Nous publions ci-dessous la seconde partie de notre voyage dans l’histoire, et ce aux fins de bénéficier du décentrement nécessaire, à la bonne compréhension des événements monétaires et financiers qui accablent le monde.
Partie 2 La dette : entre le mode hiérarchique et le mode marché.
L’article du 6 janvier 2011 introduisait déjà les apports de Ronald Coase pour étudier les modalités possibles de la gestion de la dette. Lorsque la Banque centrale est sous l’autorité hiérarchique du Trésor, il peut en être de même de la dette pour laquelle volume et prix sont possiblement politiquement décidés. A l’inverse lorsque la Banque centrale est indépendante, la dette éventuelle ne peut –être qu’externalisée et passe par la mobilisation du marché.
Selon le langage Coasien le choix de la hiérarchie ou du marché est lui-même affaire de prix : coût d’utilisation du mécanisme de l’autorité, à comparer au coût d’utilisation du mécanisme du marché. Sauf qu’ici, à l’inverse de l’entreprise, seule à décider, de ce qui doit être internalisé et de ce qui doit être externalisé, le Trésor, et le pouvoir politique qui l’active, se trouvent dans une situation globale fort complexe. Les entrepreneurs politiques se devant de repérer les choix dominants – voire les croyances - de groupes de sujets ou citoyens nombreux, groupes numériquement inégaux, groupes disposant d’un inégal accès à l’information ou d’un pouvoir inégal de sa manipulation, et groupes aux intérêts fondamentalement divergents … et parfois contradictoires à l’intérieur d’un même groupe. C’est que chaque sujet ou citoyen, se trouve en effet à l’intersection de nombreux groupes d’appartenance : épargnant, salarié ou dirigeant dans telle ou telle branche professionnelle, contribuable, etc. A cette complexité il faut aussi ajouter que l’alternative « autorité/marché » dans la gestion de la dette, n’est qu’un choix politique parmi tant d’autres produits politiques à commercialiser auprès des sujets ou citoyens. Et parmi ces innombrables produits, existent des produits, eux-mêmes additions de produits politiques, qui fixent le périmètre de la dette : le niveau de pression fiscale d’une part, et le volume des dépenses publiques d’autre part. En sorte qu’il est très difficile d’établir une théorie fine - à la Coase par conséquent - des choix politiques concernant la gestion de la dette. D’où la conclusion qu’au fond ce sont de grandes ruptures historiques, ruptures relevant probablement de la théorie de la complexité ou du chaos, qui permettent d’expliquer les grands choix en matière de la gestion de la dette : choix anglais, après la révolution de 1688, avec création d’une banque centrale indépendante (1694), une dette publique cotée en bourse (1720) et les célèbres « consols » à 3% ; choix français, avec plusieurs ruptures ( 1789 et la « foi publique », 1945 et l’Etat tout puissant, 1973 et le libéralisme) ; choix allemand, après la grande inflation qui fait suite à la première guerre mondiale. D’autres exemples pourraient être envisagés. Celui de la France, intéressant en ce qu’il présente plusieurs ruptures , sera ici plus particulièrement envisagé.
Une préférence bien affirmée pour le mode marché.
Le pouvoir qui se met en place en 1789 trouve sa légitimité, par rupture avec ce qu’il croit être les turpitudes de l’ancien régime : la dette publique, souvent victime d’un « haircut » sous la monarchie, sera verbalement sacralisée. Tels sont les termes du décret du 13 juillet 1789 : « l’assemblée, interprète de la nation…déclare que la dette publique ayant été mise sous la garde de l’honneur et de la loyauté française….nul pouvoir n’a le droit de prononcer l’infâme mot de banqueroute, nul pouvoir n’a le droit de manquer à la foi publique sous quelque forme et dénomination que ce puisse être ». Et il s’agit bien d’une simple déclaration verbale, puisque quelques années plus tard, le déluge des assignats devra consacrer la « mobilisation de la dette » (le paiement des arrérages n’est plus assuré) et plus encore la « banqueroute des deux/tiers » (30 septembre 1797). Pour autant, la naissance de la banque centrale étudiée en partie 1 du présent texte, révèle la volonté politique de s’approcher du système anglais, pour lequel le recours au marché semblait bien fonctionner, et devait même magnifiquement fonctionner, notamment pendant la période napoléonienne, où l’effort militaire se paiera par émission de « consols », jusqu’à 228% du PIB britannique. Les entrepreneurs politiques français ( 2 empereurs, 3 rois et les dirigeants de la troisième république naissante) seront soucieux d’en revenir à la « foi publique », en utilisant aussi largement que possible les mécanismes du marché. Sans doute la banque centrale fonctionne t’elle en hiérarchie, mais -comme indiqué dans notre première partie, même si l’Etat a la main lourde - les apparences de l’indépendance sont mises en avant, avec notamment la fiction de conventions libres entre gouverneurs et ministres des finances.
