L’ouvrage de Christophe Guilluy commenté dans la partie 1 du présent article était finalement très optimiste, le grand retour des classes populaires pouvant donner lieu à un possible renouveau du contrat social.
Les choses se présentent fort différemment dans le livre d’Éric Sadin signalé dans la première partie de l’article[1]. Ici, il n’est fait aucune allusion à ce que certains appellent : le possible grand retour de l’Etat comme solution aux grandes crises et en particulier celles de l’épidémie et du climat. Pas non plus de collectif qui serait issue de l’emprise du social à l’échelle mondiale[2] comme le pense un Bertrand Badie. Eric Sadin est ici beaucoup plus proche d’auteurs comme Christopher Lash[3] ou plus encore de Jean Claude Michéa[4]. Toutefois, pour lui, la désocialisation et sa résultante politique n’est plus le fait d’une sécession des élites (Lash), ni même d’un passage d’un gouvernement des hommes à une administration des choses (Michéa), mais à une décomposition beaucoup plus profonde au sein de ce formidable chaudron technologique que serait le numérique. Avec au final une confrontation de rivalités entre individus atomisés, rendant irréaliste tout programme politique supposé rendre justice à tous les motifs centrifuges de rancœur personnalisée, ressentis par la multitude d’êtres qui depuis longtemps auraient abandonné leur qualité de citoyens ou leur identité de classe.
Sadin n’aborde les questions économiques que du point de vue d’un progressif passage de la reconstruction de l’après-guerre, vers la production de masse puis le néo-libéralisme d’aujourd’hui. Sans analyse fouillée il en conclue que la gouvernance ne cesse de se tromper quant aux vertus du présent modèle économique et qu’à ce titre le pouvoir politique fabrique, par ses mensonges répétés, son incapacité à gouverner réellement. Il y a là une insuffisance réelle : Pourquoi le tournant néo libéral ? Pourquoi une répétition de mensonges sur les résultats macroéconomiques et macrosociaux attendus par ce tournant ? Avec parfois des propos qui mériteraient mieux que des affirmations non démontrées par exemple celles concernant le recul de l’Etat- providence. N’analysant pas, comme le fait Michéa, que le tournant économique néo libéral s’est accompagné d’un tournant sociétal lui-même libéral, il passe rapidement à l’analyse des effets du numérique sur une matière première humaine encore citoyenne.
Pour autant les effets du chaudron technologique numérique sont étudiés avec une finesse remarquable. Partant d’internet et du smartphone, il en étudie tous les produits dérivés et leurs effets anthropologiques. Les premiers textes, données, images, contacts, etc. qui sont apparus avec les premiers dérivés d’internet ne sont plus des fenêtres sur le monde mais, pense Sadin, des horizons spatio -temporels infinis, horizons que produisent des moteurs de recherche censés aussi simplifier l’existence à coûts a priori nuls. D’autres outils veillent en permanence à s’ajuster aux habitudes et désirs de chacun. De quoi, pense Eric Sadin, augmenter la centralité de soi, mais aussi engendrer la perte d’une socialité qui peut se réduire à un compagnonnage entre l’être et la machine. Quelques années plus tard le smartphone et ses premières « applications » vont augmenter cette impression de centralité, avec ce sentiment que les choses viennent automatiquement vers nous et transforment l’homme moderne en roi de sa vie. Les objets et outils ainsi générés et conçus construisent pour certains un eldorado économique d’autant plus grand qu’il situe l’individu au centre de toutes les préoccupations. Plus tard encore « you-tube » engagera, selon Sadin, chacun à devenir plus visible voire à se « diffuser », le célèbre « Broadcast yourself » ou le « you » proposant à l’homme moderne de devenir populaire, de se mettre en scène, voire même de se transformer en « individu multinationale » très lucrative. Au nom de la transparence et de la souveraineté de chacun, d’autres outils proposeront une « démocratie internet » permettant une transparence sans limite dans les affaires privées ou publiques ou d’en découdre avec tous les puissants, et ce, bien sûr, sans la délibération qui caractérise le vieux monde démocratique. Avec ici de grandes conséquences sur la transformation digitale des entreprises, qui vont permettre à l’actionnaire de mieux contrôler le manager et ses cadres, et autoriser le déploiement d’outils numériques de gestion allant toujours vers plus d’adaptabilité et de flexibilité continue à des fins de résultats plus performants. D’autres progrès comme les assistants numériques personnels vont désormais administrer une large part de l’existence en nouant une