Il y a juste 10 ans, le Gouverneur de la BCE décidait de tout faire pour sauver l’euro. En cet anniversaire, on reparle pourtant d’écarts de taux entre pays du sud et l’Allemagne avec selon le vocabulaire du jour, le risque d’une fragmentation censée se corriger par de nouveaux dispositifs.
Petit rappel historique.
Jusqu’à l’avènement de l’euro, les grandes asymétries entre pays du sud et l'Allemagne pouvaient cohabiter et se maintenir dans un marché de plus en plus ouvert. Les productivités globales plus faibles dans le sud résultaient globalement des spécificités sociales, institutionnelles, culturelles, etc… au sens le plus large. Logiquement, il devait y avoir une transformation et un alignement progressif sur les productivités du Nord, mais il était beaucoup plus aisé de procéder à un alignement par le biais monétaire : des dévaluations compétitives répétées. Ainsi, l’Italie et même la France pourront maintenir leur potentiel industriel malgré la puissance allemande -tout au long des années 80 et 90- par un taux de change devenant variable d’ajustement. Le cas italien est emblématique : ce n’est qu’à partir de l’euro que la production industrielle italienne décroche de celle de l’Allemagne. Alors que cette production suit une croissance identique tout au long des 20 dernières années du siècle précédent, la production allemande augmente de 19,6% entre 2000 et 2020 alors que la production italienne baisse de 14,3% entre les mêmes dates. L’Italie pouvait naguère suivre l’Allemagne en dévaluant régulièrement la lire par rapport au mark. Elle ne pourra plus avec un taux qui deviendra fixe en 2000 : le taux de change n’est plus variable d’ajustement,
On connait la suite : rentabilité plus faible des entreprises italiennes, baisse de l’investissement, accroissement du différentiel de productivité, endettement public croissant, etc. On entre dans un cercle vicieux dont on ne pouvait sortir que par des dévaluations internes beaucoup plus difficiles que celles offertes par la baisse du taux de change. Les obligations allemandes devenant plus sûres que celles de l’Italie et des autres pays du sud, les taux d’intérêts jusqu’alors semblables vont s’écarter. Nous avons là la crise des dettes souveraines et donc celle de l’euro en 2012.
C’est dans ce cadre que la BCE décide en juillet 2012 de tout faire pour sauver l’euro. De fait, le gouverneur de l’époque, Monsieur Draghi, va lancer des QE autrement plus importants que ceux envisagés par la FED américaine lors de la crise des subprimes. Cette importance résultait directement des institutions européennes : Si on peut difficilement accepter que la BCE achète de la dette publique et finance ainsi des Etats, on ne pouvait accepter que cet achat se fasse au profit de certains pays et pas d’autres. D’où la règle de l’équité ou de la proportionnalité : la BCE achète un montant de dette publique en respectant fidèlement le poids de chaque Etat dans le capital de la BCE. Et donc si le poids de l’Allemagne est le double de celui de l’Italie, la BCE sera tenue d’acheter 2 fois plus de dette publique allemande que de dette publique italienne. Clairement, les QE font baisser les taux et soulagent les finances publiques du sud, mais ils débouchent sur des taux négatifs en Allemagne. Cette règle d’équité et de proportionnalité sera flexibilisée avec l’irruption de la crise sanitaire ( Plan d’urgence pandémique), mais globalement la BCE détient toujours beaucoup de dette publique allemande (43,6%) dont les allemands n’ont pas vraiment besoin, et peu de dette italienne (27,3%) dont les italiens ont beaucoup besoin.
Situation présente
La nouvelle situation planétaire est aussi celle d’une inflation dont l’explication ne sera pas abordée dans le présent billet. Pour autant, cette inflation est gérée aux USA par un resserrement sensible de la politique monétaire ( 50 points en mai, puis 75 en juin, puis 75 fin juillet, puis…. ?) resserrement jugé insuffisant par certains et trop brutal pour la solidité de la muraille de liquidité élevée autour des marchés financiers. Ce resserrement américain est un très lourd handicap pour la BCE qui, elle aussi, est aux prises avec l’inflation. Elle se trouve en effet devant des injonctions contradictoires : maintenir un écart le plus faible possible entre les taux du nord et ceux du sud, et pour autant mettre fin aux QE pour éviter une fuite de l’épargne vers les USA et donc un euro devenant trop faible à un moment où le coût des importations devient prohibitif.
En clair, il faut une politique monétaire restrictive pour éviter une élévation considérable du prix de l’énergie en particulier pour une Allemagne devenant brutalement un pays fragile. Mais il faut également que cette politique restrictive n’entraine pas une élévation des taux dans les pays traditionnellement les plus fragiles de la zone , c’est-à-dire le sud et en particulier l’Italie.
