Thomas Reverdy est un sociologue français qui s'est spécialisé dans la logique des organisations et des marchés. Aux frontières de la sociologie et de l'économie, beaucoup de ses travaux portent sur la question des systèmes énergétiques et de leurs mutations induites par des réseaux d'acteurs eux-mêmes animés par des logiques paradigmatiques variées. Nous proposons l'un de ses textes où il est question de la grande transformation du système énergétique français, transformation aujourd'hui questionnée par sa grande fragilité. De lecture aisée et surtout animé par un soucis de grande neutralité idéologique, ce texte permet de mieux comprendre l'effondrement actuel de notre écosystème énergétique.
Bonne lecture.
À la fin des années 80, La Commission Delors se donne un programme ambitieux de relance de l’intégration européenne. Il existe alors un consensus au sein de la Commission Européenne : le marché commun est un puissant facteur d’intégration économique, d’efficacité et de compétitivité… La principale activité de la Commission consiste alors à libéraliser les activités de réseau (télécom, énergie), le transport aérien et ferroviaire, mais aussi de consolider la régulation de la concurrence, y compris contre les politiques industrielles des États, jugées peu efficaces et facteur d’injustice. Ces réformes ont été qualifiées de néolibérales, dans la mesure où elles font la promotion du marché comme norme de gouvernement y compris dans des espaces économiques et pour des enjeux où il était absent.[2]
Cette croyance puissante dans l’efficacité du marché et ses capacités intégratives guide aussi le projet de libéralisation des secteurs du gaz et de l’électricité. La Commission Européenne va s’employer à réformer les approvisionnements en gaz, qui jusqu’alors reposaient sur des contrats à long terme indexés sur le prix du pétrole. La première étape est de séparer les activités de production et de fourniture d’un côté, les activités de réseau et de distribution, de l’autre côté. Ces dernières sont considérées comme des monopoles publics. On parle alors d’accès des tiers aux réseau.
La Commission Européenne va encourager la mise en place d’un marché de gros européen, permettant aux importateurs d’échanger leurs surplus de gaz et donc une optimisation en temps réel de la consommation. Cette nouvelle organisation va s’accompagner d’un développement des usages du gaz, en particulier dans la production électrique et de nouveaux approvisionnements avec le gaz liquéfié. Concrètement, la place de marché virtuelle hollandaise TTF (qui signifie « Title Transfer Facility ») centralise aujourd’hui une large partie des transactions et permet l’affichage d’un prix de marché du gaz en temps réel. Ce prix s’impose progressivement comme référence dans toutes les transactions. Plusieurs types de contrats non négociés sur cette plateforme : des ventes spot en temps réel, des contrats à terme (pour une période donnée et à un prix fixe). Les prix de ces transactions, rendus publics, sont aussi utilisés comme des références pour d’autres transactions qui ne passent pas par les place de marché. Ainsi, avec cette organisation le prix de marché reflète la rencontre de la courbe des offres et celle de la courbe de demande du secteur et ce prix est la référence pour la très grande majorité des transactions.
En parallèle, la libéralisation du secteur de l’électricité s’est traduit aussi par la formation d’un marché de gros européen, grâce entre autres au développement des interconnections. Il était attendu de ce marché qu’il participe à une dynamique concurrentielle favorable au consommateur. Compte tenu de l’hétérogénéité du secteur européen, ce marché européen pouvait aussi faciliter les échanges entre pays et optimiser l’usage des moyens de production. Ces échanges existaient déjà avant la libéralisation, essentiellement dans un objectif de sécurisation du réseau. Comme pour le marché gazier, on observe un changement dans l’établissement des offres de prix : les prix qui se forment sur le marché spot de l’électricité devient aussi la référence pour les transactions. Selon l’intensité des échanges entre pays européens et l’état des interconnexions, les prix peuvent se former à l’échelle d’un pays ou être alignés entre plusieurs pays. Il est aussi prévu que le prix de marché devienne la référence pour le tarif réglementé, dont la portée doit être la plus limitée possible.
C’est aussi une période où la Commission Européenne défend le mécanisme de marché pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le mécanisme des quotas de CO2 devait permettre d’intégrer les externalités environnementales dans le marché et donc faciliter rapidement la transition écologique du secteur électrique.
Cette adhésion globale au mécanisme de marché pour les industries de réseau et son extension aux enjeux environnementaux s’appuient sur des expériences essentiellement anglo-saxonnes, considérées alors comme réussies, alors qu’aucune étude ne propose des contrefactuels solides ou ne cherche à comprendre les conditions précises de ces réussites. Dans cette période, les échecs de ces réformes sont systématiquement réinterprétés comme des étapes de mise au point et d’apprentissage et non comme des fragilités structurelles de ces marchés.
