A plusieurs reprises, nous nous sommes interrogés sur la réalité de l’industrie financière et en particulier de sa corrélation entre l’importance considérable de la dette publique et la démesure de la finance[1].
La présente note se propose d’aller un peu plus loin à un moment où s’agissant de la France, le budget de l’Etat doit être rapidement corrigé en raison d’un creusement de déficit qui serait impulsé par un défaut de croissance[2].
La couverture du déficit et de la dette correspondante se déroule, en France comme ailleurs, par le biais d’un accord contractuel entre une agence (l’Agence France Trésor chez nous) et des institutions bancaires ou financières. Ces dernières deviennent en quelque sorte des organisatrices du marché de la dette publique. Appelées « dealers » aux USA, elles sont « SVT » (spécialistes en valeurs du Trésor) en France.
Les effets premiers de toute levée de dette publique.
Au terme d’une adjudication dans laquelle elles sont engagées, (2% minimum du capital de dette levée pour chacune des 15 SVT pour la France) le compte du Trésor à la banque centrale est crédité du montant de dette souscrite, tandis que les comptes des banques acheteuses à cette même banque centrale sont débités pour un même montant. Globalement au terme de l’opération, le total du bilan de la Banque centrale est inchangé. Ce qui change est bien évidemment la liquidité du Trésor qui se trouve améliorée au titre de la mise œuvre de ses différentes opérations de dépenses, mais aussi à l’endroit de toutes les banques et donc pas seulement les SVT qui ont participé à l’adjudication. Ces banques et autres institutions financières ont pu participer aux enchères concernant la vente de bons du Trésor soit à partir d’une épargne figurant au passif de leur bilan, soit par simple création monétaire, soit par le recours à de la dette : une institution financière peut en effet s’endetter pour acheter des bons du Trésor. Les effets premiers laissent donc fermer le robinet de la création monétaire par la banque centrale. Quant à la dette nouvelle, cette dernière est soit financée par une épargne soit classiquement, par la création de monnaie de banque.
Des effets secondaires
Les choses peuvent rapidement se complexifier.
Une première complexification est que la dette publique nouvelle serve au remboursement de bons arrivés à échéance (environ 50% des adjudications en France aujourd’hui). C’est dire que plus l’endettement passé est lourd, plus il faut alourdir la nouvelle dette.
Une seconde complexification est que la dette fait l’objet d’une cotation en continue et donc se trouve soumise à la spéculation. Ainsi chaque mois se trouve brassé sur la seule dette américaine, un peu plus du total du PIB des Etats-Unis. [3] C’est dire que l’on trouve un très grand nombre d’acteurs qui ne sont nullement engagés sur le terme de la dette mais sont davantage intéressés par des fluctuations de prix. D’où des prises de risques, toujours selon les autorités américaines, allant jusqu’à 55 fois la mise de départ. Cette complexification entraîne d’autres risques tel celui de la formation d’un spread de taux au regard de dettes publiques concurrentes.
Une troisième complexification est celui de la revente immédiate à la banque centrale de tout ou partie des titres achetés. Cette revente se matérialise de la façon suivante : les comptes des banques à la banque centrale sont crédités des montants cédés à cette dernière. Le passif et l’actif de la banque centrale augmentent et donc le bilan s’alourdit ce qui correspond à une création monétaire par la banque centrale. Le robinet de monnaie centrale est ouvert.
Des effets de troisième ordre.
La revente à la banque centrale rétablit la liquidité bancaire et les établissements correspondants peuvent mobiliser leur compte à la banque centrale pour se livrer à de nouvelles opérations. Dans le même temps, le flux des dépenses publiques augmenté de la dette nouvelle se retrouve au passif des banques (l’endettement nouveau du secteur public est aussi un excédent nouveau pour le secteur privé). Au final, l’aisance des banques s’accroit du montant de la dette nouvelle et leur potentiel de création monétaire se gonfle. A ce niveau, une interrogation et des choix doivent s’opérer :
- « La surliquidité choisit l’économie » : Si le mouvement des affaires laisse espérer une rentabilité supérieure par le canal de l’investissement dans l’économie réelle (par exemple l’achat d’une nouvelle machine dans une PME), la nouvelle liquidité bancaire sera affectée à des projets porteurs de valeur ajoutée dans l’économie réelle. Dans ce cas et quel que soit le lieu de l’investissement, un retour réel sous forme de valeur ajoutée est envisageable.
