On trouvera ci-dessous le texte d’une réponse à Jean Peyrelevade, réponse effectuée sur son Blog. Jean Peyrelevade, aujourd’hui à la retraite, fût un acteur essentiel de la réflexion économique à Matignon au début des années 1980. Il fût au cours de la même décennie, président du Crédit lyonnais. Il réfléchit actuellement, dans la foulée de la grande crise, à la refondation du capitalisme et prépare un livre sur le sujet.
Bonjour Monsieur Peyrelevade ;
L’ensemble de votre raisonnement et celui de vos collègues reposent sur la grande méfiance de l’Etat, donc de ses acteurs appelés hommes politiques, vis-à-vis d’une logique de l’intérêt général. C’est ainsi que vous affirmez que dans la plupart des mondes civilisés l’outil monétaire à été retiré de la main des Etats avec en conséquence l’idée d’indépendance des banques centrales. Cela signifie une forte conviction pour l’approche du « Public Choice » et de la réalité d’un intérêt général à ne pas pervertir.
Et c’est cette conviction qui forme votre univers axiomatique et les théorèmes qui vont lui correspondre. De la même façon que « les nombres sont dans la nature » chez les premiers mathématiciens grecs…avec la crise épistémologique qui devait s’en suivre, lorsqu’il faudra mesurer la diagonale du carré… Les Etats, sont potentiellement pourvoyeurs d’un intérêt général . Intérêt à construire ou à reconstruire, d’où vos réflexions sur la refondation du capitalisme.
La plupart des économistes acceptent cette épistémé, sauf il est vrai deux écoles de pensée : les libertariens, d’une part, et Marx d’autre part. Si maintenant on embrasse l’axiomatique de l’une de ces deux écoles par exemple la libertarienne, l’ensemble de vos raisonnements se trouve compromis.
Reprenons si vous le voulez bien quelques uns des points que vous abordez en réponse à mon intervention du 22 avril :
Point 2 : vous affirmez que « la bonne alimentation monétaire de l’économie suppose un appareil décentralisé de distribution de crédit convenablement alimenté en monnaie centrale » ; et vous insistez sur la capillarité insuffisante d’un système centralisé. Il est pourtant facile de répondre que ce système décentralisé fût un échec réel, et que la politique monétaire indépendante de l’Etat, celle de président Greenspan, est l’une des causes de la grande crise que nous traversons.
Point 3 : vous critiquez mon idée d’un monopole de création de monnaie centrale par le seul Etat, lui-même pouvant devenir banque centrale et distribuant des capacités monétaires aux banques. Vous en déduisez que « la monnaie centrale créée pour financer le déficit public s’ajoute et devient inflationniste » Là encore vous considérez avec l’école du « Public choice » que l’on ne peut faire confiance aux hommes politiques. Le libertarien est fondamentalement d’accord avec vous , sauf que pour lui, la solution inverse, celle que nous connaissons dans la réalité concrète, est aussi l’utilisation de la contrainte publique à des fins privées : celle de la finance, qui emprunte à un taux proche de zéro, pour acheter de la dette publique au taux du marché, et devenir simple captatrice de rente, sa valeur ajoutée, colossale, ne devenant qu’une pirouette complètement fictive, puisqu’aucune richesse n’a été créée. Car c’est bien un acte juridique qui a créé le système décentralisé que vous appréciez, et, comme toute règle de droit , elle déplace du bien être- selon l’axiomatique libertarienne - d’un groupe vers un autre (ici, depuis les contribuables vers la finance). Il n’y a donc pas à opposer le système centralisé de Maurice Allais, à celui que vous préconisez. Il y a simplement à reconnaître que ces deux systèmes consacrent des modes d’équilibre différents entre acteurs en compétition pour le contrôle de la contrainte publique. Et le mode centralisé de Maurice Allais est tout aussi capable de limiter l’inflation et d’assurer la capillarité. Le groupe au pouvoir, pouvant par exemple décider, que le déficit public ne se conçoit que dans la limite supérieure de l’investissement public, et que l’approvisionnement en monnaie centrale des banques se réalisant dans des conditions de transparence, qui n’existent pas aujourd’hui dans le contexte d’indépendance des banques centrales . Faut-il rappeler que malgré des injonctions sénatoriales, la FED reste dans une relative opacité ? Combien a-t-elle distribué ? Et à qui ? Sans doute l’histoire révèle t’elle , ainsi que vous le soulignez , nombre de cas de caisses publiques vides associées à une hyperinflation . Mais cette situation ne fait que confirmer l’axiomatique libertarienne qui voit dans l’Etat non démocratique la violence pure et non négociée du prédateur public. La démocratie n’étant que le passage du monopole de la prédation à un marché plus concurrentiel.
Point 6 : Vous souhaitez bonne chance aux rédacteurs de la règle constitutionnelle venant limiter l’ardeur inflationniste des hommes politiques devenant de véritables banquiers centraux. Vous avez sans doute raison. Mais dans l’axiomatique libertarienne, encore un fois, la loi n’est qu’un rapport de forces. Et l’irresponsabilité politique, en particulier financière, que certains déplorent dans beaucoup de pays, est elle-même le produit d’un rapport de forces. Un autre rapport de forces pourrait, par exemple en France, transformer radicalement les règles de la comptabilité publique et responsabiliser davantage les hommes politiques. Gageons que les juristes qui ont si bien réussi à organiser- depuis maintenant près de deux siècles - l’irresponsabilité des responsables, sont aussi capables de parcourir le chemin inverse.
Point 7 : vous soumettez l’Etat à la contrainte de marché. Cela colle bien à l’univers néoclassique qui, n’expliquant pas la problématique de l’origine et du développement de l’Etat, se borne à dire qu’il joue un rôle de béquille des marchés défaillants. Vous en déduisez que l’Etat doit convaincre la société civile de lui prêter. Mais ce marché entre offre et demande de dette souveraine est encore une fois le produit d’une décision politique. C’est bien une loi, en France celle du 4 janvier 1973 qui va interdire à l’Etat de disposer d’un banquier, et va organiser sa fragilité….en créant de nouvelles parts de marché pour la finance. C’est bien une autre loi qui en créant l’Agence France Trésor en 1999 va organiser et renforcer le marché de la dette souveraine. Et la loi de finance annuelle, en confirmant et en renforçant le déficit traditionnel, donne satisfaction aux groupes bénéficiaires du déficit…et fait la joie des 16 spécialistes en valeurs du Trésor. Là encore ces faits empiriques bruts confirment bien le modèle libertarien de compréhension du monde. Comme quoi il s’agit d’une axiomatique robuste.
Une axiomatique étant elle –même une simple idéologie, j’invite à nous méfier du modèle libertarien qui souffre aussi de difficultés épistémologiques. Le sens de mon propos était beaucoup plus modeste et pourtant très ambitieux : je refuse de discuter des théorèmes émis par ceux qui oublient la réflexion épistémologique. Et je crois que notre grande crise est aussi une crise épistémologique de très grande ampleur.
Bien à vous.