausse[4] mais pas de hausse significative des investissements dans les nouvelles technologies (0,4% du PIB contre seulement 0,5% aujourd’hui…mais 1% au Portugal…), pas de hausse spectaculaire de la robotisation (seulement 1,27 robots pour 100 emplois contre 5,5 pour la Corée), et pas de hausse significative de l’investissement de productivité.
Il n’existe donc pas de sortie de crise par le haut et cette faiblesse de la modernisation se paie très lourdement sur les marchés internationaux. Ainsi le déficit extérieur se monte en 2017 à 65 milliards d’euros dans un contexte où les prix de l’énergie sont faibles[5]. Ce chiffre est ainsi le plus élevé jamais atteint par le pays. Même au regard de pays à spécialités moyen/bas de gamme comme l’Espagne, le déficit est devenu inquiétant ( 8 milliards d’euros pour 2017). De façon plus précise encore, la France est en déficit vis-à-vis de 36 pays parmi ses 61 partenaires commerciaux principaux, soit 7 pays de plus qu’en 2000. Bien évidemment la plupart des grandes branches d’activités est affectée, et sur 75 branches analysées 51 sont déficitaires, soit 68%. Ajoutons que la part des exportations françaises dans celle de la zone euro est passée de 17 à 12,9% entre 2000 et 2017. Certes, le jugement doit être nuancé et l’allongement considérable des chaines de la valeur cache une réalité moins sévère puisque nombre de services productifs se situent en amont et en aval de l’ensemble manufacturier. Mais l’idée d’une sphère productive plus vaste que la sphère industrielle – idée privilégiée par Pierre Veltz[6] – ne doit pas faire illusion et l’analyse de la balance extérieure montre que la balance des services (hors tourisme) est à peine équilibrée.
La pérennisation d’une croissance qui serait porteuse d’emplois passe ainsi par le rééquilibrage des comptes extérieurs alimenté par la montée en gamme de l’économie française elle-même alimentée par une modernisation de ses entreprises. La question revient alors à celle d’un investissement qualitativement et quantitativement insuffisant malgré la hausse des marges.
L’accroissement quantitatif n’est guère la solution. Il n’accroit pas la productivité et se heurte très vite à la concurrence internationale, en particulier dans la zone euro, à celles des économies qui ont tenté la sortie de crise par le bas (Espagne et Portugal qui se sont livrés à des dévaluations internes non coopératives[7]) D’où des emplois peu sophistiqués (services à la personne) ou atypiques (travailleurs détachés) avec des choix de flexibilisation (en 2017 85,3% des contrats étaient des CDD) potentiellement renforcés par la nouvelle législation de l’automne 2017. De ce point de vue, compte tenu de l’extrême faiblesse de l’élasticité-prix à l’exportation, la reconquête de marchés extérieurs dans un tel contexte avalerait rapidement les marges autorisées par le CICE du quinquennat précédent. Au-delà, il faut aussi reconnaitre que dans les secteurs non exposés l’évolution des valeurs sociétales contraint largement les entreprises anciennes. Ainsi dans la branche Bâtiment, les enquêtes montrent qu’il est extrêmement difficile d’embaucher même en sacrifiant le supplément de marge délivré par le CICE. On aurait ainsi tort de se féliciter et de compter sur la forte croissance de l’investissement des ménages en 2017 ( +5,1%), qui correspond au secteur du bâtiment non porteur de gains de productivité et consommateur privilégié de travailleurs détachés.
Il faut donc compter sur une dimension qualitative et plus moderne de l’investissement, seule susceptible de conquérir des gains de productivité, et donc de concourir à l’effacement du déficit extérieur et à ses effets sur l’emploi. En la matière, au-delà de questions macroéconomiques - exposition particulière de la France à la hausse des taux en raison de l’augmentation des taux d’endettement de tous les secteurs institutionnels[8], potentielle hausse de l’euro au vu de causes multiples[9], etc.- les regards doivent se porter sur la grande inadaptation de la main d’œuvre aux exigences de la modernisation. Le blocage principal de la modernisation se situe dans l’insuffisante qualification de la population active. En la matière toutes les enquêtes et statistiques vont dans le même sens : Difficultés de recrutement et donc d’offre au même niveau quel que soit le taux de chômage[10], déclassement lourd de la France dans les enquêtes PIAA, PISA avec des résultats catastrophiques dans les performances des enfants de CM1 en mathématiques (passage au 35ième rang en 2017), dans les performances de ces mêmes enfants en compréhension écrite ( passage au 34ième rang), insuffisance notoire des effectifs dans les écoles d’ingénieur notamment par rapport à l’Allemagne[11], etc.
Il est très difficile de produire une analyse causale précise et robuste sur les déterminants de ce déclassement en longue période. La facilité consiste à accuser un système et ne pas tenir compte des changements majeurs qui ont affecté la société française depuis plusieurs dizaines d’années de crise.
