La campagne pour l’élection présidentielle sera très difficile et le risque de déchirure devient extrême. Une partie de l’opinion considère en effet que l’Etat-Nation se désagrège au profit d’une ethnicisation de la société avec effacement du citoyen et émergence de communautés aux projets antagonistes. Au-delà des faits concrets, il convient d’en découvrir l’intelligibilité.
Dans le monde du vivant évolué (oiseaux, mammifères, etc.) on sait que les individus communiquent par le biais d’un langage lequel constitue un élément du patrimoine commun d’un groupe d’animaux. Les humains vont plus loin : ils constituent un patrimoine qu’ils peuvent discuter et faire évoluer et donc, produire une histoire. Ce commun est fait, au-delà du langage, de croyances, de règles, de coutumes, de valeurs, etc. C’est, au-delà, la capacité à questionner, voire s’inquiéter, d’où l’apparition de religions. Ce commun est un fait social : personne ne l’a construit et pourtant il s’impose à tous.
Le fondement du politique
Le commun chez les humains fait nécessairement l’objet d’un enjeu : celui qui peut acquérir un pouvoir sur ce dernier, contrôle de fait la société. Ce qu’on appelle Etat est donc la capture par un ou plusieurs individus, de tout ou partie du commun d’un groupe. Les modalités de la capture sont infiniment diverses et ceux qui en bénéficient peuvent évidemment le travailler et le transformer. De façon plus générale, la capture du commun passe le plus souvent par celle du religieux. La raison en est simple et la croyance quasi universelle d’une dette des humains envers l’au-delà est transformable en dette vis-à-vis d’un pouvoir terrestre : l’Etat fait naître l’impôt et la puissance qui en découle. D’une certaine façon, et l’histoire le montre, la capture du commun est une affaire privée. On peut comprendre ainsi que la vie des humains soit infiniment plus riche que celle des abeilles et que, concrètement, on pourra voir émerger des cultures, des Etats divers, voire des civilisations. Avec cette remarque fondamentale que les individus ne sont jamais des unités premières et qu’ils sont toujours façonnés par le commun. Comme nous l’enseigne l’étonnante physique quantique, les objets comptent moins que les relations entre ces mêmes objets. Plus simplement, chez les humains, pour comprendre l’individu, il faut passer par l’interaction sociale.
L’ambition de ceux qui privatisent le commun peut se transformer en situation guerrière et on assistera à la naissance d’Etats composites : les vainqueurs accaparent le commun des vaincus. Concrètement cet accaparement est complexe. Des éléments de commun sont laissées aux vaincus. Dans les grands Etats, il y aura donc du central et du périphérique (pensons à la France dont le développement fût acquis sur mille années par empilement différencié de provinces autour d’un noyau). Le vrai problème des détenteurs du pouvoir est d’homogénéiser et donc d’élargir le commun qui est le ciment de la société…et donc des pouvoirs. L’Etat Nation à la française apparait ainsi comme une réussite du travail d’homogénéisation mené depuis 1000 ans : surplombant des cultures diverses, donc des communs divers, il arrivait -jusqu’ici paisiblement- à les unir.
L’interaction sociale est surplombée par deux moteurs possibles tous deux inscrits dans le commun capté et travaillé par le pouvoir : le commandement et le marché. Ces deux moteurs fabriquent des comportements et donc une réalité sociale. Dans l’histoire concrète des humains ces deux moteurs sont de poids et de qualités infiniment différentiés : le moteur du commandement peut être tel que le marché s’en trouve interdit, à l’inverse celui du marché peut devenir monopoliste et affecter tous les espaces de vie. Dans la réalité historique, la combinaison et le poids relatif des deux moteurs sont infiniment variés. Cette même réalité laisse parfois la place à un élément intermédiaire qui est celui de la coopération. Un élément qui peut se rapprocher du marché (entente entre entreprises par exemple) ou se rapprocher du commandement ( gestion de l’eau dans nombre de communautés traditionnelles par exemple).
Le contenu des moteurs « commandement » et «marché».
Le premier est constitué de règles prescriptives, finalisées et contrôlées par un pouvoir réel ou transcendant. L’éventail des comportements possibles est ainsi étroit et chacun se doit de respecter un ordre pesant qui le dépasse. C’est le cas de nombre de sociétés historiques qu’elles soient dites primitives ou hautement évoluées. Le second est fait de règles non finalisées et simplement limitatives. Il en résulte une absence de centre de commande et un pouvoir de contrôle qui se borne au respect des règles du jeu du marché.
Le moteur marché peut engendrer a priori un ordre libéral, pourtant il peut aussi engendrer un ordre fermé et totalitaire : celui qui ne respecte pas le marché est hors jeu. Dans son expression la plus parfaite, l’ordre du marché interdit aux humains de changer les règles. C’est bien ce que l’on constate avec ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme allemand qui pèse tant sur la réalité européenne.
De la cohabitation difficile entre « commandement » et « marché »…..
