Dans « les Echos » du 25/02/2013, Dominique Moïsi se lamente de la cacophonie d’un monde, qui cesse d’être maitrisé par des acteurs souvent nouveaux et autonomes et qui interagissent, sur la base d’objectifs complexes et peu déchiffrables. Bref, il n’y aurait plus – possiblement- de « concert des nations ».
Le « théorème de Coase » appliqué à la mondialisation.
Il y a bien longtemps, l’économiste Ronald Coase a tenté de nous montrer quelle était la logique de la construction organisationnelle du monde. Selon lui, la taille d’un organisation dépendrait d’une alternative : pour produire un bien ou service, vaut-il mieux passer par le marché (faire faire c’est-à-dire acheter ou « buy ») ou utiliser la hiérarchie en donnant des ordres à des collaborateurs chargés de faire (faire soi –même c’est-à-dire « make »)[1]. Cette alternative réside bien évidemment dans les coûts comparés du recours au mécanisme du marché et celui du mécanisme de la hiérarchie. Lorsque les coûts associés au, « make » dépassent ceux résultant du « buy », l’organisation doit maigrir et davantage recourir au marché.
C’est cette logique, aidée en cela par l’effondrement des coûts de transports et de communications, qui est aujourd’hui dominante en mondialisation, ce qui a pour effet d’allonger et complexifier considérablement les chaines d’une production mondiale, avec optimisation des coûts en fonction des conditions locales d’insertion. Un même bien peut ainsi être le fait d’une seule entreprise, ou à l’inverse d’une infinité d’entités réparties sur l’ensemble de la planète. Marchandise « made in the world » comme dit Pascal Lamy, et marchandise qui tend à se généraliser et devenir dominante : automobile, « minerai de viande », « produits dérivés » (finance), etc.
Avec la conséquence que bien des organisations apparaitront démembrées, avec un corps sur tel continent, un bras sur tel autre, la tête sur un troisième, etc. Mais aussi des espaces désarticulés avec des entreprises qui ne travaillent plus ensemble, ou des solidarités de filières incapables d’émerger, Le tissu économique devenant progressivement mité.
Des Etats qui s’automutilent.
Observons que cette logique a été d’une certaine façon favorisée par les Etats eux-mêmes. Parce que la logique généralisée du marché impose la fluidification la plus grande possible, il fallait bien dés- enkyster la monnaie et la finance de la grande machine étatique. Comment démembrer et segmenter la production à l’infinie sans totale liberté de circulation des capitaux ? Et comment assurer la libre circulation des capitaux sans libre marché de l’achat et de la vente des devises ? Donc sans assurer la libre convertibilité, et donc sans « taux de change politisé » selon la savoureuse expression de Jens Weidmann, gouverneur de la Banque centrale allemande[2]. Bref, comment permettre la mondialisation sans détacher la monnaie – malgré ses propriétés publiques garanties par les Etats (cours « légal », unité de compte, etc.)- des Etats eux-mêmes ?
Quand on s’intéresse quelque peu à l’histoire du prêteur en dernier ressort - prêteur qui n’a pas toujours la forme institutionnelle de la moderne Banque centrale ( cela pouvait être une mine d’or, un Hôtel des monnaies, un atelier de rénovation monétaire , etc.) - on s’aperçoit que très généralement, monnaie , finance et Etat constituent un seul et même bloc, une seule et même « entreprise » qui n’a pas besoin de passer par le marché pour se ravitailler. Ce qui veut dire que la monnaie et la finance qui va lui correspondre est une production effectuée en « make ». Les Etats, le plus souvent, ne passaient pas par le marché pour se ravitailler en matière première monnaie : ils la produisaient eux-mêmes, parfois sous cette forme très « hiérarchique » qu’est la prise de guerre. Maintenant, dans le cas d’une Banque centrale moderne qui produit de la monnaie légale sous forme papier, ce mécanisme du « make » devient particulièrement avantageux, le coût de production du papier étant proche de zéro. Ce qui ne veut pas dire que « l’entreprise Banque centrale/Etat », ce grand corps pas encore démembré, ne connait aucune contrainte : le taux de change doit être évidemment crédible, ce qui suppose une fabrication de monnaie dans les limites des besoins économiques réels. Avec quelquefois des situations exceptionnelles, comme celles des deux guerres mondiales, exigeant le recours massif à la production monétaire.
Lorsque maintenant la célèbre « contrainte extérieure » (années 70-80) devient mondialisation,l’ exigence de fluidification passe aussi par le démembrement de « l’entreprise banque centrale/ Etat » là où elle ne s’est pas encore produite. La victoire du « buy » sur le « make » se doit être générale et Les Trésors publics doivent, tous, divorcer de leur banque centrale, divorce qui interviendra massivement à la fin des années 90, sous la forme d’un impératif, celui de l’indépendance des Banques centrales. Ce divorce devient le « buy » qui vient remplacer le « make ». Désormais les Etats et donc les Trésors publics doivent avoir recours au marché pour se ravitailler. Un recours devenu la construction progressive d’une partie des dettes publiques comme prix à payer de l’indépendance des banques centrales.
La comparaison avec le monde économique mondialisé est intéressante à plus d’un titre.
