Jusque dans les années 90, l’entreprise EDF était de très loin l’entreprise d’électricité la plus moderne et la plus efficiente du monde. A cette époque, l’électricité était un service public ou plus exactement un bien commun au sens de celui que la commission Rodotà définira beaucoup plus tard : « utilité fonctionnelle à l’exercice des droits fondamentaux », « protection au bénéfice des générations futures », « participation à la gestion » et système tenu « hors commerce »[1].
La bonne gestion du monopoleur qu’était EDF consistait à mettre en activité les quelques centaines de centrales selon un ordre décroissant : d’abord les unités les plus performantes et, selon l’appel de la demande, les unités de moins en moins performantes. S’il n’était que monopoleur classique sur un simple marché, EDF aurait poussé sa production jusqu’au moment où la recette marginale (le prix de vente) serait égale au coût marginal , c’est-à-dire le coût de production de la centrale la moins compétitive mise en activité pour répondre à une hausse de demande. Comme le prix était « hors commerce » et qu’il convenait de répondre positivement à tous les aspects de ce qu’on appelle un bien commun, EDF pratiquait une politique tarifaire soucieuse à la fois du dit bien commun et de l’efficience. Ainsi les tarifs pouvaient être modulés afin de répartir l’appel et éviter des pointes de demandes exigeant des mises en activités de centrales trop peu performantes.
Une France honteuse de sa réussite.
Toujours en terme de bonne gestion et de respect du bien commun, le gouvernement français aurait pu résister à ce que Bruxelles a appelé au début des années 2000, la nécessaire « libéralisation du marché de l’électricité ». Clairement on pouvait -fort de la sur-compétitivité d’EDF- proposer l’élargissement à l’échelle de l’Europe du principe du bien commun et cela, associé à une gestion rationnelle. On peut ainsi imaginer l’implantation de filiales d’EDF sous forme de centrales nucléaires dans nombre de pays, ce qui aurait autorisé partout en Europe un accès à une électricité beaucoup moins coûteuse que sur les autres continents. Bien évidemment, il fallait imaginer l’interconnexion des réseaux nationaux et bénéficier d’une mutualisation ou d’une solidarité dans la gestion des pointes de la demande. Très simplement, plutôt que de réserver nationalement des centrales complémentaires au titre des pointes, on pouvait envisager un lissage à l’échelle européenne, lissage facilité par les différences climatiques entre pays, par les horaires différents, des modes de vie différents, etc. A l’échelle d’une dizaine d’années l’Europe aurait pu ainsi bénéficier de l’électricité la plus compétitive du monde, mais aussi d’une grande indépendance énergétique et tout ceci dans le cadre « hors commerce » constitutif de la réalité « bien commun ».
La France n’a pas cru bon de participer à une construction européenne un peu sérieuse et ne s’est pas opposée dans les négociations qui devaient aboutir à l’édification d’un prix, cette fois de marché, dont le « coût » devait être la destruction d’EDF. Comme il fallait à l’interne (nationalement) maintenir la fiction d’un bien commun, et à l’externe (au niveau européen) respecter un ordre de marché, on aboutira à l’édification d’un monstre bureaucratique.