Les deux moteurs ancrés dans le commun fabriquent des comportements donc des habitudes et règles comportementales. Un américain, qui en raison de son histoire, ne connait que le marché est bien équipé pour jouer avec ce dernier. On dira que les américains sont des entrepreneurs habiles qui savent transformer tout objet en marché. Un indien d’Amazonie qui ne connait que l’ordre finalisé et transcendant aura plus de difficulté à jouer avec un marché dont il reste culturellement éloigné. Plus précisément l’interaction sociale en Amérique se joue à l’intérieur de règles jamais prescriptives et laissant un éventail très large de négociation, d’où une capacité à innover et à voir dans chaque partenaire une opportunité. L’ordre du monde peut ainsi être en permanence révolutionné par des innovations de marché. A l’inverse, l’interaction sociale dans un monde où les règles sont finalisées, prescriptives et contrôlées il sera plus difficile de faire émerger de l’innovation. D’un côté le déraillement est une opportunité , de l’autre il est un risque à réduire, probablement à interdire.
Lorsqu’historiquement se forme des Etats complexes incorporant des communautés actionnées par des moteurs très opposés, le travail d’homogénéisation du pouvoir n’est pas simple. Il est même souvent absent dans ce qu’on a appelé la colonisation affectant une grande partie de la planète par un Occident où l’ordre du marché devenait de plus en plus important. De très grandes communautés humaines vivant sous des normes éloignées du marché vont ainsi être progressivement confrontées à ce nouvel ordre. Ce qu’on appellera plus tard la mondialisation.
On comprend ainsi les risques de creusement d’écarts entre des cultures qui seront amenées à coopérer et à cohabiter. Il était plus facile à l’époque de Rome d’intégrer les barbares dans un empire qui ne connaissait pas encore l’ordre du marché. Il est plus difficile aujourd’hui d’intégrer les anciens colonisés à l’ordre d’un marché dont le fonctionnement s’annonce comme une immense accumulation de marchandises fort éloignée des communautés dont l’interaction sociale bride l’offre de ces mêmes marchandises. La lecture du monde deviendra celle de la dialectique du développement et du sous -développement, celle de l’aide qu’il faudra consacrer à ceux qui restent culturellement éloignés des contraintes du marché, etc. Avec des conséquences inattendues : l’aide peut développer partout de la marginalisation, des comportements de plus en plus inadaptés et au regard des anciennes règles et au regard des nouvelles. C’est le lot de toutes les vieilles sociétés que l’on rencontre sur certains continents où les règles de marché sont devenues hégémoniques : Amérique du nord, Amérique du sud, Afrique, Asie, Océanie. Au-delà de la marginalisation il y aura à constater l’énorme écart de développement, avec une exception de taille, celle de la Chine, où « commandement » et « marché » semblent s’articuler, très curieusement, de façon jusqu’ici assez harmonieuse.
….Dans une France incapable de « recoudre » ce qu’elle « déchire ».
La France est une ancienne grande puissance coloniale qui, pour des raisons tenant à un basculement rapide vers le marché, fût amenée à accueillir de nombreuses communautés étrangères à l’ordre marchand. Une situation qui permettait toutefois d’accueillir ces communautés dans des ensembles très organisés - l’ordre Taylo-fordien des grandes usines - qui fonctionnaient pour le marché mais obéissaient à l’interne au principe d’autorité. Lorsque le marché abandonne ces grandes usines, au profit d’organisations beaucoup plus flexibles, les communautés qui, au nom du regroupement familial, continuent à être accueillies deviennent pour partie inadaptées aux nouvelles contraintes du marché. Et parce que les règles du marché ne sont ni prescriptives ni finalisées, elles vont autoriser son irruption sur tous les champs de la vie sociale : il n’y a plus de limite à l’économicité, plus de limite à la marche triomphale du libertarisme. Une réalité qui vient donc heurter l’interaction sociale des communautés accueillies. L’économicité illimitée devient une agression dont le pouvoir peine à prendre conscience.
La volonté française de maintenir un grand Etat Nation ne reconnaissant pas les communautés mais un projet politique entre en contradiction avec le tout marché. L’Etat Nation est censé fabriquer des comportements de citoyens donc des acteurs encore enracinés dans des règles finalisées, qui ne sont pas celles des communautés accueillies, par exemple la laïcité. Le tout marché, lui, tend à fabriquer des comportements tournés vers l’individualisme radical- devenir entrepreneur de soi-même- le risque et surtout la consommation illimitée. Comportements attendus - déjà difficiles car très responsabilisants et engendreurs d'une "société fatiguée" -et non aisément validés dans l’interaction sociale des communautés accueilles. Là encore les relations entre individus comptent davantage que les individus eux-mêmes. Le grand Etat Nation, pour rester dans son projet de grand Etat, tente d’unir par un grand Etat-Providence. Mais ce grand-Etat providence ne fait qu’enkyster des communautés dans des situations de marginalité. Concrètement existe une contradiction majeure entre Etat Nation à la française et marchandisation illimitée du monde.
Comment expliquer cela dans le tumulte électoral ?