Pour le reste, il y a bien utilisation des mécanismes du marché et ce jusqu’en 1914. Et ce mécanisme est d’abord celui de la rente publique en tant qu’obligation perpétuelle, constamment liquide, grâce notamment, à la Bourse de Paris. Sur l’ensemble du 19ième siècle, son volume s’accroit, pour représenter environ la moitié de l’épargne nationale, et concerner près de 3 millions de ménages en 1914. Au-delà de fluctuations impulsées par les grands évènements du siècle (doublement de la dette publique après les cent jours, révolution de 1848, guerre de 1870) et de quelques crises financières, dont le krach de 1882, le taux est régulièrement décroissant, et rejoint progressivement celui des « consols » britanniques. Le bon fonctionnement du marché de la dette, est assuré par-quelques règles simples, qui existaient déjà dans nombre de pays européens: contrôle du parlement sur les budgets et déficit maitrisé, défiscalisation des rentes sur l’Etat (au moins jusqu’en 1850), faible régulation financière, et banque centrale apparemment indépendante.
Il y a bien maitrise du déficit public, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas, puisque sur la période 1816 – 1899 on ne comptera que 7 années excédentaires. Et ce déficit est « demandé par le marché » puisque sa contrepartie, la rente défiscalisée depuis une loi du 22 frimaire de l’an 7, constitue une partie non négligeable de la fortune de la bourgeoisie française, voire de l’ancienne noblesse, qui reçoit avec la restauration, un milliard de francs de rente au titre des réparations. Et cette demande est d’autant plus forte, que l’option de remboursement par anticipation, au pair, ferait disparaitre la rente en cas d’excédent, entrainant lui-même une baisse des taux. Il faut en effet comprendre que si le taux du marché devient inférieur au taux d’émission, les fonctionnaires de la Direction du Mouvement Général des Fonds (DMGF) - l’équivalent du ministère des finances aujourd’hui - utilisaient cette option désavantageuse pour le rentier. La classe des rentiers dans son ensemble avait donc intérêt à un déficit ni trop important (pour risque de banqueroute) ni trop faible (pour limitation excessive de la rente). La grande bourgeoisie notamment parisienne – groupe social politiquement déterminant - déléguait ainsi aux entrepreneurs politiques de l’époque, la bonne gestion de ses affaires.
Il y a aussi, au-delà de l’incitation fiscale, bonne souplesse de la régulation financière. L’ordre des agents de change créé en 1723, pour notamment empêcher les ventes fictives d’effets publics visant à en faire baisser le prix, ne dispose pas d’un monopole réel, et un « shadow banking » devient avec ce qu’on appelle la « coulisse », une instance de transactions plus importante que la bourse officielle, avec déjà une cotation en continu. Le marché à terme qui s’y développe est, lorsqu’il s’agit de vente à découvert, considéré par Bonaparte comme malveillance envers l’Etat. Pour autant, ce dernier est trop préoccupé par l’idée de « foi publique » pour l’interdire. Ultérieurement, les articles 421 et 422 du code pénal interdisant la spéculation sur effets publics seront de moins en moins en usage, tandis que la loi du 28 mars 1885 viendra interdire « l’exception de jeu », afin de donner aux contrats financiers une garantie de bonne exécution des engagements. En clair, l’Etat est présent pour assurer la bonne liquidité de la dette publique. Exactement comme aujourd’hui, avec l’agence France Trésor et les autorités de régulation, qui n’ont d’autre objectif que d’assurer le bon fonctionnement des marchés.
