La présente réflexion, s’inscrit dans l’idée selon laquelle une conjonction entre temps propre de la crise, et temps propre à la sphère politique, risque d’aboutir avant le printemps 2012 à un changement radical de paradigme dans le fonctionnement de l’Europe, et en particulier de sa zone euro. Et un changement possiblement impulsé par la France.
Inutile d’insister ici sur l’aggravation de l’actuelle grande crise. Les lecteurs avertis, en connaissent maintenant le mécanisme, et savent que si l’empilement de la dette globale mondiale n’est pas l’essence de la crise, il en est le facteur de déclenchement. Même sans revenir sur la globalisation, le retour à la croissance suppose au moins l’arrêt de l’accroissement de l’économie de dettes. Circonstance non empiriquement constatée, puisque les Etats continuent d’accroitre leurs stocks de dettes….pour aider les banques… qui aident les Etats. Il faut sauver les Trésors Irlandais ou grecs, pour sauver les banques françaises ou allemandes- largement exposées sur les dettes publiques correspondantes- et qui financent les Trésors français ou allemand. Le cercle est bouclé.
Sur un plan purement comptable, aucun pays de la « zone euro à risques »- Allemagne, Pays Bas et Autriche exclus- n’obéit à l’équation de stabilisation de la dette publique. Les soldes primaires sont très au-delà de ce qui permettrait la simple stabilisation : dette cumulée déjà trop élevée, taux de croissance beaucoup trop faible, et taux de l’intérêt sans doute encore faible pour certains pays (France) mais instable, et devenant usuraire pour les plus faibles ( Irlande, Portugal, Grèce). Cela signifie que malgré les plans de contraction des dépenses publiques, et d’augmentation parallèle des prélèvements, l’endettement continue d’augmenter, avec notamment les risques qui s’y rattachent, en termes de classement par les agences de notation.
Pour les plus menacés – Irlande, Portugal, Grèce et sans doute Espagne- et aussi les plus menaçants pour l’ensemble de la zone euro, la situation est désespérée, puisqu’en 2010 les taux de croissance seront négatifs, ou au mieux inférieurs à 1%, alors que le taux moyen de la dette sera proche de 3%, et le taux marginal pouvant dépasser les 10% (très exactement 10,898% au 27 septembre 2010 pour les bons grecs à 10 ans selon Bloomberg). C’est dire qu’il faudrait un solde primaire très positif – plusieurs points de PIB- à priori inaccessible. Les plans de réduction des déficits, risquent de faire baisser les recettes, et donc d’accroître ces mêmes déficits, alors qu’ils sont déjà insupportables. La France est, elle-même, en position plus que délicate : En admettant pour 2011 une dette de 85% de PIB, une croissance de 1,5%, et un taux d’intérêt de 3%, il faudrait un solde primaire public supérieur à 1,275 point de PIB. Cela représenterait un excédent budgétaire primaire d’environ 25 milliards d’euros… pour seulement bloquer la croissance de l’endettement. Le parlement préparant un budget 2011, affecté d’un déficit supérieur à 90 milliards, sera du même coup voté, une aggravation importante de l’endettement global, et donc un risque d’aggravation de la crise financière.
De façon très conjoncturelle, la guerre des monnaies en cours dans le monde ( il vaut mieux dévaluer puisqu’il ne saurait y avoir de relance interne, avec des ménages davantage disposés à thésauriser, et que tous les Etats veulent exporter) retarde et fait passer au second plan, l’inévitable démantèlement ou recomposition de la zone euro. Curieusement, l’achat d’Euros permet de stabiliser Yen, Franc suisse, Yuan et de conforter la monnaie européenne.
C’est dire aussi que le temps propre de la crise en Europe, ou son cheminement, ne saurait évidemment faire l’objet de prévisions calendaires. Et ce d’autant que d’autres acteurs lourds interviennent dans le déroulement de la crise : USA, Chine, autres émergents, etc. Il est toutefois raisonnable de penser, que la très grande probabilité de défaut d’un ou de plusieurs maillons de la chaine euro, sera suivi de rupture politiques majeures.
Dans le texte« l’Euro, sursaut ou implosion », il était expliqué la logique de la connivence des entreprises politiques, notamment françaises : la fuite en avant étant la capacité, grâce à l’euro, de multiplier ou de conserver le niveau et la qualité de l’offre de produits politiques sur les marchés correspondants.
