Les choix opérés dès l’irruption de la pandémie et dès le déclenchement de la guerre par la Russie vont dans le même sens. Avec la première, il y aura maintien des revenus en contrepartie de la disparition de la production. Avec la seconde, il y aura prélèvement de revenus sur une production qui, nationalement, n’existe pas (rente gazière et pétrolière sur production en dehors du territoire national). Maintien d’un côté et prélèvement de l’autre donneront lieu à perte de richesse. Perte directe d’un côté : il est interdit de produire ; perte indirecte de l’autre : seule l’expression monétaire de l’énergie augmente, ce qui par effet de substitution ( ce que les économistes appellent « élasticité revenu et élasticité croisée ») viendra diminuer la demande d’autres produits.
Le fonctionnement hors sol des marchés politiques
Le fonctionnement des marchés politiques a invité à l’effacement au moins partiel de cette perte de substance par diverses mesures et aujourd’hui par une loi dite « loi sur le maintien du pouvoir d’achat ». Sans entrer dans l’épaisseur des détails, cet effacement s’opère par augmentation considérable de la dette publique avec la complicité de la BCE. Cette augmentation est directement une augmentation de la masse monétaire en circulation. Avec la pandémie, le Trésor compense l’affaissement des revenus de la production avec de la monnaie mise à sa disposition par une BCE qui lui achète des bons du Trésor. Avec la guerre, le Trésor finance le prélèvement russe avec le même dispositif. La loi sur le maintien du pouvoir d’achat va amplifier ce processus : subventions diverses sur le prix de l’énergie, revalorisation du point d’indice de la fonction publique, revalorisation des retraites, etc. sont une masse budgétaire qui n’est qu’une masse monétaire crée avec la complicité de la BCE. Et une BCE qui, en principe, doit se battre pour endiguer une inflation qu’elle suscite tout en la cachant par une hausse des taux de l’intérêt…
Il n’est pas besoin d’être économiste pour savoir que cette monnaie qui ne représente aucune richesse viendra s’ajouter à celle qui en représente réellement. La gestion de la pandémie était déjà porteuse d’inflation : une masse monétaire plus grande que la richesse produite. La gestion de la guerre ne peut qu’accélérer le processus inflationniste : la « loi sur le pouvoir d’achat » veut compenser l’inflation en l’accélérant. Ce que les économistes appellent la spirale des prix et des salaires. Avant même la promulgation de la nouvelle loi, la masse monétaire en France se montait à 1650 milliards d’euros contre seulement 800 milliards en 2015, soit plus qu’un doublement, alors qu’entre temps le PIB en valeur ne s’est accru que de l’ordre de 25%. Cet écart, probablement une bombe inflationniste, se repère dans un autre écart celui, au niveau de la zone euro, de la croissance vertigineuse du bilan de la BCE dans le même temps.
La brutalité des chiffres quand on ne veut rien changer
Plongeon- nous dans un petit exercice de prospective pour voir dans quels horizons le fonctionnement des marchés politiques français risquent de plonger le pays.
Retenons quelques hypothèses de raisonnement : Un horizon de 8 années qui représente la moyenne des échéances d’une dette Publique proche de 3000 milliards d’euros ; une croissance en valeur de 7% composée d’un accroissement réel de 2% et d’une inflation de 5% ; aucun changement dans la stratégie fiscale de maintien de tous les taux ; aucun changement dans la forme et le contenu d’un Etat social ; un taux de l’intérêt nominal de la dette publique de 4%, ce qui représente – eu égard à l’hypothèse d’inflation- un taux réel de – 1%, taux proche de celui du début de la présente année.
Sur la base de 8 années, les ressources fiscales augmentent au même rythme que la croissance en valeur (7%). Ces ressources de 217 milliards en 2020 deviennent 397 milliards en 2028. La charge des intérêts de la dette publique ( 34 milliards en 2020) devient : 3000 milliards X 4% = 120 milliards.
