QUE CONCLURE ?
Il est banal d’affirmer qu’une issue positive au grand démantèlement qui menace, passe par un budget fédéral important. Aujourd’hui, c’est la politique monétaire qui supplée à son absence et maintient encore l’ensemble. Les politiques fiscales-sociales nationales interdisent, jusqu’ici, l’injection du ciment qui devait assurer la cohésion menacée, d’où le recours artificiel à ce producteur de « mauvais béton » qu’est la BCE.
Parce que le projet de construction d’un ordre automatique est irréaliste, il est admis qu’il faut aller plus loin et édifier un important budget fédéral. De quoi aller, plus avant encore, dans l’édification de l'Union Européenne.
Ce projet est lui-même irréaliste puisqu’il met en cause l’existence des marchés politiques nationaux. Jusqu’ici les personnels politico-administratifs nationaux n’étaient que marginalement atteints par la construction de l’ordre automatique. Parce que cet ordre à construire et à reconstruire passait par des usines à gaz, sa montée en puissance n’affaissait en aucune façon la bureaucratie dans laquelle le dit personnel pouvait s’épanouir. D’où les allez et retours (le "revolving doors" ou "portes tournantes") des agents correspondants, entre privé et public, entre économie réelle et finance, entre administration et banques centrales, entre politique et économie qu’elle soit publique ou privée, entre agences indépendantes et fonctions ouvertement régaliennes, entre fonctions nationales et fonctions européennes, etc… Le tout dans le marché croissant d’une bureaucratie qui donne des espoirs de carrière.
Ajoutons que ce personnel politico-administratif, devenu nomade, est apprécié du monde de l’entreprise, qui préfère ne pas voir se constituer un monopole barrant la route des libertés. Oui, à l’abaissement des coûts fixes offerts par le grand marché ; non, au grand Etat monopoliste. Ajoutons enfin que, même souvent délégitimé, ce personnel est mis au pouvoir par des citoyens, certes souvent devenus de "simples individus désirant", mais qui restent néanmoins travaillés par une culture, une histoire, des valeurs et surtout un positionnement dans l’ordre du marché en construction. De quoi multiplier les « produits politiques » à des fins électorales, et laisser le personnel politico-administratif national, d’une part, prospérer à l’intersection des 2 ordres, et d’autre part, nager dans l’ordre organisé.
La grande ambiguïté qui en résulte, fera que ce personnel, dans un cadre resté à priori démocratique, pourra à la fois travailler à la construction de l’ordre automatique tout en restant attaché à l’ordre organisé. Ainsi, par exemple, l’agriculture, notamment française, est soumise à la construction de l’ordre automatique alors même que la bureaucratie de la PAC, et des normes -tout aussi bureaucratiques et purement nationales- allaient en sens inverse. D’où le problème d’une agriculture de qualité -ordre organisé- ruinée par des prix de marché qui se forment dans l’ordre automatique, avec la colère d’agriculteurs victimes d’une incohérence totale. Autre exemple, celui de la distribution du médicament qui baigne dans l’ordre automatique tout en étant chargée d’une mission de service public…avec pour conséquence des pénuries inquiétantes de certains produits bénéficiant de fortes marges à l’étranger. On pourrait multiplier les exemples. Laissons de côté les innombrables cas de conflits d’intérêts, hélas trop connus, entre la finance et les acteurs qui, dans l’ordre organisé, sont censés la réguler.
Les marchés politiques nationaux sont donc indépassables et le passage à un monde européen parfaitement liquide et sans frontières est complètement irréaliste. Plus que jamais les ordres politiques nationaux restent des points d’appui pour tous les acteurs. Les débats autour du budget européen pour la période 2021-2027 sont là pour nous rappeler que l’avenir est éloigné de la société parfaitement liquide.