La construction d’un monstre bureaucratique
Cet ordre commence par la séparation des différentes pièces de l’édifice : production, transport, distribution. Avec toutefois pour des raisons évidentes de rationalité le maintien de l’infrastructure de réseau sous forme de monopole. Mais puisqu’il faut passer à un ordre de marché il fallait aussi construire une concurrence au niveau production ce qui était extrêmement difficile en raison de la sur- compétitivité d’EDF. Aucun producteur ne pouvant en permanence - c’est-à-dire quel que soit le niveau de la demande d’électricité- concurrencer EDF, il fallait imaginer une vente forcée d’électricité nucléaire à des prix extrêmement bas à de simples marchands de kilowattheures. Cette vente forcée était d’autant plus nécessaire que l’interconnexion du réseau à l’échelle européenne interdisait la possibilité pour un marchand de proposer un tarif plus élevé aux consommateurs. Ce point mérite explication : Il est clair que l’inter-connection devait aboutir, à l’échelle européenne, à la formation d’un prix européen. Comme dans le cas de la situation d’avant la libéralisation, le prix devait refléter le coût marginal. Il ne peut être supérieur car - en régime de concurrence- des producteurs marginaux ont intérêt à produire et donc l’offre augmente avec un coût marginal qui rejoint le prix. Mais il ne peut être inférieur car il y a perte sur les producteurs marginaux lesquels arrêtent de produire ce qui fait à nouveau coller prix et coût marginal. Dans de telles conditions, il est impossible pour les marchands -que l’on souhaite faire naître - contre tout bon sens- au nom de la concurrence - de connaître une quelconque rentabilité sans tordre le bras à EDF. Ce qui fût fait après de difficiles négociations avec la création du monstre bureaucratique appelé ARENH[2]. Parce que les marchands veulent gagner leur vie sur un marché qu’ils ne maîtrisent pas et à partir d’un métier qu’ils ne pratiquent pas, il fallait construire une marge sur le dos de la valeur ajoutée EDF. Bien évidemment, les quantités d’électricité nucléaire négociées entre les marchands et EDF n’ont rien à voir avec la logique de l’échange marchand traditionnel. Ici point d’automaticité des marchés et plutôt autorité brutale prise sous la forme de règlements ubuesques : prix et quantités imposés selon des règles précises, répartition du gâteau électricité nucléaire entre les marchands selon des règles tout aussi précises, réglementation concernant la gestion des conflits, la formation des prétendus contrats, etc. De quoi construire des programmes de travail pour une multitude de fonctionnaires bruxellois, de quasi-fonctionnaires d’autorités administratives indépendantes comme ceux de la CRE[3], de salariés d’EDF, de cabinets d’avocats et de conseils, voire de syndicats comme l’ANODE[4] et de lobbystes contestant tel ou tel arrêté concernant les modalités de fonctionnement de l’ARENH.
Des circonstances aggravantes.
Mais il faut aller plus loin, car l’électricité n’étant pas stockable les bourses de marché[5] utilisées dans les échanges ne peuvent se contenter d’un « prix spot » logiquement aligné- heure par heure- sur le coût marginal. Les marchands spéculent en effet sur le devenir des prix, d’abord en spéculant sur la demande à venir mais aussi en fonction d’une foule d’autres critères, d’où des marchés à termes lesquels vont utiliser toute la panoplie des instruments financiers au titre des couvertures[6]. Tant que les situations économiques, climatiques, géopolitiques, sont relativement stables les marchands d’électricité peuvent contrôler leurs marges. Ils sont d’ailleurs aidés en cela par l’accès à L’ARENH qui peut -moyennant rémunération- autoriser des différences entre l’appel négocié (demande programmée d’électricité) et l’appel réalisé (électricité nucléaire réellement achetée).
Tel n’est plus le cas si les coûts marginaux fluctuent de manière incontrôlée, par exemple avec la pandémie qui va voir le prix des énergies fossiles s’effondrer et, à l’inverse, s’envoler avec la reprise et surtout le risque climatique.
Durant la pandémie, les marchands d’électricité ont pu accroître leurs marges en spéculant à la baisse sur les prix de gros. Outre l’approvisionnement ARENH, on pouvait gonfler les contrats octroyés aux consommateurs avec un accès à très bon marché de l’électricité dont le coût marginal baissait en raison de centrales qui, désormais, connaissaient elles-mêmes un accès bon marché aux énergies fossiles. La pandémie perdurant, les marchands d’électricité pouvaient même prendre le risque de ne pas se protéger sur les marchés de couverture. Tout change avec la brutale et forte reprise : la spéculation à la baisse est devenue catastrophe et les marges disparaissent… alors même que l’accès à l’ARENH demeure inchangé. Les solutions sont logiques : des marchands doivent disparaître - éventuellement en ne respectant plus leurs propres engagements avec les consommateurs d’électricité- ce qui veut dire que malgré toutes les précautions, la clause du « hors commerce » qui caractérise le bien commun n’existe plus. L’autre solution consiste alors - lobbying aidant- à tordre un peu plus le bras d’EDF et à exiger un déblocage de l’ARENH aux fins d’obtenir des quantités croissantes d’électricité nucléaire[7].
Nous sommes de plus en plus loin… et du marché et du bien commun…. pour se rapprocher d’un ordre de plus en plus bureaucratique et complètement illégitime.
Les choses ne pourront que s’aggraver en enkystant le prix de l’électricité à un niveau durablement élevé.