Par exemple, un des premiers grands marchés d’électricité, le marché californien, connait en 2000 et 2001 une grave crise avec une hausse des prix et d’importantes coupures (dans un des États les plus riches au monde !). Cette crise est immédiatement réinterprétée comme le résultat d’une libéralisation incomplète du secteur et des faiblesses dans la surveillance des comportements des traders. Mais l’observation du marché californien témoigne déjà des faiblesses structurelles du marché de l’électricité, en particulier le comportement erratique des prix. Le prix spot a pour fonction d’assurer, en temps réel, l’équilibre entre l’offre et la demande, mais la demande d’électricité est à la fois très variable et très peu sensible au prix. Quant à l’offre, elle dépend de capacité de production dont la construction demande des délais importants. Il faut donc de grande variations de prix pour assurer l’équilibre du réseau : en situation de surcapacité, les prix s’effondrent rapidement, à l’inverse, si les moyens de production sont insuffisants, ils explosent. Les variations peuvent aussi être de grande ampleur et sur de longue périodes, à cause des délais d’investissement ou de la durée d’amortissement des installations.
À la fin des années 90 et au début des années 2000, les gouvernements successifs et les dirigeants de EDF sont plutôt favorables au projet de libéralisation. Ils sont convaincus que le nucléaire historique est suffisamment compétitif pour que EDF tire bénéfice du marché, et puisse se développer en investissant dans d’autres pays. L’activité nucléaire ne sera pas démantelée, au nom de l’efficacité d’un parc standardisé. Les moyens de production cédés à la concurrence sont limités à quelques centrales thermiques et aux barrages de la Compagnie Nationale du Rhône.
Les promoteurs du nucléaire sont les plus inquiets : ils anticipent que le marché va se traduire par une très grande incertitude de revenu pour les producteurs d’électricité. Les investissements deviendront beaucoup plus risqués et donc imposeront des taux d’intérêt élevés. Or les projets nucléaires, dont les investissements sont amortis sur de très longues périodes, sont fortement pénalisés par des taux d’intérêt élevés. Autrement dit, avec le marché, l’avantage comparatif du nucléaire s’effondre. Le marché est surtout favorable aux centrales combinées à gaz, qui ont des coûts fixes assez faibles et des délais de construction assez rapides.
Les promoteurs des énergies renouvelables sont moins inquiets car ils ont déjà obtenu que les investissements dans ces moyens de production soient financés par des rémunérations garanties, sous la forme de tarifs réglementés ou d’appel d’offre. Ces mécanismes de financement publics sécurisent les investissements et permettent des financements bancaires par des taux d’intérêt beaucoup plus bas. S’il existe bien une concurrence entre entreprises pour accéder à ces financements, ce « marché » est totalement découplé du marché de gros de l’électricité.
Les effets inattendus de la libéralisation en France et les premiers réajustements
À partir de 2000 et l’ouverture à la concurrence, l’adhésion au marché se renforce en France avec ses premiers effets, une baisse des prix de l’électricité entre 2000 et 2003 pour les clients industriels. Mais, dès la fin de l’année 2003, les industriels électro-intensifs observent une légère remontée des prix dans les offres de fournisseurs. Ils prennent rapidement rendez-vous avec les ministres et commencent à faire pression sur les parlementaires. À la demande du gouvernement, le haut fonctionnaire Henri Prevot rédige un rapport en 2004 qui anticipe une accélération de cette hausse en France. Le rapport explique comment fonctionne le marché de l’électricité européen : dans un contexte de rareté des moyens de production en Europe, c’est le prix des centrales allemandes qui utilisent du gaz qui s’impose pour former le prix de gros.[3]
À peine engagés dans la libéralisation du secteur, les industriels électro-intensifs et le gouvernement français cherchent à s’affranchir du marché. Ils commencent à négocier avec EDF un contrat à long terme, mais les réticences de la Commission Européenne ralentissent le projet. Les clients industriels se mobilisent largement et obtiennent, par le vote d’un amendement de la loi sur l’énergie de 2006, la possibilité de bénéficier d’un tarif transitoire (appelé TARTAM) pour les protéger de la hausse. Cette décision n’est pas du goût de la Commission Européenne qui ouvre une procédure contre la France pour aide d’État illégale.
La France s’était aussi engagée à ouvrir à la concurrence le marché des particuliers en 2007. Or les fournisseurs alternatifs sont pris dans un effet de ciseau tarifaire : ils s’approvisionnent sur le marché de gros, à un prix plus élevé que les coûts de EDF, ils ne sont pas capables de concurrencer le tarif réglementé. Considérant qu’il faut maintenir le tarif pour protéger le consommateur, le Conseil de la Concurrence décide alors d’imposer à EDF de vendre une part de son électricité à ses concurrents à son coût.