Il existera donc toujours une enveloppe organisée nationale au-dessus de l’ordre automatique européen. Le régalien continuera d’exister même si la plupart des fonctions correspondantes seront très largement privées et donc soumises à l’ordre automatique. Ainsi des fonctions parfaitement régaliennes comme les fonctions militaires peuvent s’enraciner dans des chaines de la valeur où le privé est dominant. C’est le cas partout, et même le « front -office » de la gestion militaire peut être partiellement privé. Il n’empêche que l’autorité militaire et les choix stratégiques restent soumis à un ordre qui n’est pas celui du marché. Il ne faut pas s’étonner que ce type de fonction, parce que, rattaché à une histoire, ne puisse s’homogénéiser dans la construction européenne. Clairement, le personnel politico-administratif polonais préférera le « F35 » américain au « Rafale » français. Clairement, la France ne pourra partager la dissuasion nucléaire. Les budgets nationaux, donc les Etats, sont certes invités à « produire le marché », mais ils sont aussi à l’intersection du marché, du social et du régalien et, à cet égard, sont puissamment soumis aux marchés politiques nationaux. Pas de place pour un budget fédéral accaparant des ressources nationales, voire un nouvel impôt européen étranglant davantage l’ordre du marché à construire.
Une conclusion provisoire semble s’imposer : les Etats ne vont pas disparaître et les blocages à de nouveaux développements de l’ordre automatique européen vont se multiplier : pas d’union bancaire protégeant les banques des pays en difficultés, pas d’union des marchés de capitaux assurant une diversification protectrice des actifs financiers de tous les pays… et bien sûr pas de budget fédéral. De quoi augmenter encore les hétérogénéités et en conséquence les risques de stratégies centrifuges de plus en plus visibles. Déjà la Grèce est dans un courant centrifuge avec l’aide de la Chine ou Israël. Au-delà, l’initiative des « pays des trois mers » révèle à quel point un libre marché de l’énergie en Europe est dépassé par des objectifs stratégiques touchant tout l’est de l’Europe dans le cadre d’une compétition russo-américaine. Il serait possible de multiplier les exemples.
Plus grave est sans doute, dans ce contexte, les effets d’un retour au bilatéralisme dans le cadre de la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis. L’Accord dit de « phase 1 » entre les deux pays est bien le grand retour des ordres organisés avec l’idée forte d’un commerce administré par des Etats souverains , selon une logique que l’on croyait oubliée. Dans ce cadre, on sait que les 200 milliards de dollars d’importations chinoises supplémentaires sont administrativement et autoritairement réparties sur une multitude de branches. Sans entrer dans le détail, 8 secteurs industriels sont listés et correspondent à des produits américains dont la Chine a besoin... et qui ne seront plus achetés sur les marchés européens. Des marchés déjà agités par la logique de forces centrifuges. De fait, la fin possible du multilatéralisme correspond aussi au dégonflement potentiel de l’ordre automatique comme outil de base de la construction européenne.
Le chemin choisi dans la construction européenne n’était pas le bon. Existe-il une possibilité de reconstruire en faisant table rase des outils jusqu’ici tant valorisés ? Nous n’avons évidemment pas de réponse. Par contre les réflexions menées dans cette triple note révèlent que les bavardages continus sur une « nécessaire transformation de l’Europe » ou son « approfondissement » doivent prendre conscience du poids colossal du chantier. Un chantier qui passe évidemment par le repositionnement radical d'une finance, tireuse des ficelles qui agitent les pantins dans l'ordre automatique, et ordre dont la construction lui est largement imputable.
Au delà, les conséquences de la crise sanitaire actuelle -avec notamment le dé-tricotage potentiel des chaines de la valeur, et le début de prise de conscience que l'ordre automatique à l'échelle planétaire, était d'une extrême fragilité, peuvent accélérer la mise en route du dit chantier. On voit mal en effet une Allemagne qui risque d'être violemment prise dans une dépression, ne pas être contrainte par un changement de paradigme. Mais là encore cela passe par un repositionnement de la finance et d'abord du regard que le personnel politico- administratif porte sur elle.