Mais le fordisme boiteux qui devait en résulter (cf. le texte du 19 juillet : « La grande crise : les 8 fondamentaux pour conclure ») est devenu « fordisme boiteux en sursis » avec le développement de la crise. Désormais, pour les grandes entreprises politiques des pays les plus importants (France en particulier) l’offre de produits risque de devenir très rapidement inadaptée. Quel que soit l’entrepreneur politique ayant vocation à gouverner, la reconduction au pouvoir, ou la conquête du pouvoir, ne pourra plus se faire à partir du même paradigme, si le défaut constaté chez un maillon faible se propage. Et la propagation est inévitable, et atteint directement le Trésor, qui devra soutenir des banques victimes de la contagion, qu’il faudra bien sauver …si l’on veut sauver le Trésor lui-même.
Le paradigme dominant de la science économique, certes ébranlé par les développements passés de la crise, reste toutefois dominant, et partout, il s’agit de refermer la porte d’un Keynésianisme dont on ne veut pas. C’est dire que sans le défaut, pourtant très probable dans le court ou le moyen terme, d’un maillon faible de la chaine euro, les entreprises politiques conserveront – malgré elles- leur offre faite de rigueur budgétaire, dite de droite (diminution de la dépense) ou de gauche (augmentation de la pression fiscale) . Et ce même si une telle stratégie aboutit à créer du mécontentement, puisque rigueur budgétaire signifie aussi diminution du volume de l’offre politique, et perte de parts de marchés, au profit d’entrepreneurs politiques moins généralistes, souvent appelés « populistes ». Ou tout simplement au profit du retrait du marché c'est-à-dire l’abstention : le consommateur de produits politiques n’achète plus.
Cette situation, forte probabilité d’un défaut très contagieux, associée à un conservatisme de l’offre politique globale, procure un avantage considérable à l’entrepreneur politique au pouvoir : il peut – dans la tempête, et dos au mur- révolutionner l’offre de façon immédiate. Et il le peut, car il détient – puisqu’au pouvoir- les outils de la contrainte publique. Et il ne peut que révolutionner l’offre, s’il veut se donner une chance de gagner l’élection suivante. Parce que la réalité se transforme brutalement – défaut avec forte contagion et crise systémique, non maitrisable avec les outils classiques- l’entrepreneur politique au pouvoir n’a guère le choix. Il lui faut « dérailler », rapidement changer de paradigme, et révolutionner le mode d’accaparement des outils de la contrainte publique à des fins privées.
Dans le cas de la France , ce déraillement rapide , mobilisant de nouveaux outils aux fins d’une possible reconduction au pouvoir, est constitutionnellement prévu : Il s’agit de l’article 16 de la constitution de 1958.
Il convient toutefois de préciser les modalités économiques et juridiques du déraillement.
S’agissant des modalités économiques les choses sont simples : l’avalanche contagieuse des défauts, est stoppée net par le rétablissement de la souveraineté monétaire autorisée par l’article 16. Il s’agit simplement de reprendre autorité sur la banque centrale, de supprimer l’agence France Trésor devenue inutile, et d’exiger l’achat gratuit de bons du Trésor par le banquier de l’Etat, comme cela se déroulait sans heurts, avant la loi du 3 janvier 1973. Une telle décision, va contre les engagements bruxellois de la France, et débouche inéluctablement sur un conflit avec les tenants de l’autre paradigme, à savoir essentiellement l’Allemagne. Le défaut ayant une portée systémique, il est toutefois peu probable que l’Allemagne – dont le système bancaire est très exposé- puisse résister longtemps, à une offre française de redéfinition de l’euro, lequel devient monnaie commune, et cesse d’être monnaie unique. Et monnaie commune avec taux de change fixes et ré ajustables à intervalles réguliers. Dans la négociation qui en résulte, l’entrepreneur politique français a tout à gagner : il est suivi par les entrepreneurs politiques des maillons faibles, qui à force de se droguer à l’euro, ont tout perdu. Cela signifie la construction d’une nouvelle zone euro à l’initiative de la France, avec toutes les conséquences politiques qui peuvent en résulter. On peut du reste imaginer, qu’il y aurait vite contagion sur l’idée de souveraineté monétaire, et peu de pays conserveraient la doctrine de l’indépendance des banques centrales. Et l’entrepreneur politique français, a également tout à gagner sur le plan interne, puisqu’initiateur d’une nouvelle offre de produits politiques, dont les coûts associés- par exemple une augmentation du coût des importations- sont reportés au-delà des élections. En outre cette offre nouvelle, est aussi une nouvelle histoire et donc un projet qui ne se ramène plus à de la fade « gouvernance de l’immédiateté et de l’insignifiance ». Ainsi, des produits comme le « retour à la croissance » ou « la ré industrialisation » pourraient, au moins temporairement, abandonner leur statut de slogans usés et reprendre quelques couleurs.
