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Dans "Spécificité des crises de l'entrepreneuriat politique" nous insistions sur la relative difficulté à ce qu'un conflit débouche sur une scission, les barrières à l'entrée/sortie étant au moins aussi élevées que celles constatées sur les marchés économiques. Dans "Le monde tel qu'il est" nous avons montré que les entrepreneurs politiques, dans le stade démocratique de l'aventure étatique, négociaient leur prise de contrôle de l'universel, en partageant la capture de la réglementation parmi d'autres groupes. Dans ce contexte, un projet politique ou un programme politique est un cocktail de mesures destinées à emporter le consentement de l'électeur médian. Les groupes capteurs de la réglementation étaient, dans notre article : d'abord les entrepreneurs économiques, mais aussi les citoyens, les salariés, les consommateurs, et les épargnants. Les groupes en question pouvant être dissociés ou à l'inverse confondus, pouvant aussi connaitre des intérêts convergents ou divergents, pouvant enfin connaitre des intérêts congruents ou contradictoires. Il appartient aux grandes entreprises politiques d'effectuer la synthèse programmatique de cette complexité dans le but d'accéder ou de se reconduire au pouvoir.
Aisance des synthèses programmatiques dans la conjonction du fordisme et de l'Etat-Nation .
Le régime fordien de croissance donne lieu à des synthèses programmatiques relativement aisées en raison d'une certaine congruence des intérêts des divers acteurs. L'acceptation du salariat est d'autant plus facile que la redistribution est réelle et réellement nourrie par de réels gains de productivité. Le partage des gains est aussi l'intérêt des entrepreneurs économiques dont l'offre rapidement croissante de marchandises se doit de disposer de débouchés croissants et réguliers. Une régularité toute promise par les entrepreneurs politiques qui construisent un Etat-providence porteur de social-clientélisme et donc de bulletins de vote. Salariés et consommateurs ne connaissent pas d'intérêts opposés dans un monde largement constitué d'un "dedans" protecteur, bien séparé d'un "dehors" : séparation garantie par les entrepreneurs politiques qui protégent la Nation. Le dedans est lui-même relativement douillet : puisque protégé, il limite sérieusement les risques de prédation offerts par une possible exacerbation de la concurrence. Parce que la concurrence est ainsi contenue, les moins performants du jeu économique ne sont pas exclus : l'éventuelle sous-efficience se paye de moins de richesse mais non d'exclusion radicale. Les seuls relativement exclus sont ainsi les épargnants victimes de la répression financière qui caractérise aussi le régime fordien: la fameuse "euthanasie" des rentiers chère à Keynes.
Lorsque maintenant la chute durable des gains de productivité se fait sentir, et que les entrepreneurs économiques achétent sur les marchés politiques la grande vague de l'ouverture des marchés des biens réels ( vague suivie de celle qui lui est indissolublement complémentaire c'est à dire la fin de la souveraineté monétaire, laquelle passe par la désintermédiation, la déréglementation, et le décloisonnement) le compromis politique ne peut que très progressivement changer.
La difficile synthèse programmatique en mondialisation
Le salaire qui était simultanément "coût" et "débouché" dans un monde où l'économie se représentait comme circuit, n'est plus qu'un coût à minimiser. Le consommateur qui peut accéder sans limite aux marchandises mondiales ne voit plus son intérêt soudé à celui du salarié. L'épargnant cesse d'être la victime de la répression financière et reprend le pouvoir dans les entreprises à financement désintermédié. La finance jusqu'ici réprimée, se libère et ne voit plus son profit assis sur l'investissement de long terme mais sur la simple spéculation.
La concurrence exarcerbée par l'ouverture sans limite, d'abord du marché des biens réels, puis sur l'ouverture elle- même sans limite du compte de capital, segmente les producteurs entre ceux qui sont suffisamment armés pour résister à la concurrence et ceux qui le sont moins. Alors que l'employabilité était un mot vide de sens dans un fordisme qui intégrait les plus démunis, elle devient progressivement le mot à la mode. Avec le souci , comme l'énonce la langue bureaucratique, de s'intéresser aux "personnes les plus éloignées de l'emploi".
Cette non-employabilité est le fruit du changement de paradigme, qui fait que la mondialisation dérégulée, ne peut plus assurer un équilibre entre offre globale et demande globale. Au temps du fordisme, il appartenait aussi aux grandes entreprises politiques de veiller à ce que le salaire soit autant "coût" que "débouché", ce qui correspondait aussi à leur propre intérêt en ce qu'elles bénéficiaient des retombées électorales de la construction de l'Etat-providence, lui même devenant une sorte d'assurances de débouchés pour les entrepreneurs économiques. Ce modêle disparait avec la mondialisation dérégulée et il ne peut plus exister d'acteurs qui, en surplomb du jeu économique, veille à la redistribution des gains de productivité à l'échelle planétaire.
Parce que le salaire n'est plus qu'un coût à comprimer, ce que confirme encore le "Rapport mondial sur les salaires 2012/2013" de l'Organisation Internationale du Travail, les gains de productivité ne sont plus redistribuables, et il en résulte une :
tendance générale à la surproduction à l'échelle planétaire.
