Nous proposons à nouveau un excellent billet d'Olivier Passet (XERFI). Bonne lecture.
"Jusqu’à quand l’Europe va-t-elle jouer solidaire ? Dans l’urgence les États membres sont restés soudés. L’Europe du Nord parcimonieuse s’est rangée au quoi qu’il en coûte français et la BCE a fait ce qui était en son pouvoir pour que l’ajustement soit indolore sur les taux d’intérêt. Ce faisant, de crise en crise, l’Allemagne, à l’insu de son plein gré, se transforme en grand hégémon bienveillant d’une communauté solidaire dans l’hyper endettement. Elle n’a jamais voulu cautionner l’idée d’une mutualisation de la dette européenne. Elle a toujours craint que la crédibilité de l’euromark ne soit un pousse au crime pour les pays du sud. Mais la BCE en neutralisant toute fièvre sur les spreads européens, et en refinançant sans limite les pays les plus exposés, crée une mutualisation de fait, où la signature ne crée plus que de faibles écarts entre les pays.
Lors de la crise des subprimes, l’Allemagne, avec l’appui de l’Europe du Nord avait rapidement sonné la fin de la partie, faisant de la Grèce un exemple. Elle avait préféré la dépression / déflation prolongée européenne au soutien artificiel de la demande régionale. Elle ne faisait par-là qu’affirmer ses intérêts industriels et les nouvelles réalités de son insertion dans le commerce mondial. La réorientation de son industrie sur les marchés extra-européens, notamment émergents, sa concurrence frontale avec les grands pays d’Asie (Corée et Chine notamment) et sa vision de l’Europe, comme un grand marché de facteurs à coût modéré. La crise de 2008 a entériné la mort de l’Europe du grand marché de consommation, et son glissement vers une Europe atelier de l’Allemagne. La convergence des coûts unitaires, passant par une dévaluation salariale, devenait dans la vision allemande une priorité qui supplantait la préservation de ses débouchés locaux. Et dans l’axiomatique de la stabilité européenne version germanique, la crédibilité, la soutenabilité financière de la zone, le caractère irrévocable des engagements souverains prévaut sur tout autre objectif. Pays structurellement créancier du reste de l’Europe, c’est toute la sécurité de son appareil bancaire et de l’épargne de ses retraités qui est en jeu.
Beaucoup ont vu dans le plan de relance européen, malgré ses déboires récents, et la réaffirmation de la coopération franco-allemande un tournant majeur. Un tournant ouvrant la voie à un budget européen, une Europe des transferts et une solidarité financière renforcée. Ce changement de cap signifierait qu’avec la crise sanitaire l’Allemagne opérerait un repositionnement stratégique, qu’elle repondérerait ses intérêts, accordant une nouvelle priorité à ses débouchés régionaux et à l’intégration sociale européenne.
Mais en quoi les intérêts allemands se sont-ils déplacés par rapport à 2008 ou 2010 ?
Car il ne faut pas s’y tromper, aussi spectaculaire que soit l’enveloppe du plan de relance européen, et l’hétérodoxie monétaire de la BCE, il s’agit avant tout d’un plan d’urgence. La réorientation industrielle allemande vers le grand large, ne signifie pas qu’elle soit imperméable à l’effondrement de marchés qui représentent encore 37% de ses débouchés. Et c’est ce qui est en jeu aujourd’hui, et rien d’autre. Mais passé la stabilisation incontournable des économies de la zone euro, la zone euro offre un tableau de divergence exacerbé par rapport à 2008 : avec une fracture Nord-Sud en matière d’endettement qui a franchi de nouveaux seuils. Et surtout avec en germe, une nouvelle divergence des coûts unitaires qui efface les acquis de la dernière décennie. La cicatrice en termes de croissance et de productivité s’annonce en effet bien plus profonde pour les économies de services peu qualifiées du Sud. La reprise, sera portée par l’industrie, les plateformes, le secteur de la santé…autant de trains sur lesquels le Sud ne pourra embarquer.
L’Allemagne, aujourd’hui comme hier doit jouer sa concurrence frontale avec l’Asie. Son enjeu prioritaire est celui du repositionnement numérique et écologique de son industrie. Son paradigme sera celui de l’offre. Et ses débouchés plus que jamais sont en Asie, la zone du monde aujourd’hui la moins déstabilisée par la crise sanitaire. Malgré toutes ses dérives et dérogations financières, l’Allemagne contrairement au Sud de l’Europe sortira de la crise avec un niveau d’endettement public inférieur à celui de la crise des subprimes. Elle ne se départira pas de l’objectif de normaliser sa dette à 60% du PIB dans un horizon rapproché, objectif atteignable pour elle, contrairement au Sud ou à la France, même dans un contexte de faible croissance européenne. Bref, chasser le naturel, il reviendra au galop… et ceux qui misent sur un changement de doctrine allemand au-delà de l’urgence ont du souci à se faire."