L’Allemagne devient fragile puisqu’elle devra se séparer rapidement et durablement de la Russie pour son approvisionnement énergétique, et dépendra bien davantage des énergies fossiles américaines devenant plus coûteuses en raison d’une double cause : crise de l’offre et paiement en dollars en forte hausse en raison des taux américains.
Clairement, il ne faut pas aggraver la crise énergétique allemande, pays dont le contenu énergétique du PIB est le plus élevé en raison de ses choix inappropriés et de sa position de quasi-monopole industriel. Cela passe donc par une politique monétaire au moins aussi restrictive que celle qui se met an place avec la FED, politique qui est impossible si l’on ne veut pas voir le sud et en particulier l’Italie se trouver en risque d’insolvabilité. La première crise de l’euro concernait essentiellement le sud : il fallait sauver le sud… aussi pour permettre à l’Allemagne de continuer à bénéficier d’un taux de change favorable. La seconde crise est plus complexe : il faut sauver le sud et le nord.
Notons par ailleurs que ce Co-sauvetage du sud et du nord se déroule dans un contexte difficile : déstabilisation des pays émergents en raison de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, endettement et crise de change pour ces pays, augmentation des primes de risques, effondrement de la valeur des actifs jusqu’ici surévalués et ne pouvant plus servir de collatéral, restructuration potentiellement difficile des dettes dans un contexte de multilatéralisme moribond, chaînes de la valeur brisées, cyber-attaques sur le système financier, effondrement du capital des « crypto », etc.
Un dispositif " anti- fragmentation" ?
Ce Co-sauvetage, dans le langage technocratique, semble prendre un nom : « dispositif anti fragmentation » et fait l’objet de débats difficiles au sein de la BCE. Difficile car la question de l’équité et de la proportionnalité reste en vigueur : Comment faire disparaître les écarts de taux avec leurs risques de spéculation dangereuse pour l’euro, sans acheter beaucoup de dette publique du sud ? Et plus encore, puisque le resserrement monétaire suppose une diminution - comme aux USA- de la taille du bilan de la BCE, comment créer de la monnaie par achat de dettes du sud sans détruire de la monnaie en vendant des dettes du nord ? Plus clairement encore, si pour lutter contre l’inflation et surtout la dépréciation de l’euro vis-à-vis du dollar qui renforce le coût des énergies fossiles, il faut diminuer la taille du bilan de la BCE en renonçant aux QE tout en achetant massivement de la dette publique du sud, il faut bien vendre plus massivement encore de la dette du nord. Une telle stratégie suppose d’accepter un effondrement de la valeur des obligations publiques de l’Allemagne. On comprend les hésitations des dirigeants dans un contexte de crise financière potentielle que l’on vient de rappeler.
Conscient de cette impossibilité, une autre piste est actuellement ouverte. Il s’agirait de ne plus toucher aux dettes du nord et de ne travailler que sur l’espace du sud tout en maintenant l’objectif de réduction de la liquidité. Concrètement, il s’agirait d’acheter massivement de la dette en particulier italienne et de geler la liquidité correspondante en proposant ou en obligeant les banques à déposer le montant correspondant à la BCE. Ici la taille du bilan ne se réduit pas mais la monnaie de base ne gonfle plus. De fait un tel dispositif pourrait mener à la réduction des écarts de taux et protéger un euro menacé. On note toutefois qu’il y a là quelque chose comme une renationalisation de la politique monétaire avec très probablement des effets pervers à explorer. En particulier, il faudrait vérifier dans quelle mesure une telle tactique est en concordance avec la règlementation bancaire, voire les règles du marché unique. On peut du reste retrouver ici l’image d’une autre époque, celle où la banque centrale était le banquier de l’Etat. En effet, jusqu’au début des années 70, les banques centrales nationales étaient invitées à financer les trésors par des achats et la liquidité correspondante était contenue par des obligations de rachat par les banques. C’était particulièrement le cas de la France avec sa règlementation concernant les « planchers de bons du Trésor ». Les experts de la BCE ont-ils une connaissance suffisante de l’histoire française avec son célèbre « circuit du Trésor »?
Quoiqu’il en soit le « dispositif anti-fragmentation » quelle qu’en soit sa forme, doit naître rapidement car l’été 2022 risque d’être chaud. C’est qu’à l’inverse des crises de dettes souveraines de la précédente décennie nous avons ici à faire avec une double crise : celle de la monnaie et celle qui lui est liée c’est-à-dire la crise énergétique. Et, d’une certaine façon, c’est bien l’euro qui a invité à des choix inappropriés concernant l’énergie : abandon de l’indépendance énergétique de la France avec l’évaporation du nucléaire et l’inter-connection menant à un marché dont le prix se fixe sur le coût marginal (gaz russe) ; mais aussi abandon de toute indépendance d’une Allemagne qui s'est sentie sûre d’elle-même par une compétitivité artificielle et s'est mise à négocier des contrats dangereux avec la Russie.