Sans doute existe-t-il quelques freins au « tout marché » de la gestion de la dette. Ainsi, la création de la Caisse des Dépôts et Consignation , relève plutôt d’une gestion sur le mode hiérarchique, puisqu’il lui est imposé d’employer les fonds qu’elle reçoit en titres de la dette publique. Injonction plus grave encore à partir de 1837, avec les fonds de caisses d’épargne, et surtout 1881 avec la création de la Caisse Nationale d’Epargne. Il est vrai qu’à cette époque, la dette s’est considérablement accrue, avec l’obligation de verser le ¼ du PIB à l’Allemagne, au titre de la libération du territoire. Sans doute sommes nous déjà dans la stratégie du « circuit du Trésor », et le passage partiel au hors marché de la dette. Toutefois la période, sauf en ce qui concerne la banque de France, est globalement « libérale » et ressemble assez bien au vécu d’aujourd’hui.
La grande marche vers un mode hiérarchique de la gestion de la dette.
Inutile de reprendre dans le détail les transformations des rapports entre banque de France et Trésor, rapports déjà examinés dans le présent texte, sous le titre « des banquiers centraux écrasés », et transformations qui vont concerner la période 1914- 1973.
Il faut toutefois bien comprendre que le passage au mode hiérarchique, signifie de fait la fin de la « foi publique » et la promotion des idéologies collectives sur le thème de la « planche à billets ». Cela signifie des turbulences dans le fonctionnement des marchés politiques, et la mise en cause de la rente comme construction politique se cachant derrière le marché. D’où la possible résistance du banquier central, que l’on doit écraser. Ainsi lorsque les conventions - fictives disions nous - sont mal respectées par l’Etat, ce qui sera le cas avec le cartel des gauches et le « mur de l’argent », le banquier central, juste assimilé au rang de simple préfet, pourra prendre appui sur « l’opinion publique » pour réagir. Ainsi dans les années 20, le gouverneur Robineau et les régents se disent choqués par l’attitude du Trésor, le même gouverneur pouvant prendre appui sur l’opinion publique, et déclarer imprudemment, qu’il « préfère se couper le poignet que de signer un nouveau billet ». Curieusement les entrepreneurs politiques au pouvoir (cabinet Herriot par exemple entre 1924 et 1925) comprennent les remontrances des régents, et se déclarent farouchement opposés à la monétisation de la dette publique…monétisation dont ils sont les promoteurs obligés…
Face aux courants d’opinion, le passage au mode hiérarchique de la gestion de la dette, devra se faire par contournements, et par emprunts de chemins nouveaux qu’il faut mettre en place. L’abandon du mode marché de gestion de la dette étant politiquement impossible, il sera, parallèlement à une monétisation massive, mené une politique de réactivation du marché. D’abord par une politique de diversification des produits, comme les bons de la défense nationale. Ensuite par une politique de lancement d’émetteurs extérieurs, correspondants du Trésor, comme le Crédit National en 1919. Il s’agit là d’une pièce importante du futur « circuit du trésor ». De fait ces émetteurs nouveaux, servent à élargir le marché de la dette publique, et correspondent à une tentative de privatisation, les bons émis par ses émetteurs, n’étant que des succédanés de bons du Trésor. Egalement, les entrepreneurs politiques au pouvoir, chercheront à rassurer le marché par création d’une caisse d’amortissement de la dette (1926). Mais le point central, sera la recherche de l’appui du système bancaire, que les fonctionnaires du Mouvement Général des Fonds vont organiser, voire acheter (avantages fiscaux, commissions sur placements) pour inonder le pays de bons du Trésor. Et face au risque de lobby financier, qui se monte souvent sous la bannière du Crédit Lyonnais, les entrepreneurs politiques disposent d’une arme redoutable : le réescompte des bons auprès de la Banque de France que son gouverneur (M Moret) est tenu d’accepter, malgré la monétisation déguisée, que ce dernier croit percevoir dans une telle démarche. Comme si aujourd’hui, monsieur Trichet - sous les ordres des entrepreneurs politiques européens- achetait sans limitation, la dette publique sommeillant dans les bilans bancaires, afin de réduire à zéro les spreads de taux chez les PIGS. Ce réescompte, deviendra loi organique du 24 juillet 1936, laquelle stipule que « tous les effets de la dette flottante émis par le Trésor Public et venant à échéance dans un délai de 3 mois maximum sont admis sans limitation au réescompte de l’Institut d’émission, sauf au profit du Trésor public ». Un nouveau chemin de monétisation est ainsi découvert, un chemin entre le mode marché et le mode hiérarchique.
