L’ex-arbitragiste est en prison. Les juges ont « dit le droit », à partir de faits incontestables : l’intéressé n’a pas respecté les règles de l’entreprise. Jérôme Kerviel était sous les ordres de cette dernière, laquelle respectait celles du code monétaire et financier. En mettant gravement en cause l’existence de l’entreprise, il ne fait pas de doute que le prisonnier était bien coupable.
Reste la légitimité des fonctions autorisées et encadrées par le dit code monétaire et financier.
Légalité et Légitimité du code monétaire et financier.
Les fonctions de trader et de spéculateur sur des valeurs sont bel et bien des paris sur fluctuations de prix. A ce titre, elles devraient respecter le code civil lequel explique, dans son article 1965, que « La loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le paiement d’un pari ». On sait toutefois qu’une loi , celle du 28 mars 1884, introduira des limitations à ce qu’on appelle l’exception de jeu, ce qui permettra le retour des marchés à termes, interdits depuis la seconde Restauration.
Comprenons : selon l’article 1965 du code civil les paris ne sont pas interdits, relèvent du libre exercice de la vie privée, mais la société ne veut pas en entendre parler et ne prête pas sa force coercitive aux fins de respecter ce type d’activité.
La loi de 1884 connaitra un bel avenir et se trouve être à l’origine de beaucoup d’échanges quotidiens qui se résument à de simples jeux, de simples paris : 5500 milliards d’euros par jour sur le seul marché des changes. Et, au-delà des bourses investies par l’immense cohorte de simples parieurs, c’est aussi l’ensemble des marchés à termes où 99% des participants sont très éloignés des réelles implications économiques exigées par l’existence même des sous-jacents. C’est aussi sur cet ensemble de jeux que les gains sont les plus importants. Sans cette loi, les paris ne seraient guère respectés et la finance marginalisée au sein de l’économie.
Le code civil tentait de faire respecter un principe qui pourrait remonter à Aristote et à sa répugnance de la chrématistique : « nul ne saurait s’enrichir par le jeu de l’échange ». Vendre ou acheter une marchandise, que l’on produit/utilise/consomme, n’est pas un simple pari, n’est pas un jeu, et correspond à une utilité sociale dont l’intensité est exprimée par un prix. Réguler par la loi ce type d’échange, n’a rien d’illégitime. En revanche spéculer sur des variations de prix d’un sous-jacent, ni produit ni utilisé ni consommé, n’est à priori guère porteur de légitimité. En ce sens, si la loi de 1884 (et toutes les autres qui stipulent l’interdit de l’exception de jeu) est légale et crée de la sécurité pour les spéculateurs, sa légitimité -en revanche- pose problème : la règle est légale mais pas nécessairement légitime.
On peut comprendre la tentation de la protection, par l’existence de produits de couverture seulement accessibles aux agents réellement impliqués, dans la marchandise porteuse d’utilité sociale. Ces produits reposent bien sur des paris, mais des paris qui protègent l’économie réelle.
Par contre, il est peu acceptable de faire entrer sur les marchés des agents dont le seul désir est de jouer.
C’est bien sûr le cas des banques et des activités de trading sur compte propre. Avec un jeu dans le jeu : il s’agit de faire croire que ces activités sont toujours des activités de couverture des échanges réels. Quant à l’envahissement de la nuée des spéculateurs, l’argument – toujours avancé -de la liquidité et de la profondeur apportée sur les marchés, constitue une réponse manifestement fragile.
La légalité cache manifestement les intérêts d’une masse croissante d’acteurs peu intéressés de par leur activité, à l’économie réelle.
L’affaire Kerviel est essentielle : plus on se penche sur l’illégalité des activités de l’ex-arbitragiste, et moins l’attention se porte sur une légitimité à tout le moins contestable des activités bancaires. Maintenant il est clair que la Banque ne fait dans ces activités sur compte propre que respecter le droit. On a donc tort d’attaquer la Société Générale : il vaut mieux porter les efforts de la contestation sur les entrepreneurs politiques trop obéissants au lobby de la finance.
Légitimité peu assurée et proximité du délit d’initié.
Mais le soupçon d’illégitimité de l’interdit de l’exception de jeu, et donc de la légalité d’une grande partie du droit financier, s’aggrave lorsque l’on se penche sur le fonctionnement réel des paris. Enracinés dans des contrats financiers, ces derniers ne se nouent qu’au travers d’une consommation gigantesque d’informations de toute nature, informations dont la valeur dépend d’autres informations concernant la pertinence des premières et surtout de leur vitesse de saisie : le premier accédant à l’information est souvent le gagnant du pari. Il en résulte une pression gigantesque sur les offreurs d’informations et le donc le risque bien connu de délit d’initié. C’est ainsi de façon presque spontanée que cette activité -contestable du point de vue de sa légitimité - se rapproche immanquablement du champ des activités franchement délictueuses. Quelle distance entre l’information et le délit d’initié ? Mais aussi quelle distance entre l’information et la tromperie ? Nous tombons là dans le champ de l’activité des régulateurs lesquels pataugent dans d’inextricables difficultés.
Jérôme Kerviel, s’il ne s’est pas personnellement enrichi, est assurément un délinquant. Il a toutefois été baigné dans un système peu légitime et beaucoup trop proche de la délinquance pure. Parce que les paris sur fluctuations de prix sont devenus l’essentiel de l’industrie financière, il appartient aux entrepreneurs politiques d’extirper cette industrie de sa trop grande proximité avec le champ des activités délictueuses. Mais il est vrai que le lobby financier n’entend pas faciliter la moralisation de la loi. Aussi, se féliciter de la condamnation de Jérôme Kerviel , c’est faire jouer à l’intéressé le rôle de bouc émissaire rétablissant la confiance envers un système.