Face à une aversion au dollar, imaginons que les échanges internationaux s’opèrent - comme le souhaite la Chine et d’autres pays - en monnaies nationales. On peut imaginer une structure de clearing (chambre de compensation) permettant de faire apparaître à intervalles réguliers les soldes pour chaque pays. Comment régler les soldes ? Si la monnaie de réserve a disparu, il reste, comme c’était le cas à l’époque de l’Union Européenne des Paiements, le règlement en or. Le pays déficitaire déplace de l’or sur le compte du pays excédentaire, à moins que ce dernier n’accepte d’autres actifs comme des obligations publiques
. Mais, bien avant, un autre problème surgit : comment sont calculés les soldes ? A partir de quel taux de change ? Si les différentes monnaies ne sont pas rattachées à un quelconque étalon de valeur, le calcul est tout simplement impossible.
Une solution très simple…
Certes, on peut revenir à la situation passée et se référer à un contenu métallique pour chaque monnaie. Et d’une certaine façon, l’UEP était un bon modèle, simplement à cette époque nous étions dans une situation inverse de celle d’aujourd’hui, situation où il y avait pénurie de dollars et non aversion.
Clairement, à l’époque, on souhaitait une inclusion monétaire pour se libérer, alors qu’aujourd’hui on cherche à se libérer par un rejet d’inclusion dans le dollar. Pourtant cette nouvelle version de l’UEP assurerait - en principe - une meilleure stabilité au niveau des taux de change. Les banques centrales tentant de maintenir les cours pour éviter de grands déséquilibres des soldes.
….Mais fort peu réaliste
Mais il faut aller plus loin et envisager les mouvements de capitaux. Sans contrôle des changes, le fait de payer en monnaie nationale permet à chaque partenaire d’acheter des actifs financiers ou réels sans aucune limite, lesdits achats s’opérant par le jeu de la simple création monétaire. Ainsi la Chine pourrait acheter sans limite des obligations, des immeubles ou des usines en France. Et la France, pourtant d’un périmètre plus réduit, pourrait en faire autant sur les actifs chinois. Sans contrôle des mouvements de capitaux, il y aurait un développement, hors contrôle, des échanges internationaux, le tout se manifestant par une inflation monétaire incontrôlée. Un solde proche de zéro entre la France et la Chine pourrait aussi correspondre à une inflation gigantesque. On comprendra par conséquent que la disparition d’un étalon monétaire doit s’accompagner d’un contrôle des émissions monétaires nationales. La conclusion de ce raisonnement est donc que l’acceptation sans limite des paiements en monnaies nationales est irréaliste et sans doute géopolitiquement très conflictuelle. C’est dire aussi que la Chine, contrairement aux rumeurs, ne peut sérieusement pas imaginer sans limite le paiement de ses importations en yuans contre le paiement de ses exportations en monnaies nationales des importateurs. Sans compter qu’un tel scénario aurait aussi des conséquences considérables sur le cours du dollar - la monnaie qu’il faudrait marginaliser- sa demande s’effondrant à l’échelle planétaire puisque tous les échanges pourraient s’opérer sans lui - contre une offre devenue réduite.
…Et des conséquences redoutables…
Mais ce scénario produirait de lourdes conséquences sur l’or. En admettant que les soldes se paient en or, ils se feraient sur la base de monnaies minées par l’inflation, ce qui veut dire que le prix relatif de l’or, donc son cours, serait fortement croissant. Ce qui veut dire aussi que la définition des monnaies par un poids d’or deviendrait vite impensable. De ce point de vue nous serions dans la situation du 19ième, celle de l’étalon-or…, sans que les monnaies nationales soient convertibles en or. Si le 19ième siècle était aussi celui de la stabilité monétaire c’est précisément que la convertibilité en métal était un étau et toute création monétaire excessive entrainait la sortie de route avec fuite de métal, réduction de l’offre monétaire et rétablissement de la stabilité. Dans le cas supposé proposé par la Chine, nous serions en sortie de route permanente. On reproche beaucoup au système dollar d’avoir autorisé le « déficit sans pleurs », le système chinois tel qu’il est plus ou moins proposé permettrait la démocratisation de ce type de déficit. Toutes les monnaies pourraient devenir l’équivalent du dollar.
En conclusion, le scénario que l’on vient de présenter, scénario tenté avec très grande prudence dans la réalité d’aujourd’hui, n’a aucune chance de se concrétiser à large échelle. Les différentes monnaies nationales ont besoin d’un étalon réel pour exister et se comparer. Le dollar est encore bien présent.
…Et que faire de la finance ?
Mais il y a beaucoup plus important encore, et l’idée que la demande de dollars (en dehors de celle correspondant à l’achat de dette publique américaine) pourrait s’effondrer est probablement erronée. C’est que le dollar qui pourrait être évincé des échanges internationaux, resterait naturellement dominant sur les marchés financiers, lesquels disposent d’un poids plusieurs dizaines de fois supérieur au poids des échanges réels. On peut prendre pour exemple le marché des changes lequel brasse au quotidien près de 6000 milliards de dollars, pour un PIB réel mondial de 273 milliards, soit donc un volume financier 22 fois supérieur à la réalité matérielle. Rapporté au volume physique des échanges de marchandises à l’échelle mondiale, le marché des changes brasse 70 fois la réalité. On pourrait certes objecter que les échanges en monnaie nationale proposés par la Chine dégonflerait le marché des changes. Pure illusion car la nouvelle configuration suppose au final que les divers pays et leurs acteurs se protègent contre les risques de change. Or ces risques -s’ils disparaissent théoriquement du point de vue des exportateurs- sont considérables du point de vue des importateurs. Il faut assurer le coût des couvertures de change alors même que l’on a exclu le référent traditionnel qu’est le dollar. Et les exportateurs auraient tort de croire qu’ils sont à l’abri d’une variation de change puisque leur chiffre d’affaires dépendrait d’une demande internationale affectée par les taux de change.
Dans le marché des changes traditionnel, chaque acteur se couvre sur sa monnaie par rapport au seul dollar. Dans le nouveau marché des changes, il faut se couvrir sur toutes les monnaies, ce qui complexifie le travail des importateurs sans que pour autant les volumes traités ne baissent et ce, dans un contexte plus étroit en termes de liquidité. C’est qu’en effet le marché de chacune des devises est autrement plus étroit que le marché du dollar. Cela signifie par conséquent des risques plus élevés et donc des couvertures plus coûteuses. De la même façon, les exportateurs devraient imaginer des couvertures nouvelles jusqu’ici peu explorées en raison des commodités offertes par le dollar.
Que conclure ?
La monnaie est effectivement et contrairement aux apparences beaucoup plus qu’une marchandise. Elle est d’abord une institution validant un processus de soumission/inclusion. La soumission mondiale au dollar est une dépendance qui contradictoirement permet l’inclusion avec ses espaces de liberté dans un monde qui reste contraignant. Il n’est pas facile de rompre et de créer une nouvelle institution monétaire. La fin d’une dépendance ne crée pas automatiquement une nouvelle inclusion garantissant de nouveaux espaces de liberté. L’institution monétaire présente est certes bien évidemment mortelle mais son agonie sera beaucoup plus lente que souhaitée par certains.
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