Après la seconde guerre mondiale : un mode hiérarchique jusqu’à l’étouffement.
Tout d’abord la liquidité du trésor sera assurée par la promotion du « circuit » avec la multiplication des correspondants du Trésor. Déjà, depuis le Consulat, existait des acteurs financiers qui disposaient obligatoirement d’un compte auprès du Trésor Public, compte interdit de découvert, et donc compte contribuant à la liquidité du trésor. Ce dispositif, sans équivalent dans le monde, sera renforcé avec notamment l’article 15 de la loi organique du 2 janvier 1959.
Mais ce dispositif n’est efficace que pour le roulement de la dette flottante. Il faudra par conséquent, au-delà du mode hiérarchique, sur une banque centrale désormais nationalisée, étendre le même mode sur l’ensemble du système bancaire, afin de ponctionner une épargne, que le marché ne dirige plus spontanément vers la rente comme au 19ième siècle. C’est ainsi que sous l’autorité du Conseil National du Crédit -crée dans le cadre de la loi du 2 décembre 1945, portant sur la nationalisation de la banque centrale et des 4 banques les plus importantes du pays – un système de planchers de bons du Trésor est institué. Concrètement, un pourcentage des exigibilités bancaires (25% en 1948) est converti en bons du Trésor. Il s’agit bien cette fois d’un mode de gestion hiérarchique de la dette publique, et ce d’autant que le taux est administré. Prix et quantités sont ainsi hors marché. A cela il faut ajouter que la surveillance est extrême, et qu’il ne saurait être question de frauder : le contrôle de la contrainte d’achat de bons est mensuel en 1948, et deviendra quotidien en 1951. Il n’est donc pas question d’échapper à la fermeture du circuit et, la dette publique apportant des liquidités sur les comptes des bénéficiaires de la dépense, est réintroduite dans les ressources. Seule la bancarisation, qui devait suivre dans les années 60, permettra d’alléger la contrainte en raison de son rendement croissant, mais, il est vrai aussi, en raison de la relative extinction de la dette. C’est ainsi que le taux d’affectation des exigibilités en bons du Trésor, va progressivement diminuer, pout disparaitre en janvier 1967… et laisser la place au système des réserves obligatoires, qui seront d’une toute autre nature : la dette publique n’existe plus et une nouvelle histoire va commencer. Mais auparavant, puisque des fuites sont toujours possibles, la spéculation est étroitement contenue, et une fixation autoritaire du calendrier et du volume des émissions sur le marché financier, est confirmée par la loi du 23 décembre 1946. Le Trésor devient ainsi tout puissant. Et toute puissance qui va apparaitre dans les chiffres : en 1955 le Trésor est ainsi le premier collecteur de fonds, avec 695 milliards de francs contre seulement 617 milliards pour le secteur bancaire. Le « circuit du trésor », de par son très large périmètre, en vient ainsi à étouffer les marchés financiers.
Ultérieurement, le libéralisme montant critiquera le considérable effet d’éviction, dont le Trésor s’avère responsable et, une autre histoire – plus connue - va émerger pour progressivement constituer la réalité d’aujourd’hui, c'est-à-dire le retour au mode marché de la gestion de la dette, mode marché désormais en pleine crise….comme dans les années 20.
Les conclusions de cet examen des faits sur longue période seront examinées dans une prochaine publication.