En 2010, la loi pour une Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité (NOME) propose de généraliser ce mécanisme pour intégrer les clients industriels et les particuliers. Ainsi cette loi impose à EDF de vendre un quart de sa production à ses concurrents. C’est le mécanisme d’Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique (ARENH). Cette décision a été justifiée comme une régulation asymétrique en faveur de la concurrence, mais la vraie motivation de l’ARENH, c’est de protéger les consommateurs français, particuliers ou industriels, d’une première hausse des prix de gros, qui augmentent de 25 €/MWH à 90 €/MWh entre 2004 à 2008 avant de redescendre suit à la crise de 2008.
Avec cette solution institutionnelle, l’État français parvient à un certain équilibre : participer au marché européen, satisfaire les attentes de la Commission Européenne d’ouverture à la concurrence, bénéficier de l’optimisation du parc électrique européen, tout en protégeant les consommateurs français.
Le marché a donc été contourné assez rapidement en France. Il a aussi échoué à encourager les investissements. La combinaison entre le marché de gros de l’électricité et des mécanismes comme le marché du CO2 ou le marché des certificats verts ne sont pas parvenus à encourager le développement des énergies renouvelables[4]. La quasi-totalité des investissements ont été réalisés hors de ces marchés, sécurisés par des tarifs d’achat, des appels d’offre spécifiques, ou des compléments de rémunération…
La progression du prix spot comme référence de la valeur de l’électricité
À quoi a servi le marché dans cette période ? Exercer une pression financière sur les productions non renouvelables. En effet, les ENR subventionnés par les États-membres, augmentent les capacités et déséquilibrent le marché et font chuter les prix. Pour autant, pas suffisamment pour fermer les unités de production non renouvelables. Au cours des années 2008 à 2017, l’électricité produite à partir du charbon et du nucléaire, est bradée par les producteurs sur le marché de gros européen
Dans cette période, l’État français retarde la mise en concurrence des concessions des barrages hydroélectriques. Les justifications sont principalement techniques mais cette mise en concurrence présente aussi un risque important pour l’équilibre économique du secteur. En effet, les barrages sont des moyens de production très flexibles, qui peuvent répondre aux pics de demande et à la production d’électricité intermittente. La valeur économique de leur électricité peut donc être très élevée. Mais leur revenu dépend aussi de leur remplissage, et donc de la météo. Compte tenu des fortes incertitudes de revenu, il est probable que la cession des concessions rapporte peu aux pouvoirs publics. En les conservant dans le périmètre de EDF, on évite que les revenus aléatoires des barrages ne soient réappropriés par les acheteurs des concessions sous forme de rente. On permet ainsi que les revenus soient mutualisés avec le reste de la production de EDF et soient restitués aux consommateurs.
En 2016 et 2017, le prix de marché de gros descend en dessous des coûts du nucléaire français. Les fournisseurs français concurrents de EDF peuvent renoncer à l’ARENH et acheter directement leur électricité sur le marché de gros. Ils en profitent pour développer leurs volumes. EDF est obligée de vendre sur le marché de gros à un prix plus bas que ses coûts[5]. Le gouvernement découvre alors que le mécanisme de l’ARENH est asymétrique : il protège les clients de la hausse, mais pas EDF de la baisse. EDF doit faire un plan d’économie drastique et ralentir ses investissements, et l’État doit venir à son secours par une recapitalisation.
Pour rétablir un prix de l’électricité à un niveau suffisant, EDF et le gouvernement français sont très actifs pour relancer le marché des quotas CO2. À partir de 2018, le prix de l’électricité européen est gonflé par le prix du CO2 et la réduction des surcapacités, par l’Allemagne qui planifie sa sortie du charbon. Avec la fermeture des centrales à charbon, le marché spot de plus en plus fréquemment les coûts de production des centrales à cycle combiné à gaz. Le prix du marché est donc reparti dans une dynamique haussière. Les répercussions sont immédiates en France. Les fournisseurs concurrents de EDF, qui ont développé leur chiffre d’affaire, n’ont pas assez d’ARENH et doivent augmenter leur prix. La Commission de Régulation de l’Énergie décide alors d’augmenter le tarif réglementé pour maintenir la concurrence ce qui provoque une polémique. EDF, qui doit faire face à de nouveaux coûts de maintenance, est mieux rémunérée.
Que retenir de cette histoire du marché de l’électricité avant la crise ukrainienne ?