- « La surliquidité choisit la finance » : Si, inversement, le champ de la spéculation s’élargit et laisse espérer une meilleure rentabilité que dans l’économie réelle, la nouvelle liquidité prendra le chemin de la seule finance. L’élargissement est d’abord la financiarisation de toutes les activités avec la transformation de toutes les marchandises, (y compris les « marchandises financières telles les actions, produits dérivés, etc.) en « réceptacles » financiers (ce qu’on appelle le sous-jacent). Toutes les marchandises de l’économie réelle peuvent aujourd’hui devenir des réceptacles : toutes les matières premières, tous les produits de l’agriculture, tout l’immobilier, etc. On pourra même financiariser des marchandises irréelles en développant et en institutionnalisant (« Coinbase » par exemple) la spéculation sur les cryptos. Constatons que l’élargissement correspond aussi à une création continue de nouveaux marchés sur lesquels les outils spéculatifs peuvent s’aiguiser et se perfectionner. Les gains de productivité si courants dans l’économie réelle, peuvent devenir des gains de productivité financière uniquement tournés sur des paris concernant la fluctuation des prix. Concrètement, le Trading automatique peut en théorie améliorer la production de valeur comme le ferait le développement de robots sur des chaînes d’assemblages de voitures. Il s'agit au fond de réduire le temps, celui de l'information côté finance, celui de le production côté industrie. La question est pourtant de savoir s’il s’agit d’une valeur ajoutée réelle. Nous y reviendrons.
- Le scénario du choix de la finance domine celui de l’économie : S’agissant du choix fondamental entre « paris sur fluctuations de prix » (spéculation) et investissement réel, on constate qu’Il est plus facile d’acheter des actifs existants que d’investir sur des actifs en voie de construction, et donc on peut comprendre que les institutions financières gorgées de liquidités se tournent de plus en plus vers la finance et moins vers l’industrie. Et de ce point de vue, utiliser la surliquidité des banques en achetant des actions ou obligations d’entreprises industrielles ne signifie pas nécessairement un investissement réel mais simple pari. Cela concerne notamment le financement des start-up de la tech. Cela signifie que la surliquidité résultant d’un déficit public monétisé par la banque centrale doit logiquement cohabiter avec une bonne tenue des cours boursiers. C’est bien ce que nous constatons concrètement. Avec parfois l’étonnement –proprement inattendu- des économistes : pourquoi de telles performances sur les marchés alors que la croissance économique réelle reste si modeste ?
Résultats
1 - Un patrimoine inarticulé à la richesse : Parmi les produits financiers qui se développent le plus vite nous trouvons les actifs immobiliers figurant sous la forme d’actions ou d’obligations. Ainsi le capitalisme de la gestion d’actifs immobiliers a vu ses encours doubler depuis 2008. Il représente aujourd’hui, à l’échelle mondiale, près de 11000 milliards d’euros. S’agissant de la seule France, la surliquidité bancaire s’est aussi largement orientée vers la finance immobilière avec un encours de gestion de 365 milliards d’euros, soit une hausse de 80% sur une dizaine d’années pourtant marquées par une faible croissance économique globale. L’oligopole financier correspondant détiendrait ainsi plus de 30% du patrimoine immobilier d’entreprise et 50% de celui de Paris.
Pour autant, il ne s’agit probablement pas d’une rente injustifiée puisque que nous sommes, dans ce cas de figure, dans un investissement de l’économie réelle. Simplement, la surliquidité favorise la financiarisation et une élévation des cours du patrimoine correspondant. La surliquidité ne débouche pas sur de la richesse matérielle supplémentaire mais plus probablement sur un effet de creusement des inégalités : La surliquidité se trouve davantage sur les comptes bancaires d’agents fortunés ou aisés et cette surliquidité crée une hausse de prix d’une masse de richesses restées inchangées.
Au total le premier effet de l’ouverture du robinet monétaire de la banque centrale, faisant suite à l’augmentation d’un déficit budgétaire, est de constater un effet prix qui n’est pas la conséquence d’une augmentation de la richesse.
