L’Etat Britannique va-t-il abandonner la Livre Sterling?
Les Etats se sont toujours intéressés à la monnaie, un objet qui, en très longue durée, fut l’outil indispensable de leur naissance, de leur construction… et aussi de leur béquille. Contrairement à ce qu’on enseigne dans les écoles et universités, la monnaie est beaucoup plus qu’un instrument d’échange ou de réserve de valeur : elle est ce qui permet à l’entité Etat d’exister. La nature de ce dernier - jamais étudiée dans les instituts d’études politiques ou autres facultés de Droit- est la relation d’appropriation de ce qui constitue le collectif d’un ensemble humain par un individu ou groupe d’individus. Derrière l’idée d’Etat existe déjà un rapport entre endettés et créanciers. Un rapport entre exploiteurs et exploités diraient les marxistes, le produit de cette exploitation spécifique s’appelant « impôt ». Bien entendu les formes de ce dernier furent historiquement variables et iront de l’esclavage de jadis au simple taux de TVA d'aujourd’hui. Bien entendu aussi, l’ADN des Etats s’est modifié au cours du temps et ces derniers sont devenus, en régime démocratique, une organisation où une majorité peut, au détriment d’une minorité, utiliser ce qui est devenu les outils de la puissance publique. Identifier la nature profonde des Etats aujourd’hui suppose de comprendre les mécanismes de son Big Bang voici plusieurs milliers d’année, évènement qui passe par l’apparition de la monnaie.
Le Big Bang des Etats est le moment où un objet - qui s’appellera plus tard monnaie- est devenu un outil technologique permettant aux endettés de régler leur dette envers le pouvoir censé protéger la collectivité. Cet outil technologique de règlement d’une dette, et donc aussi outil de pérennisation d’un ordre social naissant, ne peut avoir n’importe quelle forme et c’est l’Etat et ses dirigeants qui vont la définir. Concrètement, on voit mal un pouvoir accepter n’importe quelle valeur d’usage ( arcs, flèches, nourriture, animaux, etc.) au titre du règlement de la dette de ses sujets. C’est lui qui, autoritairement, par essais et erreurs, vient en fixer la forme. On comprend que cette forme soit, d’un point de vue utilitaire, la plus universelle possible, donc la plus liquide. Historiquement, l’objet qui devait s’imposer au titre de la domination, donc au titre de l’utilisation des moyens de production du collectif à des fins de pouvoir, fut le métal précieux. L’or devait ainsi devenir la forme primitive de ce qu’on appellera la monnaie.
Historiquement, on comprend que l’émission monétaire fut d’abord le travail d’esclaves dans des mines d’or. Une production d’or permettant pour le pouvoir d’obtenir les liquidités assurant la reproduction du dit pouvoir, y compris et surtout contre les pouvoirs concurrents. On comprend déjà les premières formes de la circulation monétaire : distribution de morceaux de métal (Assyrie) devenant progressivement pièces d’or (Grèce) à des mercenaires qui feront la guerre aux pouvoirs concurrents, mercenaires qui échangeront ces pièces contre des biens de subsistances auprès d’individus qui deviendront progressivement des marchands…lesquels assujettis à l’impôt feront circuler le métal vers le pouvoir qui lui-même se renforcera par des productions de métal supplémentaires. L’Etat solide est celui qui arrive à faire tourner son « circuit du Trésor ». Les autres sont fragiles. L’enjeu est considérable et le reste encore aujourd’hui : il est au cœur de la problématique de l’euro et peut-être même de celle du dollar.
Les mines de métal n’étant pas nécessairement bien réparties, la guerre deviendra une activité régulière …mais aussi coûteuse. Historiquement, ces créanciers que seront les Etats vont devenir eux-mêmes endettés auprès de nouveaux agents qui deviendront des banquiers. D’où les premières formes de dettes publiques et autres bricolages comme la baisse de la teneur en métal des pièces.
Derrière toutes ces configurations historiques, il faut comprendre que les Etats sont aussi menacés par ce qu’on pourrait appeler la perte de la centralité monétaire. Si d’autres agents peuvent produire de la monnaie et si ces mêmes Etats ne sont plus capables d’en produire, ils ne leur restent plus que l’impôt et la dette. On comprendra par conséquent que cette centralité sera brutalement récupérée lors des grandes guerres en particulier mondiales. On impose alors le billet que l’on fabrique sans limite (planche à billets) pour payer ces nouveaux mercenaires que sont les modernes matériels de guerre.