Etats et entreprises dans le même grand marché
Le « minerai dette publique » désormais acheté par les « traders-fonctionnaires » des agences de dettes publiques (Agence France Trésor située à Bercy pour ce qui est de la France), est théoriquement aussi « tracé » que le « minerai de viande » de l’industrie agro- alimentaire et aussi « tracé », en théorie que le « minerai de dérivé » de l’industrie de la finance . Il est « tracé » en ce que les Trésors continuent de définir les unités de compte et attribuent le cours légal, mais des surprises peuvent provenir des taux de change et des cours à venir de la dette publique mondialisée. D’où l’auto-développement ou l’effet boule de neige de l’industrie financière : il faut sécuriser les produits avec de l’innovation sur des minerais qu’il faut toujours rendre parfaitement liquides aux fins de la fluidification exigée par la mondialisation. D’où, présentement, 200 000 traders dans le monde chargés de fluidifier les seuls taux de change. Combien sur le « carry Trade » ? Sur les dettes publiques ? Etc. Et tous ces traders doivent être parfaitement informés des états des marchés, d’où la multiplication à l’infini de ce que l’on ose encore appeler des entreprises et qui sont des agences de notation, d’évaluation, des sociétés de conseils, des sociétés d’intelligence économique, etc…dont la « production », concernant dans un même flux, et un modèle indifférencié les Etats et les entreprises , alimente 24h sur 24, et 7 jours sur 7, la spéculation, pour mieux s’en nourrir, le tout en consommant les meilleures intelligences issues des meilleures écoles. Egalement en consommant énormément de capital pour la tenue des marché dont celui des dettes publiques. Sans qu'il soit possible de distinguer l'affectation de ces capitaux aux différents marchés spéculatifs, signalons qu'Alpha Value4 considère que 38% du bilan des 4 grandes banques francaises (soit plus que le PIB de la France) est ainsi affecté à la tenue des marchés ( contre , si l'on ose dire, moins de 13% de bilan pours les stocks de la grande distribution qui elle aussi doit tenir son marché....et 13% qui représente beaucoup moins de 1% du PIB de la France...). De quoi finalement se réjouir quand on apprend avec Le Cabinet McKinsey que la crise entrainerait, depuis 2007, une renationalisation des systèmes financiers avec un coup d'arrêt à l'expansion des actifs financiers.
L’utilisation à front renversé du théorème de Coase
Mais il y a plus étonnant encore : la logique de l’arrangement institutionnel au niveau public, désormais plongé dans le grand bain de la mondialisation, est l’inverse de celle retenue dans le secteur privé mondialisé. C’est bien pour réduire le coût global et développer la productivité que l’on est passé du « make » au « buy » mondialisé dans les entreprises. Par contre le passage au « buy » dans la dette publique correspond à une augmentation du coût global de fonctionnement de la sphère publique, coût qui est la différence entre le prix de marché (taux d’intérêt >0) et le coût de la production monétaire par la banque centrale (taux de l’intérêt proche de 0).
Les exigences de fluidification financière développent ainsi de la sous-productivité dans les sphères publiques. Une sous-productivité que l’on tente grossièrement de minorer en se disant que les « traders-fonctionnaires » ont pour mission de réduire le coût élevé d’un choix public quasi délictueux[3] en recherchant l’offre la plus avantageuse. C’est ainsi qu’avec le plus grand sérieux, donc sans rire, les directions des agences des dettes publiques, partout dans le monde, s’enorgueillissent de rechercher le financement le moins cher possible des dettes publiques, en offrant les dites dettes sur le marché mondial. Cela représente quand même en 2013 près de 50 milliards de « surcoût » pour chacun des Trésors, Allemand, Français et Italien, sous la forme d’un service de la dette.
Bien évidemment, ces surcoûts artificiellement imposés à ces propriétaires réels des banques centrales que sont les peuples et ceux qui les représentent que sont les Etats, ont une contrepartie sous la forme d’une épargne solide, et en principe bien liquide, pour des agents économiques - eux-mêmes mondialisés- qui profitent ainsi du démantèlement partiel des puissances publiques. Le service de la dette n’est pas perdu pour tout le monde, et donc la fluidification imposée par la mondialisation fait aussi la matière première sans doute essentielle – toujours une question de « minerai »- d’une industrie de l’épargne et de la finance. Une industrie qui se sert ainsi des épargnants, comme le dit E Todd, de boucliers humains, pour exiger que rien ne change dans le monde mondialisé et financiarisé.
Dominique Moïsi a raison : Il ne peut plus y avoir de « concert des nations », la cancérisation de la société par la finance a fait le naufrage des Etats-Nations. Même ce noyau dur que constituaient les Etats est aujourd’hui démembré.
[1] Cette idée fût émise par Coase pour la première fois en 1937. Elle fût ensuite reprise et traduite dans « l’entreprise, le marché et le droit » ouvrage paru aux Editions d’Organisation en 2005.
[2] Propos repris dans le « Dow Jones News » en date du 22/01/2013.
[3] De fait il s’agit d’un délit en ce que le service de la dette qui va résulter du passage au « buy » des Etats est une atteinte aux droits de propriétés des peuples sur leur monnaie.
4 ) "Les Echos" du 28/02/2013.