2 - L’aventureuse couverture des risques : Mais, le véritable problème de la financiarisation facilitée par la politique de monétisation d’un déficit budgétaire se situe plus particulièrement au niveau de la spéculation concernant la couverture des risques. A ce niveau, on constate empiriquement que les risques de taux de change ou de taux d’intérêt, voire plus encore aujourd’hui de prix de tous les intrants sont un vrai problème pour l’économie réelle. Que l’on soit producteur, exportateur, importateur, investisseur, voire simple ménage, les modifications de taux ou de prix[JW1] - souvent peu prévisibles - sont un risque majeur pour les acteurs du jeu économique. Depuis très longtemps et bien avant la monétisation des dettes publiques, la finance était traditionnellement une industrie assurantielle contre ce type de risques. Bien évidemment, l’ouverture du robinet de monnaie banque centrale élargit considérablement la puissance de l’industrie financière. La monnaie centrale, au terme d’un périple initié par la dette lancée par les autorités publiques, devient la matière première essentielle au développement de son activité.
Rappelons en effet le schéma : nouveau déficit -> achat de dette par les banques -> rachat de la dette par la banque centrale-> surliquidité bancaire (la nouvelle dépense publique se trouve sur des comptes bancaires) -> financiarisation accrue -> spéculation généralisée.
Retenons toutefois que la couverture des risques n’est qu’un pari qui ne fait jamais disparaître le risque lui-même. Ce qui signifie que l’achat d’une protection n’est que le transfert d’un risque. Prenons une situation concrète pour mieux comprendre. Par contrat avec une banque, je me couvre contre par exemple une modification de taux de change, mais la banque qui accepte cette opération doit elle -même se couvrir contre le risque qu’elle prend en acceptant un tel contrat… d’où une chaîne sans fin qui explique le gigantisme financier. D’où un effet considérablement multiplicateur du robinet de monnaie centrale sur des marchés qui deviennent démesurés : 7000 milliards de dollars au quotidien sur le seul marché des changes, près de 1000 milliards de dollars au quotidien pour le seul marché de la dette publique américaine, 250 milliards de dollars au quotidien, pour les seules transactions financières sur le seul pétole brut, etc. Des chiffres qui dépassent, au quotidien, de plusieurs dizaines de fois le total du PIB planétaire… Tout cela au nom de la couverture des risques…induits par l’activité économique de base. Finalement, toute une activité complètement irréelle qui mobilise des dizaines de millions de cadres et spécialistes très compétents à l’échelle de la planète. Les économistes devraient à ce niveau tenter de réfléchir sur le coût d’opportunité de ce marché du risque. Ainsi la valeur gagnée par les acteurs de la couverture est-elle réellement supérieure à la valeur perdue dans une économie réelle qui serait dépourvue de ces instruments de couverture ?
Nous ne répondrons pas à cette question. Par contre, nous nous contenterons d’en poser une autre en tentant de comparer les actuelles institutions de la dette publique avec celles que nous avons si souvent évoquées[4]. Pourquoi les Etats doivent-ils être des interdits bancaires alors qu’ils pourraient, sous contrôle démocratique, retrouver leur pleine souveraineté sur la monnaie et donner des ordres correspondants à des banques centrales censées devenir raisonnablement obéissantes ? Pourquoi s’endetter en s’interdisant de créer de la monnaie et en confiant la clé de cette création à une banque centrale dite indépendante ? Une institution qui sera incapable de faire en sorte que la-dite création se déploie dans l’économie réelle et se contentera de rester simple spectatrice d’un tsunami financier porteur d’inégalités croissantes entre les acteurs du jeu économique. Oui, l’économie va mal, oui l’économie réelle se trouve de plus en plus incapable de payer la dette…mais la finance se porte très bien. Simple corrélation ou lien causal ? Au lecteur de découvrir. Peut-être en tentant d’aller au-delà des très nombreux bavardages actuels impulsés par l’état des finances publiques de tout l’Occident.
Jean - Claude Werrebrouck le 21/02/2024.
[1] Voir notamment : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-finance-n-est-pas-le-casino-quoique-59764126.html
[2] Le ministre des finances annonce le 18 février une réduction de la croissance pour 2024 (passage de 1,4 à 1% de croissance). Il s’agir encore d’un scénario optimiste qui toutefois entraîne une baisse de 10 milliards d’euros des dépenses programmées.
[3] 904 milliards de dollars chaque jour du mois de janvier 2024 selon la Sifma (Securities industry and financial Markets)
[4] Voir par exemple : http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/01/construire-la-colonne-vertebrale-d-une-france-renaissante.html, http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/01/la-france-renaissante-dans-une-europe-reconfiguree-version-2.html, http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/01/une-france-renaissante-dans-un-europe-reconfiguree-version-2.html