C’est que la désindustrialisation massive en corrélation avec le déséquilibre extérieur et le chômage correspondant est aussi en corrélation avec les choix macro-politiques et macroéconomiques remontant à 1992 avec celui du franc fort et celle de la désinflation compétitive. Face à ces choix qui aboutiront à la monnaie unique, le système de formation déjà bien fonctionnalisé sur l’ordre économique va d’une certaine façon accompagner un vaste mouvement de tertiarisation : désertion des départements industriels dans les IUT au profit des départements tertiaires, abandon des filières industrielles des BTS au profit des formations tertiaires, transformation des écoles d’ingénieurs qui vont aussi s’adapter aux modes managériales, gestionnaires et financières et travailler de plus en plus au profit de branches tertiaires[12], développement extravagant de centaines d’écoles de commerce, etc….Il s’agit au fond d’accompagner le développement de branches peu productives qu’elles soient réputées « haut de gamme » (finance) ou réputées « bas de gamme » (services à la personne). Dans le même temps une énorme quantité de savoirs réels sera abandonné. Et le mouvement ne peut que s’auto-renforcer, car les ravages de la politique du Franc Fort pour accéder à une monnaie unique sur la base d’un taux irréaliste doivent s’adoucir par le déploiement de l’état social et de sa bureaucratie improductive : il faut créer des emplois sociaux chargés d’aider ceux qui deviennent progressivement des inutiles au monde et dont les enfants ne voient plus dans l’école un instrument de promotion... D’où de nouveaux débouchés pour de nouvelles formation tertiaires qui ne sont que réparatrices de politiques publiques inadaptées.
Le cercle est bouclé. La modernisation de l’outil de production est freinée par le producteur du capital humain (école) à qui il fut assigné depuis fort longtemps de produire des spécifications peu accoucheuses de productivité voire simplement occupationnelles. Au-delà de questions plus vastes encore - dont celle de l’énormité de la dette mondiale- la croissance potentielle de l’économie française est faible en raison d’un taux de chômage structurel très élevé et probablement peu inférieur à 9%. Il faudrait de très longs et très douloureux efforts d’investissements éducatifs pour améliorer une offre de formation autorisant une baisse importante du taux de chômage structurel.
Il ne faut toutefois pas se tromper. Il sera plus simple d’abandonner d’abord la monnaie unique pour retrouver un peu de respiration permettant ensuite d’effacer progressivement 30 années de destructions.
[1] 1,9% pour l’année 2017 selon l’INSEE. Notons que cette croissance nouvelle est mondiale et qu’elle est alimentée par une hausse considérable des dettes publiques et privées à l’échelle de la planète. Comme remarqué à la récente Conférence annuelle du marché bousier d’Euronext, la faible croissance mondiale depuis 2007 n’a pu être obtenue que par un accroissement colossal des dettes (225000 milliards sans compter près de 500000 milliards de produits dérivés, soit plus de 10 fois le PIB planétaire).
[2] Pour être plus précis signalons que 250 000 emplois ont été créés en 2017 pour une augmentation de la population active de 140000 personnes. Si le taux de chômage n’a que peu diminué c’est probablement en raison d’un certain retour vers l’emploi et donc le chômage structurel est probablement inférieur à 9 points. Il reste néanmoins très supérieur à ce qu’il pouvait être avant 2007, c’est-à-dire avant la crise (environ 7 points).
[3] Soit 3 points au dessus de sa moyenne de long terme
[4] 4,3% pour les entreprises en 2017 mais toujours un retard d’investissement de l’ordre de 40 milliards d’euros sur les 10 dernières années selon les ECHOS (31/1/2018).
[5] La forte croissance des exportations (3,7%) est largement un mystère résultant de la comptabilisation de 127 avions AIRBUS livrés sur le seul mois de décembre…soit plus de deux fois la production mensuelle moyenne de l’entreprise… et une somme exportée avoisinant les 10 milliards d’euros…de quoi interroger les chiffres présentés du commerce extérieur….L’énormité des chiffres de l’aéronautique civile masque ainsi une réalité moyenne infiniment plus douloureuse.
[6] Cf son ouvrage : « la société hyper-industrielle » Seuil, 2017.
[7] Ces deux pays ont connu un fort retour à la croissance - avec hausse des capacités de production, des exportations (il est prévu que le Portugal exportera 50% de son PIB en 2025 !) et de l’investissement privé- en diminuant considérablement le coût du travail. Cette sortie de crise est extrêmement coûteuse et ne peut se concevoir dans un grand pays comme la France sans mettre en cause la construction européenne elle-même.
[8] Selon le Bulletin de décembre 2017 de la Banque de France, 3 points de PIB pour les ménages, mais aussi 0,4 point pour les administrations et 4,7 points pour les entreprises.
[9] Excédent très élevé des comptes extérieurs de la zone, déficit US en forte croissance, poids croissant de l’euro dans les réserves de change, achats de titres en euro par des non- résidents, etc.
[10] Le chiffre de 140 000 emplois vacants dans l’industrie ne bouge que très peu d’une année à l’autre.
[11] 146 447 pour la France en 2016 contre 757 173 pour l’Allemagne. Il convient toutefois de nuancer ces chiffres bruts qui ne tiennent pas compte de l’extrême dispersion des niveaux et types de formation.
[12] Pensons à ce Laoratoire de l’Ecole Polytechnique (le CMAP, centre de mathématiques appliquées) qui propose un nouveau modèle dit de « rough Volatility » permettant de mieux éclairer la finance que le funeste modèle de Black-Scholes. Quelle est la valeur ajoutée réelle d’une invention dont la finalité est la sécurisation d’activités simplement spéculatives ?