relation d’un nouveau genre, celle débarrassée de toute négativité, relation qui entraine selon l’expression d’Eric Sadin une véritable « sphérisation de la vie », faisant que chacun évolue à l’intérieur d’une bulle faite d’une attache privilégiée nouée avec des systèmes ne s’adressant qu’à lui[5]. La « sphérisation de la vie » réduit ainsi l’apport d’autrui à la portion congrue, voire apport inutile ou même nuisible : la voix « supérieure » de l’assistant étant nécessairement bienveillante. Eric Sadin multiplie les exemples : celui de Twitter qui n’aboutit au travers du « follower ou « retweet » qu’à une « boursoufflure du soi » et ne revient qu’à pérorer sans jamais agir ; celui du TripAdvisor qui généralise la notation de tous par tous , l’étalage des subjectivité devenant ainsi des « vérités » objectives. De notre point de vue, Sadin n’insiste pas suffisamment sur les effets divergents de cette notation dans les 2 mondes celui de l’économie, plus exactement celui de l’entreprise, et celui du sociétal : la notation de l’actionnaire dirigeant par le salarié ne modifiant pas la verticalité de la relation, tandis que la notation du professeur par l’élève promettant davantage d’horizontalité[6]. Par contre, il perçoit clairement que les techniques nouvelles génèrent aussi une économie où l’intermédiaire public deviendrait superflu. Idéologiquement, l’individu, désormais numériquement équipé, devenu souverain de lui-même, acteur devenu efficient et important, capable d’agir sans intervention publique, ne peut qu’exiger davantage de marché, donc de liberté dans ce nouveau paradigme, de la part d’un Etat invité à se retirer du jeu. Et si les résultats globaux ne sont pas au rendez-vous c’est parce que l’Etat n’a pas été assez loin dans la libéralisation, l’extension continue de ce qui est marché, l’abaissement de toutes les barrières, certes économiques, mais bien davantage sociétales. En particulier la nouvelle technologie, et ses effets immenses sur l’homme moderne, mène à ce que les contraintes et interdits traditionnels soient dépassés, que les codes, règles et autres usages soient abandonnés. Parce que les êtres peuvent ne plus se rencontrer, les valeurs qui encadrent ce qui était la société ne sont plus justifiées. Dans ce monde nouveau, ce qui entrave encore la « sphérisation » de la vie n’est plus acceptable, ce qui entrave encore la montée de la centralisation de soi n’est plus acceptable, ce qui limite la « boursoufflure » de soi n’est plus acceptable, etc. Dès lors s’effritent le principe d’autorité et celui de confiance accordée aux institutions. D’où, à la limite, la colère si un gouvernement ne se comporte pas comme un assistant numérique. D’où aussi, et probablement simple oubli de Sadin qui n’en parle pas, l’irruption d’une monnaie complètement privée tel le Bitcoin. Un objet technologique, la crypto monnaie, permet ainsi de se passer complètement d’un Etat que l’on imagine désormais dépourvu de fiabilité. Sa monnaie n’étant plus considérée comme réserve de valeur, il faut recourir à une technique numérique (une limitation programmée de l’émission, et l’éviction de toutes formes de tiers) pour éviter ce que l’on croit être la planche à billets de l’Etat.
Désormais il ne serait plus d’ordre plus grand que soi et le libéralisme classique, celui qui garantit ce dernier en se conformant à un registre de valeurs et repères partagés, disparait au profit d’une constellation d’êtres mus par leurs seuls tropismes et à l’égard desquels il est demandé à l’ordre collectif de se changer : autoriser la « fluidité du genre, la « location d’adultes », la fin de « l’esclavage du patrimoine génétique », etc. Avec comme conséquence l’irruption des logiques marchandes dans toutes les sphères de la vie. La technologie numérique permettant aussi d’agréger les individus devenus isolés en foules, il est aussi demandé à ce même ordre collectif de reconnaitre toute sa culpabilité envers toutes les formes de minorités : anciens colonisés, ethnies maltraitées[7], usurpation du pouvoir blanc masculin, dévoiement de l’universalisme républicain, langue et régime syntaxique reproduisant la domination sexuelle, etc. D’où le refus, voire la haine, de l’ordre majoritaire censé être devenue l’arme des dominants ou d’une élite corrompue…donc le refus de ce qu’on appelle la démocratie. Cette dernière n’est pas simplement affaire de libre élection, et Sadin pourrait y ajouter que la démocratie suppose, comme le note Michael Foessel[8], que vivre les uns avec les autres n’apparaisse pas comme une contrainte, ce qui exige un principe fondamental d’empathie, et principe disparu avec la « boursoufflure des moi » autorisé par la technologie numérique.