D'où le caractère devenu sauvage de la concurrence : il n'y a pas de place pour tous au "grand banquet de l'écoulement de la marchandise" et donc de sa vente profitable, et ce malgré les énormes dépenses au titre de cet écoulement, dont la publicité et ces nouveaux métiers dits du "marketing" dont le fordisme se passait aisément. Parce que la mondialisation dérégulée est un régime de crise permanente de surproduction, on comprend mieux que les pays du centre qui ont abandonné le fordisme classique seront davantage touchés par les questions d'employabilité.
Les grandes entreprises politiques chargées d'exprimer le nouvel universel ne peuvent que payer le prix de cette énorme dislocation.
Le prix politique de la grande crise en France
Les fordismes de bas ou de moyenne gamme qui corrélativement utilisaient - massivement- des travailleurs immigrés seront plus touchés que d'autres par les questions d'employabilité. Ils sont en bout de table du grand banquet de la vente profitable des marchandises: leur compétitivité est trop réduite. C'est notamment le cas de la France, dont les entrepreneurs politiques, aussi en raison des spécificités françaises de l'aventure étatique, avaient, après la seconde guerre mondiale, construit un Etat-providence particulièrment solide. La capture de l'Etat par les groupes les plus mondialistes (ce qu'on a appellé la "modernisation" tous azimuts, y compris financière dans les années 80 et 90), va y développer une masse "d'inutiles au monde" (chômage) plus élevée que dans les fordismes haut de gamme (Allemagne, USA, etc.). Les travailleurs immigrés, souvent issus de l'ex-empire, et souvent non qualifiés, seront les premières victimes sélectionnées par la "bienheureuse mondialisation". Avec le temps, ces groupes de chômeurs, dont la réalité culturelle est différente, connaissent un véritable enkystement spatial et identitaire, fort éloigné de cet individualisme républicain, encore vendu par les entreprises politiques dominantes. Et simultanément, cet enkystement est conforté par la puissante efficacité de l'Etat-providence , puissante efficacité qui, il est vrai, s'opère aussi par la magie du crédit.
D'où, à la surface des choses, une possible et tellement évidente conclusion: La France n'a plus les moyens de son Etat-providence ( simplement exprimé: n'est plus assez "riche") et devient fautive en pérennisant ce qui serait un assistanat aux effets contre-productifs et surtout responsable d'une dette qui ne cesse de s'accroître. Cette conclusion très largement répandue et amplifiée par la grande inculture des faiseurs d'opinion, entraine l'instabilité croissante des grandes entreprises politiques traditionnelles. De quoi développer une "contagion des sentiments" débouchant sur l'émergence de boucs émissaires au sens girardien du terme.
La gauche, traditionnellement internationaliste et sociale démocrate, n'est plus en état de construire un programme ou un projet. Toujours interventionniste, il lui faudrait vendre un produit allant dans un sens radicalement opposé à ses croyances mondialistes. D'où une fracture possible en son sein, entre l'idéologie mondialiste porteuse des nouvelles libertés exigées par un individualisme radical, et le retour sur l'Etat-nation, seul susceptible de garantir l'acquis des 30 glorieuses, à savoir la relative moyennisation de la société, et son sous -produit qu'est l'intégration de ceux qui s'éloignent du projet républicain. Plus clairement : ceux qui en raison des nouvelles règles du jeu se trouvent dans l'enkystement spatial et identitaire déjà évoqué.
La droite, est nécésairement travaillée par la même grande contradiction, entre le libéralisme mondialisé exigé par une élite en quête de nouveaux horizons, et la recherche d'une identité nationale, exigée par ceux qui, victimes de cette même mondialisation, ont trouvé des boucs-émissaires dans l'immigration. Fracture semblable ou symétrique, évidemment renforcée par la dramatique présence d'une monnaie unique, qui interdit le retour à l'Etat-Nation et ne permet pas l'adoucissement de la mondialisation par le biais de possibles variations du taux de change.
Globalement, les produits offerts par les grandes entreprises politiques connaissent un problème fondamental de cohérence, problème qui va de plus en plus abaisser les barrières à l'entrée au profit d'entrepreneurs politiques d'un type nouveau. Le déficit de cohérence ne peut qu'affaiblir la force idéologique des entreprises politiques, un affaiblissement qui ne peut que se traduire par un affaissement des barrières à l'entrée, voire un effondrement, et donc l'irruption sur le marché d'entreprises politiques nouvelles rétablissant des cohérences programmatiques en assurant clairement les fractures, et en proposant des recompositions. Décompositions/recompositions, au demeurant peu aisées, en raison de l'émiettement et de la multiplication des groupes capteurs de la réglementation -ce qu'on appelle les lobbies- qui eux- mêmes effacent parfois avec radicalité les croyances vertueuses en la démocratie.
Au delà, les conflits entre entrepreneurs politiques franchisés, ne peuvent que se développer, certains pouvant sortir de contrats de franchise possiblement démonétisés, tandis que d'autres tenteront à l'intérieur des entreprises politiques existantes de lancer de nouveaux produits afin de moderniser l'offre. Et, bien évidemment, la concurrence aura pour théâtre naturel, l'adaptation politique et institutionnelle à la réalité d'un pays meurtri par la grande crise.