La question reste toutefois de savoir, si l’article 16 est utilisable dans le cas d’une crise systémique. Une lecture constitutionaliste du texte, semble indiquer que le recours à l’article 16, est subordonné à des ensembles de faits précis : « menaces graves et immédiates » sur « l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire, ou l’exécution de ses engagements internationaux ». Et menaces susceptibles d’interrompre le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels ». Si un défaut d’Etat en zone euro est extrêmement contagieux et entraîne une catastrophe financière, il y a bien menace sur le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Et on sait qu’un effet de « Bank run », avec disparition de la monnaie, débouche rapidement sur une dislocation de l’Etat de droit. Ce fût du reste la grande peur des Etats en septembre 2008. En revanche, la catastrophe financière ne semble pas être une menace sur « l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire, ou l’exécution de ses engagements internationaux ». Il appartiendra, comme prévoit le texte, au Conseil Constitutionnel, d’apprécier la légitimité du recours à l’article 16 après 30 jours de mise en œuvre, mais uniquement sur la base de la saisine du président de l’Assemblée Nationale, ou du président du Sénat ou de 60 députés ou sénateurs. Il est toutefois douteux, au vu de l’étendue de la catastrophe, qu’une saisine du Conseil puisse se manifester, ou le cas échéant, que le conseil saisi, déclare non conforme l’utilisation de l’article 16. Il en résulte qu’effectivement, l’entrepreneur politique au pouvoir, peut être le grand bénéficiaire d’un risque de défaut contagieux sur l’euro-zone.
Bien évidemment, le changement de paradigme autorisé par le recours à l’article 16 est un pari et un saut vers l’inconnu. Mais il faut noter aussi qu’il est dans, la présente situation de la France, le moyen le plus efficient dans la quête de la reconduction au pouvoir.
Sans préjuger des modalités précises des mesures prises, dans le cadre du recours à l’article 16, il y a comme dans toute mesure publique, d’abord déplacement de bien être entre groupes de personnes et effets secondaires, dont nul ne peut en évaluer, ni l’importance ni la direction. Le fonctionnement des groupes humains, ne relève pas de la mécanique, et les liens causes /effets sont infiniment complexes. Néanmoins, et en toute première approximation, il y a d’abord relâchement de la pression sur les Trésors puisque la dette nouvelle devient gratuite. On pourrait imaginer, qu’il en serait de même concernant le stock de dettes publiques, toutefois on peut se demander, s’il est juridiquement possible d’utiliser l’article 16, aux fins de promulgation d’ordonnances rétroactives. Cette gratuité nouvelle, correspond à des désavantages pour l’ensemble de la finance qui jusqu’ici, se nourrissait de la dette publique, laquelle était aussi matière première de base, pour confectionner d’autres produits financiers achetés par des épargnants. Dans le cas de la France, les désavantages sus visés seraient internationalisés, puisque jusqu’ici, prés de 70% de la nouvelle dette publique était vendue à des banques étrangères. Les réactions des banques françaises, déjà très atteintes par le défaut en un point de la chaine euro, seraient donc limitées, et il est faux de considérer, comme le fait Jean Peyrelevade, qu’elles ne pourraient pas supporter la gratuité de la dette publique.
Il y aurait aussi comme conséquence première, déplacement de bien- être à l’intérieur de la zone euro : tous ne pourront plus être passagers clandestins ainsi que nous le disions dans l’article du 28-01-2010. Les moins efficaces, paient leur insertion avec des importations plus couteuses, et les plus efficaces (Allemagne) ne peuvent plus siphonner, la demande globale de l’ensemble des autres membres de la zone. On pourrait du reste imaginer, que les négociations nouvelles dans le cadre du nouveau paradigme, prévoiraient la mise en place des institutions de veille et sauvegardes, des équilibres des échanges extérieurs entre pays.(cf. le texte du 16 juillet : « l’équilibre extérieur comme produit politique émergent »)
Au-delà, il est évidemment difficile d’aller plus loin, tant les prévisions dans un contexte de rupture radicale sont difficiles. La présente réflexion n’avait pas pour objectif d’éclairer le nouveau paradigme. Il se bornait à souligner, que dans la zone euro, mais certainement aussi ailleurs, les piles de dettes, toujours en très forte croissance, risquent d’exploser à une date peu éloignée de celle de l’inventaire comparatif des offres politiques, dans un pays clef de la zone (élections du printemps 2012 en France). La possible rencontre des événements, est favorable à l’entrepreneur politique au pouvoir, qui est en raison de sa maitrise des outils de la contrainte publique, et en particulier d’une disposition constitutionnelle redoutable , peut brutalement renouveler l’offre de produits, et lui assurer une rente d’innovation, démonétisant les offres concurrentes.