Les conclusions de Sadin sont sans appel l’autorité comme l’institution sont rejetées massivement et il n’est plus question d’accorder le moindre crédit au contrat social et donc à l’ordre politique existant.
On peut certes critiquer l’ouvrage : pandémie et dérèglement climatique avec les peurs engendrées ne sont-elles pas refondatrices d’un grand retour de l’Etat ? Le très envahissant univers numérique est-il la source principale d’explication du rejet de la démocratie? N’existe-il pas d’autres explications telle le multilatéralisme géopolitique ou la juridiciarisation de la vie politique ? On peut aussi critiquer l’absence d’une articulation étudiée entre le néolibéralisme économique et le libéralisme sociétal, par exemple l’absence d’une prise de position au regard du choix des politiques publiques qui vont favoriser le principe de « diversité » contre celui de « l’égalité »[9]. L’analyse de cette articulation, notamment dans le temps, nous semble fondamentale pour comprendre en particulier l’effondrement de la gauche en France voire les difficultés du parti démocrate américain. On peut enfin se poser la question de la récupération des technologies numériques par les pouvoirs encore en place. A la rupture anthropologique affectant les anciens citoyens peut correspondre une rupture dans les stratégies de pouvoir : comment ne pas voir dans les futures monnaies digitales des Etats une réponse puissante et très autoritaire, pour ne pas dire totalitaire, au risque de décomposition sociale ? L’exemple de la Chine est là pour nous le montrer avec sa banque centrale qui prépare la fin du cash et la surveillance complète de quelque 300000 transactions par seconde effectuée par une foule de ce qui n’est plus que des sujets[10]. Ajoutons les « Nudges » des économistes …et il n’y aura plus que des marionnettes…..
Ces critiques ne sauraient effacer l’essentiel à savoir l’extrême difficulté dans laquelle se trouve et va se trouver le système politique français au printemps 2022. Comment les règles du jeu de la cinquième république vont-elles pouvoir fonctionner si les acteurs/électeurs qui croient encore à un ordre plus grand qu’eux se trouvent très minoritaires ? Si l’épuisement du politique est tel qu’il ne pourra que dessiner et remettre sur la table les contours anciens d’un monde disparu ou en voie de disparition, il est clair que le résultat de la campagne est déjà écrit. S’il y a impossibilité pour les divers candidats de faire naitre un ou des groupes instituant la tension la plus équitable et harmonieuse entre chaque être et l’ordre collectif, le conservatisme ou la peur l’emportera et fera apparaitre un second tour de campagne avec les mêmes personnages qu’en 2017.
[1] « L’Ere de l’individu tyran » ; Grasset ; 2020.
[2] Cf Bertrand Badie :"Inter-sociabilité, Le monde n'est plus géopolitique"; CNRS. 2020. :
[3] Cf : « La révolte des élites et la trahison de la démocratie » ; Champs Essais;2020.
[4] Cf : « Le loup dans la bergerie socialiste » ; Climats ; 2018.
[5] On retient ici les intéressants développements des pages 140 et suivantes de l’ouvrage.
[6] Cette distinction révèle que le libéralisme généralisé peut au fond masquer ce que Marx aurait désigné par « rapports sociaux de production ». Le monde du libéralisme est aussi un monde illibéral et même l’éventuelle fin du salariat ne permet pas de sortir de la dépendance du marché. Sur l’illibéralisme ou l’autoritarisme du libéralisme on pourra aussi consulter les textes de Carl Schmitt et d’Herman Heller rassemblés et publiés chez Zones : « Du libéralisme autoritaire » ; 2020.
[7] Cela peut donner lieu à des actions surprenantes, telle ce restaurateur Nantais victime de moins de 100 internautes qui exigent de changer une appellation de l’établissement jugée inacceptable ( « Le nez grillé ») au vu du passé de la ville.
[8] CF Le Monde du 1 et 2 janvier 2021.
[9] On pourra ici consulter, parmi tant d’autres, l’ouvrage de Walter Benn Michael : « La diversité contre l’égalité » ; Liber/Raison d’agir ; 2009.
[10] Cf Le monde du 5 janvier 2021.