Tout d’abord, elle pose la question de l’acceptabilité politique des variations de prix. Le maintien d’importants décalages, sur de longues périodes entre les prix et les coûts moyens de production, affaiblissent la légitimité du prix comme référence de la valeur de l’électricité. Certes, le prix de marché spot assure une fonction d’équilibre entre offre et demande à court terme, et donc permet l’équilibre entre production et consommation nécessaire à l’équilibre en temps réel du réseau électrique. Cependant, le prix de marché ne parvient pas à orienter les investissements de façon à retrouver un équilibre à moyen terme : le secteur a besoin de temps pour réaliser les investissements nécessaires pour s’adapter aux chocs externes (crises économiques, décisions politiques). Il n’y a pas de convergence entre le prix spot moyen et les coûts moyens de production.
La mise en place de l’ARENH a permis à l’Etat français de retrouver d’importants leviers d’action comme la possibilité d’augmenter ou de restreindre la place du prix dans la valeur de l’électricité. L’Etat l’a utilisé de façon assez habile : l’ARENH a permis de réduire l’influence du marché, quand le prix augmentait. Quand le prix diminuait, l’Etat a laissé le marché prendre une plus grande place. Grâce à ce contrôle des prix, l’Etat a pu conduire une politique énergétique sans impact excessif sur les consommateurs : augmenter les taxes pour financer le développement des ENR, mettre en place les certificats d’économie d’énergie pour financer la politique d’efficacité énergétique. Selon la Cour des Comptes, cette politique a aussi permis de garantir un revenu acceptable pour EDF.
Paradoxalement, l’ARENH a permis de maintenir l’illusion que le marché concurrentiel participe à la baisse des prix (ou au moins à leur maîtrise) alors que dans les faits, les hausses ont été contenues grâce au tarif et à l’ARENH et non grâce à la concurrence. Les offres avantageuses des concurrents de EDF ne proviennent pas d’une meilleure performance mais du différentiel entre l’ARENH et le tarif réglementé qui a été ajusté dans cet objectif. L’illusion d’un marché concurrentiel moteur de la baisse des prix a été aussi alimentée par le caractère asymétrique de l’ARENH, qui a permis une baisse des prix des offres de marché des fournisseurs alternatifs à EDF quand le prix de marché de gros est passé en dessous de l’ARENH.
La crise ukrainienne et l’explosion des prix
Cette illusion d’une maîtrise des prix par le jeu concurrentiel s’effondre avec la crise ukrainienne. On ne peut nier le fait que les marchés de gros du gaz et de l’électricité jouent un rôle amplificateur en transformant une situation de rareté du gaz en véritable explosion des prix.
Ainsi la crise gazière a commencé avant l’invasion de l’Ukraine. Dèbut 2021, le marché du gaz est déjà très tendu du fait de la reprise économique et du développement de l’utilisation du gaz dans le mix électrique. Pendant l’automne 2021, les Russes ont commencé à restreindre leur fourniture de gaz, en prétextant des soucis techniques. Ils ont pu vérifier qu’une réduction de leur volume pouvait les enrichir en faisant monter très haut le prix spot du gaz. Puis après le déclenchement de la guerre, le prix spot du gaz explose, reflétant la situation de rareté : il faut aller chercher des approvisionnements de plus en plus couteux, par des méthaniers, déroutés de leurs clients habituels.
Le fait que les transactions gazières, y compris les contrats à long terme (10 à 15 ans), prennent comme référence les indices de marché (marché spot, contrat à deux ou trois mois) a des répercussions importantes sur l’ensemble des approvisionnements. Tous les producteurs de gaz réalisent des bénéfices importants puisque le prix spot s’applique aussi à leurs contrats. Les producteurs d’électricité subissent ce prix spot du gaz dans leur propre coût. Le prix européen de l’électricité explose à son tour. Et là encore, comme ce prix de marché spot est la référence pour les transactions, l’ensemble de l’électricité, même produite par d’autres moyens, prend ce prix spot comme référence.
Face à la crise, que propose la Commission Européenne ? Concernant le marché gazier, les marges de manœuvre sont limitées car les approvisionnements sont extérieurs à l’Europe. La mise en place d’un achat centralisé est le seul moyen de renégocier les contrats et d’obtenir des prix différents avec chaque fournisseur. Si elle s’accompagne d’une gestion administrée de la rareté du gaz (par des fermetures d’usine par exemple), cette solution peut participer à contenir le coût global de l’approvisionnement en gaz.