Le coût d’un retour à la raison
En effet, la gestion de la transition climatique se base sur un marché du carbone dont on connait des limites finalement assez peu éloignées de celui de l’électricité. Sans exhaustivité on peut citer quelques difficultés majeures : difficulté de définir ce qu’on appelle les gaz à effet de serre, difficulté de définir la certification de l’émission carbone évitée ou échangée, manipulation du marché par des effets d’annonce tel celui du Green Deal de la Commission européenne ou de la taxe carbone, à venir aux frontières de l’UE, financiarisation excessive avec irruption des hedge funds dans le cadre de « l’Emission Trading System »[8], fraudes et comportements de passagers clandestins, etc[9]. Cette gestion devenue parfois panique vient considérablement et durablement relever le coût marginal puisque les dernières centrales électrique mises en activité au titre des besoins de la relance sont pénalisées par la spéculation sur la transition climatique. Parce que ces centrales sont animées par de l’énergie fossile elles contribuent - marché du carbone oblige- à augmenter considérablement le prix de l’électricité, mais aussi ses fluctuations et ainsi à transformer l’énergie électrique en bien marchand complètement instable : Prix élevés et instables qui handicapent et désorganisent une partie de l’industrie.
Ainsi l’ensemble de l’industrie sidérurgique[10] est profondément touchée par le phénomène, d’où le nouveau bricolage qui consiste à prévoir dans la partie décarbonation du plan de relance français une aide au profit de l’industrie victime des nouveaux prix de l’électricité. Au final la fin d’une électricité comme bien commun handicape gravement une industrie qui voit dans la montée de ses coûts une barrière aux investissements de décarbonation.
La France peut-elle rompre avec le processus de libéralisation du prix de l’électricité ? En théorie, en acceptant de tordre le bras de la réglementation, il est possible d’en revenir au modèle antérieur. Il est donc possible de retrouver un prix permettant de renouer avec l’idée de bien commun, un prix entre le coût du nucléaire et celui des centrales classiques. Cela suppose la fin de l’interconnexion du réseau au sein de l’espace européen et de retrouver le monopole national sur les frontières de l’hexagone. Mais là aussi existe un prix à payer. Il faudrait en effet prévoir rapidement la construction de centrales nouvelles permettant de faire face aux pointes de demande que la mutualisation permettait d’aborder plus aisément. Contrairement à ce qu’a affirmé le président de la CRE, il ne faudrait pas construire 40 centrales au gaz mais probablement quelques unes qui en toute hypothèse viendraient amoindrir la compétitivité. La très grave erreur de la France qui n’a pas été capable de résister à l’aube des années 2000 aux pressions bruxelloises, ne se réparera pas facilement. Ajoutons à cela que la critique permanente du nucléaire français a fait disparaître des générations d’ingénieurs et d’étudiants qui se sont investis ailleurs. Des générations remplacées- au-delà des marchands sans boussoles- par des fonctionnaires à cheval sur le monstre « marché de l’électricité », fonctionnaires aidés par des prédateurs financiers armés de juristes et prétendus gestionnaires, qui ne produisent que du désordre. Comme quoi une politique économique sérieuse ne peut être laissée à des amateurs.
[1] Rodotà S ; « Vers les biens communs. Souveraineté et propriété au 21ième siècle » Tracés, 2016.
[2] Accès Réglementé à l’Energie Nucléaire Historique.
[3] Commission de Régulation de l’Energie. Nous invitons le lecteur à se rendre sur le site de CRE pour qu’il puisse se rendre compte du caractère proprement ubuesque des décisions prises par ce type d’instance qui dans son idéologie officielle est préoccupée par la transparence du marché.
[4] Association Nationle des Opérateurs Détaillants en Energie.
[5] Epexspot, Nordpool, Omel.
[6] Puisque le marché à terme est aussi un pari sur un prix futur il faut se couvrir financièrement sur le risque correspondant et donc la couverture est l’opération financière qui permet de limiter le risque pris.
[7] C’est très exactement ce que demande l’ANODE auprès de tous les bureaucrates qui tournent autour de l’ARENH.
[8] Bourse mise en place par La Commission Européenne.
[9] Sur toutes ces questions on pourra consulter l’excellent ouvrage de Benjamin Coriat : « Le bien commun, le climat et le Marché, Réponse à Jean Tirole » ; Les liens qui libérent ; 2021.
[10] Cf Le Monde du 27 octobre 2021 : « Pour les aciéries, la facture d’électricité » flambe » ; Laurie Monier.
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