Le grand philosophe allemand Habermas prétend dans un article du Monde publié le 29 juillet dernier que la montée du populisme de droite provient de l’absence de volonté politique en Europe.
Le début de l’article rappelle fort logiquement que loin d’homogénéïser les situations économiques des divers pays de l’Euro zone, le fonctionnement de la monnaie unique développe inéluctablement la course vers la désagrégation. Le remède est connu et se trouve fait de transferts des pays excédentaires vers les pays en difficultés, ce qui suppose la construction d’une unité politique. De ce point de vue Habermas est en désaccord complet avec la politique allemande qui n’accepte à aucun prix l’idée d’un réel budget fédéral capable de matérialiser les transferts.
Là où les choses se compliquent c’est lorsqu’il croit devoir s’appuyer sur des travaux sociologiques allemands pour montrer que l’idée d’Europe politique serait une perspective déjà bien admise dans les populations concernées. C’est ainsi qu’il met en avant les derniers travaux de Jürgen Gerhards qui, dans un ouvrage récent : « Social Class and transnational Human Capital »[1] développe, chiffres à l’appui, l’idée qu’une conscience européenne cohabiterait et commencerait à déborder une conscience nationale. Plus encore, des politiques de redistribution transnationales seraient bien admises par les populations concernées. De ce point de vue, la réalité politique ne rejoindrait pas la réalité sociologique et le prix de ce décalage serait un abandon des politiques de redistribution interne et un mécontentement social débouchant sur une montée des populismes.
Il est bien sûr difficile de comprendre pourquoi les marchés politiques ne suivraient pas les désirs des électeurs européens dont une majorité serait prête à passer à l’union politique. Logiquement, à quelques exceptions près toujours envisageables, les partis traditionnels auraient pu renforcer leur pouvoir de marché au niveau national en encourageant la construction d’une Europe politique permettant de préserver et confirmer le modèle social existant. Si tel n’est pas le cas, c’est vraisemblablement qu’une conscience européenne a quelque difficulté à se matérialiser ce qui nous fait retomber sur les travaux de la sociologie allemande.
Jürgen Gerhards développe longuement l’idée que la classe dominante, d’essence évidemment mondialiste, est rejointe par une partie des classes moyennes qui vont de plus en plus éduquer leurs enfants dans l’apprentissage des outils de la mondialisation. Jadis on apprenait la maitrise des concepts de la citoyenneté. Aujourd’hui on apprend la maitrise des concepts porteurs de la mondialisation : matériaux linguistiques, normatifs, culturels, etc. Le tout fait, parfois, de séjours universitaires plus ou moins longs. Ce qui est aussi évident, c’est qu’au moins dans la plupart des pays de la zone euro, cet apprentissage nouveau n’est pas le fait de la totalité de la jeunesse mais seulement d’une partie relativement minoritaire (probablement moins de 30% de la population). Le noyau dur de cet apprentissage de la mondialisation est lui-même beaucoup plus réduit. Si l’on prend le programme ERASMUS comme indicateur, on note qu’il n’a concerné dans la première version du projet qu’un étudiant français sur 20. Dans sa nouvelle version en cours (2014/2020) il ne concernera que 5 millions d’étudiants sur un total exprimé en stock cumulé d’environ 40 millions dans l’Europe à 28.
La structure de la population européenne de demain sera ainsi extrêmement hétérogène avec une minorité européiste mais surtout mondialiste, très active car maitrisant les nouveaux outils, qui va cohabiter avec une autre minorité, beaucoup plus passive mais qui n’est pas encore victime de la globalisation. Enfin un troisième groupe complètement victime sera et se trouve déjà entretenu à bas coûts par les importations …produites à l’autre bout du monde par des agents mal rétribués, mais qui eux sont encore employables. Le capital humain transnational de Jürgen Gerhards n’est fait que d’une partie de la population, partie plus ou moins importante selon les Etats, mais partie qui est déjà peu articulée avec le reste de la population de chaque pays. La classe dominante devenue mondialiste n’est en effet plus tenue de rester articulée comme jadis avec les autres classes à l’intérieur de chaque Etat. Jadis dans les entreprises les cadres négociaient avec les ouvriers spécialisés et, de cette dernière, naissait un compromis social. Avec la globalisation et les stratégies parentales proposant aux enfants l’apprentissage des outils et concepts nouveaux, il y a la possibilité de rester dans l’entre soi à l’intérieur de chaque Etat. Faire société, apprendre le vivre ensemble, n’est plus une contrainte et devient un simple choix. Jadis les classes sociales étaient d’une certaine façon complémentaire. Aujourd’hui elles peuvent s’empiler, glisser les unes par rapport aux autres sans jamais se rencontrer. La traduction spatiale d’un tel phénomène est la désagrégation des espaces nationaux dont la France est un très bel exemple : les territoires s’additionnent et font réapparaitre des frontières parfois infranchissables.
Si donc les entrepreneurs politiques européens n’arrivent pas à proposer un cadre politique fédéral et ont beaucoup de mal à se reproduire au pouvoir dans chaque nation, ce n’est pas à cause de leur insouciance ou de leur bêtise, hypothèse d’Habermas, mais en raison qu’il n’est plus possible de « faire société » dans un cadre globalisé…qui a délibérément abandonné, il y a si longtemps, les formes nationales de la monnaie. Et ces entrepreneurs politiques paralysés, impuissants, d’où émanent de leurs entrailles des discours épuisés depuis si longtemps, sont spectateurs de la montée de ce qu’ils appellent les populismes.
Un progrès serait d’imaginer une globalisation avec des barrières monétaires plus ou moins contraignantes qui empêchent la grande dislocation économique à l’intérieur de la zone euro. Dans ce cas, l’Allemagne tant vilipendée par Habermas n’aurait pas à être sollicitée par des transferts, par exemple vers la Grèce, puisque ladite Grèce pourrait réagir à l’invasion des produits allemands sur son territoire par des dévaluations. Du point de vue des marchés politiques allemands, il eut été beaucoup moins coûteux de voir Mercédès, TMKS ou Siemens gênés dans leurs exportations, que de demander aux contribuables de nouveaux impôts au bénéfice des Grecs. Mais il est impossible de revenir sur des choix historiques si lourds de conséquences. Non, monsieur Habermas, ce n’est pas Madame Merkel qui est coupable, c’est l’ensemble du peuple allemand qui est collectivement, consciemment ou non, victime de son aliénation ordo-libérale.
Plus concrètement, ce ne sont pas les traditionnels entrepreneurs politiques européens qui bloquent une avancée vers une Europe respirable pour tous. C’est au contraire le modèle retenu de construction, un modèle qui ne respecte pas les nations. Les choix politiques passés sont désastreux et il appartiendra à ceux que l’on appelle négativement « populistes » de reconstruire. L’espoir d’une Europe vivable est donc la victoire partout où cela est possible des « populistes ».
[1] Ouvrage en collaboration avec Silk Hans et Sören Carlson publié en 2017 ; Routeledge.