Il semble bien qu’un projet d’union monétaire pour les BRICS - projet à des fins de dédollarisation - soit aujourd’hui plus ou moins abandonné. Certes, on voit apparaître des échanges en monnaie nationale , en yuans entre la Chine et la Russie, voire le Brésil ou l’Argentine, en roupies entre l’Inde et la Russie, etc. Toutefois on est encore très loin d’une dédollarisation. De grandes difficultés interviennent lesquelles supposent, pour être saisies, un examen sérieux de la question des échanges internationaux. Procédons par étapes pour comprendre.
Supposons tout d’abord un échange de marchandises entre 2 pays A et B, et supposons un échange en monnaies nationales inconvertibles. Une telle hypothèse est irréaliste : si au niveau exportation on peut imaginer un paiement en monnaie nationale (par exemple la Russie accepte le paiement en roupies du pétrole qu’elle exporte vers l’Inde), nous voyons bien qu’au niveau importation l’Inde devrait accepter le paiement en roubles. Cela signifie que, dans tout échange international, la question des devises existe. Aucun pays ne peut en faire abstraction. Et c’est bien la question de la devise ultime qui fait aujourd’hui consensus chez les uns (Occident) et débat chez beaucoup d’autres (« sud global »).
Supposons maintenant un échange avec de nouvelles règles, les monnaies nationales restant inconvertibles. Supposons que les acteurs des 2 pays A et B concernés par l’échange acceptent les paiements en monnaie nationale. Par exemple la Russie accepte de vendre son pétrole à l’Inde en roupies et l’inde accepte d’être payée en roubles pour les marchandises qu’elle vend à la Russie. Au terme de l’échange on ne pourra pas dire que le pays A a davantage exporté qu’importé, et qu’à ce titre il aura reçu plus de monnaie étrangère et perdu moins de monnaie nationale. On ne peut rien conclure puisque nous n’avons pas défini de taux de change entre les deux monnaies. Symétriquement, on ne pourra pas conclure que le pays B a reçu moins de monnaie nationale et plus de monnaie étrangère. Excédent pour A, déficit pour B, sont des notions qui ne veulent rien dire tant qu’on n’aura pas défini la valeur de chacune des 2 monnaies. Les gains à l’échange n’ont de sens que si l’on définit un taux de change. Plus concrètement encore on ne pourra rien dire des échanges entre la Russie et l’Inde si on ne peut définir le rouble par rapport à la roupie ou la roupie par rapport au rouble.
Supposons maintenant que les 2 monnaies inconvertibles se rattachent à une valeur commune, par exemple un poids d’or, on pourra alors porter un jugement sur l’échange. Au terme de ce dernier un poids d’or théorique s’est fictivement déplacé et vient matérialiser excédent et déficit. Et si une masse d’or théorique se déplace fictivement du pays B vers le pays A, on pourra dire que ce dernier est en déficit. Il n’est pas certain que l’échange puisse continuer longtemps si la masse d’or de B se déplace même fictivement. Il faut donc que le taux de change entre les monnaies puisse se matérialiser dans la réalité économique. Concrètement si roubles et roupies inconvertibles se définissent toutefois par un poids d’or théorique, une accumulation inégale de roupies par la Russie et de roubles par l’Inde va poser problème. Par exemple si, parce que la Russie grande vendeuse de pétrole à l’Inde n’achète rien à ce dernier, elle accumule de grandes quantités de roupies et l’Inde n’accumule aucun rouble, la situation devient intenable. Parce que la Russie ne peut rien faire de roupies inconvertibles elle n’a aucune raison de continuer de livrer du pétrole à l’Inde sans réel paiement : les roupies n’ont aucune valeur.
Historiquement, la question des convertibilités fut résolue par des mouvement réels d’or : les monnaies se définissent par rapport à un poids de métal et sont convertibles sans limite en métal précieux. C’est ce qu’on appelait avant 1914 le régime de l’étalon-or. Concrètement, en revenant à l’échange entre Russie et Inde, la Russie ne va pas accepter longtemps les roupies et va exiger de l’inde un paiement en or. Ce qui va déstabiliser sa situation et l’inviter à équilibrer ses échanges avec la Russie.
Si l’on fait maintenant un saut dans l’histoire, on sait que l’or fut remplacé par le dollar. Ce qui pose à nouveau la question dans notre exemple de la relation entre la Russie et l’Inde. On ne veut plus échanger en dollars …mais ce dernier, mis à la porte, rentre par la fenêtre. Que peut faire la Russie de ses roupies si elle ne peut les transformer en dollars ? Le problème se pose de puis l’hiver dernier : La Russie ne peut accepter indéfiniment des roupies….surtout si pour d’autres raisons, dont la guerre, elle ne peut plus exporter comme par le passé des armes à l’Inde. Ces réalités monétaires sont s’une importance géopolitique fondamentale et dans l’exemple que nous venons d’évoquer, tout se passe comme si l’inde, dépourvue de pétrole, se trouvait d’un seul coup, comme par magie, pourvue de gisements de pétrole et que la Russie en serait dépourvue.