La Commission encourage les pays à fixer un prix maximal pour les moyens de production d’électricité qui ne dépendent pas du gaz : nucléaire, énergies renouvelables, charbon, fioul. Les revenus de ces activités seront plafonnés à 180 €/MWh, les États-membres pourront s’approprier la différence entre le plafond et niveau du prix de marché pour le redistribuer ensuite aux entreprises. Ironie de l’histoire, elle fait la promotion d’un mécanisme qui ressemble beaucoup à l’ARENH.
Centrales nucléaires à l’arrêt : une dépendance inédite de la France vis-à-vis du marché de gros européen
En France, ce nouveau plafond concerne peu de moyens de production (puisque le nucléaire est déjà plafonné par l’ARENH): principalement la production d’électricité à partir des barrages hydroélectriques. Si l’ARENH protège les consommateurs, elle expose fortement EDF. Les prolongements des arrêts des centrales nucléaires pour maintenance rendent l’entreprise plus dépendante des importations. S’ajoute à cela la sécheresse de cet été qui a réduit la production et les réserves d’eau dans les barrages, ainsi que les faillites des concurrents… EDF est pris en étau puisqu’elle est obligée de restituer aux consommateurs français l’électricité au coût du nucléaire, pour un volume de d’électricité qu’elle ne parvient plus à produire. En effet, il est tout à fait possible que EDF soit obligée de racheter de l’électricité à un prix élevé sur le marché pour fournir l’ensemble de ses clients le volume attendu. Ce type de situation la rend vulnérable à des stratégies de spéculation par des intermédiaires du marché qui détiendraient des contrats à terme.
Fidèle à sa tradition de stabilité du tarif réglementé, le gouvernement français ajoute un bouclier tarifaire au mécanisme d’ARENH. Le consommateur final est donc protégé de la hausse des prix. Les autres consommateurs (entreprises, collectivités, administrations) sont protégés par l’ARENH et par quelques mesures conditionnelles de soutien. Le bouclier tarifaire présente deux inconvénients. Tout d’abord un coût exorbitant pour les finances publiques. Il traite le symptôme, la hausse des prix, mais risque d’aggraver le problème, la rareté des ressources énergétiques disponibles. La logique même du marché, dans un contexte de rareté, est d’envoyer un signal tel que les consommateurs renoncent à consommer, de façon à retrouver l’équilibre. Y compris si cela signifie pour des industriels utilisateurs d’électricité d’arrêter leur moyen de production. Si le bouclier tarifaire intervient, il faut trouver d’autres solutions pour gérer la rareté, sinon, en toute logique, le prix suit une courbe exponentielle (et la dépense publique avec elle).
Le maintien du bouclier tarifaire suppose donc que l’on cherche d’autres solutions que le prix pour gérer la rareté. Le gouvernement français fait un formidable pari qui témoigne d’une grande confiance dans la citoyenneté des français et leur capacité à réduire d’eux-mêmes la consommation. C’est là le véritable paradoxe de la crise actuelle : l’équilibre du réseau n’est plus assuré par le prix de marché, mais par les efforts individuels et par le sens de la responsabilité.
Dans cette crise, beaucoup de mythes sont tombés. Au niveau européen, on trouve de moins en moins de responsables politiques convaincus des vertus autorégulatrices du prix de marché. Les différences entre les opinions portent sur la gestion de la crise, certains pays préférant limiter les interventions pour préserver la confiance des investisseurs. Les choix économiques passés et les règles institutionnelles constituent un véritable carcan qui empêche des remises en question plus radicales. Les réponses européennes sont conjoncturelles, elles ne sont pas structurelles.
En France, l’adhésion de la classe politique au marché de l’électricité n’était déjà pas très élevée. La classe politique a unanimement renoncé à un ajustement de la demande forcé par la hausse des prix. Le plan de sobriété témoigne d’un pari politique majeur : reprendre le contrôle de la consommation par la responsabilisation des consommateurs, des administrations, des acteurs économiques. Mais la croyance dans l’autonomie énergétique du pays s’est effondrée. La prise de conscience de la fragilité du système énergétique, de sa dépendance, est brutale et inattendue.
La crise va donc probablement favoriser un projet politique en faveur d’une plus grande indépendance, et donc des investissements dans des moyens de production renouvelables ou nucléaires. Le plan de sobriété est une action de court terme, mais peut contribuer à des transformations de long terme : de la même façon que la crise du COVID a permis le développement de nouvelles pratiques, comme le télétravail, il est possible que cette crise énergétique soit l’occasion d’expérimenter un nouveau rapport à l’énergie et qu’elle encourage des modes de consommation plus sobres. En espérant que ces efforts de sobriété ne soient pas découragés par les bénéfices exorbitants de certains producteurs de gaz et d’électricité.