Le récit national américain serait aujourd’hui fragmenté et il deviendrait de plus en plus difficile d’y repérer la classique culture anglo-saxonne tournée autour de la propriété comme bouclier de la liberté et de la vie. L’écrivain George Packer, dont les travaux sont repris par Dominique Moïsi dans un article des Echos en date du 28 juin, évoque ainsi l’existence d’une Amérique fragmentée en 4 Blocs : « Free America », « Smart America », « Real America », et « Just America ». A priori éloigné des thèses concernant l’Etat profond, cet émiettement anthropologique engendrerait les difficultés politiques croissantes des USA. Peu d’ADN commun subsisterait en effet entre la Free America franchement libertarienne et anti-étatiste, la Smart America qui assoit le succès sur l’effort et le mérite, la Real America qui assure un repliement isolationniste sur les valeurs traditionnelles et la Just America revendiquée par l’aile gauche très socialiste du parti démocrate.
Moîsi voit dans la France les mêmes fractures et établit une correspondance avec celles se manifestant aux USA. Correspondance difficile car s’il est possible d’imaginer un lien entre la Real America et ce qu’on appelle le populisme français, un autre entre la smart America et le progressisme macroniste, un troisième entre le Just America et la gauche française, il n’existe pas ( pas encore ?) d’équivalent français de la Free America. Ce qui reste de civilisation française demeure encore éloigné de la culture anglo-saxonne dont on annonce l’éclatement.
De fait, la distinction proposée par Packer peut sans doute expliquer la cassure croissante entre des blocs qui s’affrontent pour la conquête du pouvoir américain. Elle reste toutefois une cassure de second ordre tant il est vrai que Free America, Smart America, Real America et Just America ne sont que des branches issues de racines communes. Ces dernières restent celles d’une anthropologie qui fait que le rapport à l’autre ne se conçoit que sous l’angle du marché, un marché qui, certes, peut être perverti par l’utilisation de la contrainte publique, mais le plus souvent à des fins privées, donc en principe éloigné de tout projet de bien commun. La propriété ne peut être rognée et reste le fondement de l’ordre américain. L’exemple de la culture « wokiste » en principe issue des tenants de la Just America est à cet égard intéressant. Il s’agit ici d’incorporer dans la compétitivité des marchés un paramètre supplémentaire : l’entreprise qui pratique et revendique le wokisme, s’empare de l’idée de Just America comme moyen et non comme fin. S’emparer de l’idéologie wokiste est ainsi un moyen publicitaire comme un autre pour accroître des parts de marché. Il existe toutefois une exception, celle d'un bien commun concernant l'idée de nation: la recherche de compétitivité peut se faire dans la mobilisation de ce qui est consensuel ou quasi consensuel, ce qui est le cas du complexe militaro-industriel ou celui de la renaissance économique aujourd'hui.
Tout cela est assez étranger à ce qui reste de civilisation française. Bien évidemment, la France est contaminée par les idéologies américaines, mais elle résiste encore et si les entreprises sont déjà tenues de se lancer dans le « wokisme », il reste un Etat qui, certes en voie d’épuisement, sait encore distinguer la fin et les moyens. La très croissante fracture française n’est pas le produit inéluctable de son ADN culturel. Elle relève simplement de la pénétration d’un modèle, celui du tout marché, fort étranger à son identité fondamentale. Ce qui reste de la vieille civilisation française sait encore distinguer la justice procédurale des libertariens de la justice résultats que, même les tenants de la Just America, n’imaginent pas.
Nul ne sait où conduiront les fractures américaines, et nul ne sait s’il est possible de les réduire. Il en est probablement de même pour la France. Par contre, s’agissant de ce pays on en connait la cause : celui du renoncement à sa très forte identité ; celui de l’abandon de son exception ; celui de l’abandon d’une congruence exceptionnelle entre sa culture, celle des lumières, son économie et ses règles sociétales ; celui de la préférence nouvelle de la concurrence agressive à celle de l’excellence coopérative ; celui du délaissement de son rapport au passé, du récit qu’il engendrait, et des devoirs qui en découlaient. Reconnaissons toutefois que la contamination de la France par la culture anglo-saxonne était facilitée par l'ambiguïté entre le particularisme national et l'universel français, ambiguïté bien perçu par le célèbre mot de Victor Hugo: "Adieu Nation et bonjour Humanité".