Et le problème, dans notre exemple, est d’autant plus ardu qu’en dehors du couple Russie/Inde il existe toujours un marché des changes avec des taux de change roubles contre dollars et roupies contre dollars. On ne peut expulser le dollar que si l’on met en place une nouvelle façon d’exprimer les valeurs relatives du rouble et de la roupie. Cette nouvelle façon suppose la création d’une unité de compte commune qui permettrait de comparer les 2 monnaies et d’assurer leur convertibilité en unités de compte. Mais ce serait encore insuffisant puisqu’en déséquilibre des échanges on ne voit pas pourquoi Inde ou Russie accepterait d’accumuler des unités de compte, surtout si ces derniers sont eux-mêmes inconvertibles en dollars….
Une façon de solutionner la question serait d’élargir le périmètre des échanges en intégrant d’autres pays dans le jeu. C’est bien ce que l’on imagine au niveau des BRICS. Cela suppose de nouvelles institutions et un multilatéralisme au niveau d’un groupe de pays. Tout d’abord si l’on veut échapper au dollar, il faut définir l’unité de compte sur la base de critères tels le poids de chaque participant en termes de PIB. Chaque pays contribuerait à la valeur commune à partir de son poids dans le club, et un taux de change. A supposer que cette valeur soit définie, il faut ensuite construire une chambre de compensation, les déséquilibres bilatéraux étant censés se transformer en équilibre de zone monétaire. Dans cette configuration le dollar serait marginalisé mais continuerait de rôder dangereusement.
C’est que la définition de l’unité de compte est autrement difficile aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de l’Union Européenne des paiements (1950-1958). A l’époque les monnaies européennes étaient inconvertibles et se définissaient par un poids d’or. Le dollar absent des pays ravagés par la guerre (la balance américaine est considérablement excédentaire et les dollars sont animés par une force centripète) est remplacé par un dollar théorique : chaque monnaie se définit par un poids d’or exprimé sur la base de la convertibilité officielle du dollar en or (une once valant 35 dollars). Ici l’unité de compte avait du sens et les déséquilibres constatés sur la base des taux de change donnaient lieu à un paiement en métal, faute de dollars circulant en Europe. Chacun était tenu, mensuellement, de régler ses dettes, ce que l’on ne voit pas encore chez les BRICS avec des échanges donnant leu à de simples paiements théoriques, eux-mêmes encouragés par la volonté de dédollariser.
L’unité de compte de l’Union Européenne des Paiements en 1950 puis l’ECU dans les années 80 furent construits dans la perspective d’un dépassement des Etats Nations. Il y avait concordance entre la perspective d’une fin de la souveraineté monétaire et la fin de la souveraineté tout court. Une unité de compte BRICS le serait dans un sens très contrarié : on ne peut s’affirmer souverain, ce qui est quotidiennement et géopolitiquement revendiqué, et simultanément réduire sa souveraineté monétaire. Or c’est précisément ce qui se passerait en cas de perspective d’une union monétaire propre aux BRICS.
Dans le cas de l’Histoire monétaire depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le dollar s’est construit sur la base du renoncement des autres pays à leur pleine souveraineté : les monnaies européennes ne sont plus convertibles en or et ne sont convertibles que dans une monnaie particulière, celle qui restera convertible en métal. La puissance du dollar repose donc sur le fait qu’il expulse l’or comme monnaie de réserve pour y prendre sa place. Et lorsque les dollars seront animés d’une force centrifuge en raison des déficits américains (à partir de la fin des années 50) ils deviendront l’unité de compte ultime. La suite de l’histoire est simple à comprendre : en 1971, le dollar étant devenu hégémonique il n’y aura plus qu’à expulser le cadavre, celui de l’or enfin démonétisé. Pour cela le président Nixon n’aura plus qu’à déclare le dollar inconvertible : il est lui-même devenu l’or de jadis.
La réalité des BRICS est fort différente. L’unité de compte de l’UEP, puis l’Ecu, puis l’euro, a pu se construire sur la base d’une soumission au dollar et à l’ordre mondial qui lui correspondait. Un ordre qui confirmait la puissance américaine et la fin des Etat-Nations pour les autres pays. L’unité monétaire des BRICS peut-elle à l’inverse se construire indépendamment du dollar ? Le contexte est d’autant plus difficile que l’unité de compte à construire ne serait que le paravent du yuan, et une unité de compte qui serait toujours exposée à sa convertibilité face au dollar.
Dans un monde où unanimement les monnaies sont considérées comme des marchandises relevant d’une cotation come n’importe quelle matière première, le taux de change restera une épée de Damoclès. L’éventuelle monnaie commune des BRICS serait ainsi amenée à construire une armée de produits financiers permettant le maintien du cours et le maintien des cours des monnaies des pays adhérents. Et dans un tel contexte les produits de couverture des taux seraient d’autant économiquement supportables que les marchés seraient profonds et donc parfaitement liquides. A ce niveau quelle monnaie peut avoir la profondeur de marché dont le dollar profite ? Comme sur les produits de haute technologie Les barrières à l’entrée sont considérables et on voit mal comment les BRICS pourraient se risquer à s’alourdir de difficultés économiques supplémentaires. Déjà la banque de développement de BRICS ( New Development Bank, NDB) n’arrive pas à se passer des financements en dollars pour ses opérations au profit des pays adhérents. Au-delà des difficultés géopolitiques comme l’opposition radicale entre Chine et Inde, ou le quasi abandon des « petites monnaies » (Rand, Real, etc.) face au Yuan, la simple rationalité s’opposera à tout projet de monnaie commune.