L’euro est précisément un moment historique de perte de la centralité. Sans doute pour la première fois depuis très longtemps, les Etats ont perdu toute possibilité de créer leur monnaie et sont potentiellement réduits à devenir des débiteurs alors qu’ils étaient naguère des créanciers purs. Curieusement, et sans doute en allant un peu vite, des organisations financières peuvent obtenir des Etats une « licence bancaire »…portant autorisation de créer de la monnaie…laquelle finance les anciens créanciers purs...contre paiement d’un intérêt…Les Etats décapitent ainsi ce qui faisait leur puissance. Curieux moment d’une histoire dont les plis ne sont guère sérieusement interrogés.
La centralité monétaire est - au-delà de l’euro - menacée de tous côtés. C’est ainsi qu’au-delà de monnaies privées sur lesquelles les Etats ont encore un droit de regard (les monnaies des banques) se créent aujourd’hui, à la faveur d’une révolution technologique, des monnaies numériques entièrement privées. Si la pioche était l’outil de recherche et de production de l’or et donc de la monnaie, l’ordinateur est aujourd’hui l’outil de production du bitcoin. Un outil qui n’est en aucune façon maitrisé par l’Etat et peut l’affaisser dans ses fonctions traditionnelles. Les Etats sont ainsi de potentielles victimes de la fragmentation des espaces monétaires. On sait qu’ils s’apprêtent par l’intermédiaire de leurs banques centrales à réagir et à restaurer ce qui leur reste de centralité. Une restauration qui, potentiellement, pourrait aller très loin et qui sera probablement l’objet d’une très grande bataille dont nous ne connaissons pas encore les résultats.
Le combat centralisation/fragmentation monétaire n’en est qu’à ces débuts et tout dépendra des formes de pilotage et de gestion des conflits à l’intérieur et entre les grands acteurs de l’écosystème politico monétaire : Etats/Trésors, banques centrales, Banque des Règlements Internationaux, banques classiques, « shadow banking », régulateurs mondiaux, européens, nationaux. Sans oublier bien sûr les entreprises dont celles qui fabriquent les innombrables monnaies numériques et les ménages qui verraient d’un bon œil la possibilité d’alléger leur « statut d’endetté » par le biais de la monnaie numérique privée.
Grand soir des Etats ou retour à leurs formes primitives ? Disparition des Etats ou retour à leur Big Bang ? Retour au nid douillet de la centralité monétaire ou évaporation de toutes les institutions ? Pérennisation des bavardages sur la dette publique française ou réflexion sérieuse sur l’anormalité de sa taille et de sa configuration, ses liens avec l’abandon de la centralité monétaire, ou celui de ses rapports avec une réalité anthropologique française si spécifique? Le débat centralisation/fragmentation monétaire peut-il être laissé aux seuls économistes ?
Le contexte britannique ne semble pas favorable au rétablissement de la centralité monétaire et les forces de la fragmentation sont sur le point d’établir un partenariat d’un type nouveau avec le Trésor. C’est ainsi que le « Debt Management Office » ( le petit frère de notre Agence France Trésor) s’apprête à lancer de la dette britannique sur la blockchain[1]. C’est dire que le Trésor Britannique, si l’opération se concrétise, s’apprête à utiliser des bitcoins au titre de la dépense publique… A moins que lesdits bitcoins soient simplement considérés comme un actif permettant par le jeu de la spéculation d’enrichir le Trésor britannique… A moins que le Trésor britannique joue un rôle de valorisation du bitcoin, actif digital devenu - depuis quelques mois - possible sous-jacent de produits structurés. On ne sait plus « qui aide qui ?» tant les acteurs et institutions correspondantes s’adonnent à une intrication difficile à analyser. Nous invitons simplement le lecteur à réfléchir sur l’étrangeté de la situation. On avait déjà vu des « Etats faillis » utiliser d’autres monnaies…légales…mais jamais un Etat réputé solide recourir à des monnaies strictement et jalousement privées.
A suivre sous un nouveau titre à paraître : « Scénarios de la bataille des monnaies numériques »
Jean Claude Werrebrouck
[1] Cf l’article de Nicolas Madeleine dans Les Echos du 8 octobre dernier.