Le bilan est catastrophique : En 2020 la charge des intérêts représentait 34 milliards sur 217 de ressources fiscales soit déjà 15,6% ( 34/217). En 2028 elle représenterait 120/ 397= 30%. Cela signifierait une réduction obligatoire colossale de la dépense publique, soit l’inverse de ce qui est proposé dans la loi sur le pouvoir d’achat. Bien sûr, on pourrait imaginer une BCE se bornant à limiter le taux à 2%. Dans ce cas nous aurions une masse d’intérêts de 60 milliards d’euros, ce qui représenterait 60/397= 15,1% et donc un quasi maintien du poids de la dette. Cette hypothèse est toutefois assez irréaliste car elle signifierait un taux d’intérêt réel beaucoup plus négatif encore : - 2%.
L’irréalisme de cette hypothèse tient au fait que la FED américaine se trouve elle dans une politique beaucoup plus restrictive et donc une hausse des taux faisant fuir l’épargne européenne vers le dollar ce qui se manifeste par une chute de l’euro par rapport au dollar. Plus précisément encore elle tient au fait qu’un taux négatif de -2% affaisserait la valeur des patrimoines financiers européens et leur départ vers de meilleurs cieux. Cela renforcerait les tendances inflationnistes avec la hausse du coût des importations dont celui de l’énergie ce qui est très difficile pour une Allemagne qui a déjà vu la hausse de ses coûts industriels atteindre les 20% depuis un an. Cela renforcerait aussi le risque de crise financière.
Le monopole des passagers clandestins autour de la table des négociations
Du point de vue des grands acteurs de la zone, il est clair que le dispositif institutionnel européen fait que les marchés politiques européens, marchés déjà largement cartellisés, ont besoin de la complicité de la BCE, et une complicité adaptée -sous la houlette de la finance- à chaque marché politique national. En retour, cette même BCE est complètement prête à se transformer en proto-Etat fédéral afin de sauver la finance et sauver sa propre bureaucratie : elle est prête à sauver les marchés politiques européens et la finance pour se sauver elle-même. Toutefois ce proto-Etat européen que serait la BCE se trouve dans un piège : comment se sauver, sauver la finance, et sauver les marchés politiques européens sans augmenter les taux, dont on voit l’impasse pour un pays comme la France, et sans les réduire ce qui correspondrait au renforcement de l’inflation pour certains pays fragilisés. Nous avons là le casse-tête du dispositif anti-fragmentation que la BCE tente de construire cet été : beaucoup d’acteurs autour de la table. Et tous sont devenus passagers clandestins d’une construction qui dépasse chacun et qu’aucun ne veut voir disparaitre, surtout dans un contexte géopolitique devenu guerrier. Bref: une cartellisation solide de passagers clandestins sur un navire ingouvernable.
Concrètement, il s’agit d’obtenir un accord confirmant le statut de proto-Etat de la BCE favorisant la finance et tous les marchés politiques nationaux. On ne peut plus en raison de l’inflation, même en violant les règles européennes, augmenter sans limite la masse monétaire au profit de certains et on ne peut pas augmenter les taux pour d’autres. Nous ne sommes pas autour de la table des négociations mais on peut parier que le dispositif anti-fragmentation qui naitra passera aussi par une réduction des achats de dettes publiques et une hausse significative d’obligations privées. Nous n’avons que peu de chiffres concernant la proportion d’obligations de dettes privées dans le total des achats de la BCE. Toutefois on peut estimer que cette proportion tourne autour de 10%. En se portant davantage acheteuse en dernier ressort de dettes privées, voire d’actions, la BCE offrirait une garantie face au risque de crise financière : il n’y aurait pas, au titre d’une lutte contre l’inflation, de répression financière. Au-delà on peut même imaginer qu’en allant plus loin dans son statut de proto-Etat, elle imposerait des clauses d’investissement obligatoire dans ses achats. En augmentant considérablement la part de dette privée achetée, et corrélativement en diminuant la part de dette publique dont l’essentiel partirait dans une logique de maintien du pouvoir d’achat présent, le proto-Etat BCE pourrait construire le compromis : moins d’épargne spéculative, davantage d’investissements productif de richesse et producteur d’avenir, moins de masse monétaire pour alimenter une demande globale face à une offre encore insuffisante.
Le regard tourné vers la cheminée du proto-Etat en formation à Francfort, nous attendons la fumée blanche, signal d' un nouveau délai d'attente devant le précipice.
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