Souvent nous nous sommes penchés sur les spécificités du système financier : gigantisme, profits et rémunérations hors normes, danger systémique permanent, enkystement des Etats dans les bilans bancaires, proximité inquiétante entre régulateurs et régulés, etc.
Pour autant, un regard naïf pourrait justifier au moins certaines spécificités, en affirmant haut et fort que le système répond aux besoins du 21 siècle comme l’automobile pouvait être le symbole des besoins du siècle précédent. C’est que la finance doit répondre de façon de plus en plus importante aux besoins des épargnants, comme l’automobile répondait et répond toujours aux besoins des consommateurs. La dette n’étant- en toute première approximation - que l’autre face de l’épargne, il fallait construire une immense machine à fabriquer de la dette, comme on avait construit d’immenses usines chargées de fabriquer des automobiles.
Emprunter une telle voie de raisonnement n’est pas neutre, et revient à considérer que le système financier, souvent vilipendé, produit et vend – au-delà de ses activités de prêts traditionnels - des supports d’épargne, comme l’industrie produisait et produit encore des biens industriels. Si tel est bien le cas, alors nécessairement l’idée de prédation ou de rente qui lui est si souvent associée, devrait laisser la place à l’idée de valeur ajoutée. Et si dans l’industrie la valeur ajoutée se définit comme la différence entre la production et les consommations intermédiaires, il devrait en être de même pour le système financier. En sorte que contrairement à l’idée parfois émise, profits et bonus extravagants ne seraient pas prélevés sur l’économie réelle, mais sur la richesse produite par le secteur.
C’est bien ce qu’admet la comptabilité nationale qui utilise aussi la notion de valeur ajoutée pour le système financier.
Dans une telle perspective, si la finance s’annonce gigantesque cela relève simplement de sa spécificité toute industrielle : sa production (supports d’épargne) est d’une nature « stockable » ( les patrimoines financiers augmentent avec le temps) et la contrepartie se trouve dans le ventre de bilans qui ne peuvent que grossir. Le PIB des divers pays augmente, toutefois il n’est qu’un flux et démarre de Zéro en début de chaque année. Si donc l’épargne se maintient en valeur il est assez logique que – par effet d’accumulation- son montant finisse par dépasser le PIB. Le gigantisme et autres caractéristiques associées, seraient ainsi assez compréhensibles. L’industrie financière ne serait qu’une forme de l’industrie en général, et de la même façon que l’industrie automobile transforme des bobines de tôle en carrosseries, l’industrie financière transforme une épargne en produits finis, par exemple des contrats d’assurance vie.
Les choses sont pourtant beaucoup plus complexes.
Un premier élément consiste à considérer que la distinction entre fournisseurs et clients est beaucoup plus difficile que dans l’industrie classique. Les sidérurgistes sont fournisseurs et les ménages sont clients dans l’industrie automobile . Dans l’industrie financière – même en simplifiant- les fournisseurs sont la Banque centrale, le Trésor, les ménages …et les banques elles-mêmes. Quant aux clients- toujours en simplifiant- ils sont à la fois offreurs d’épargne (ménages, entreprises) et demandeurs ( Trésor, entreprises, ménages).
Un second élément est que si l’industrie classique est un « commerce des réalités », l’industrie financière est un "commerce des promesses" avec le danger, outre celle du non respect des contrats, celle de l’évolution des valeurs des promesses échangées. Parce que gestion de flux, l’industrie classique sera moins préoccupée que l’industrie financière des risques d’inflation. Cette dernière, grosse d’actifs stockés, demande en premier lieu le respect de la loi de la stabilité monétaire. Fait majeur qui permet de mieux comprendre des institutions concrètes acquises de haute lutte: Indépendance de la banque centrale, interdiction lui étant faite d’intervenir sur le marché primaire de la dette publique ; objectif statutaire de stabilité monétaire, etc. D’où l’idée souvent émise selon laquelle tout développement d’une industrie financière – autonome, c'est-à-dire non réprimée par l’Etat - peut aussi se lire comme la fin de l’inflation et le début de la dette. C’est dire que l’émergence d’une industrie financière exige un véritable basculement du monde, et ce au plus haut niveau. Et de la même façon qu’il pouvait exister un complexe militaro-industriel, il existe aujourd’hui un complexe politico-financier. Avec – pour poursuivre la comparaison - véritable course aux armements informationnels susceptibles de faire la différence …et donc la forte proximité avec la sphère des délits d’initiés et des conflits d’intérêts. Historiquement, la fin de l’inflation et le début de la dette, correspond aux années 80 dans la plupart des pays occidentaux. Elle correspond aussi à ce qu’appelions dans un article précédent au passage de la « finance enkystée dans les Etats » aux « Etats enkystés dans la finance ».
Un troisième élément, conséquence du second, est que l’industrie financière oriente son organisation – pour l’essentiel-sur l’investissement dans le marché (trading informatisé par exemple), alors que l’industrie automobile orientera son organisation – pour l’essentiel - sur la production (lutte contre les temps morts sur les outils par exemple): perfectionner les « paris » sur fluctuations de prix d’un côté, et perfectionner l’efficacité de la chaîne de production de l’autre. Caractéristique qui nous fait penser que l’industrie financière ne trouve pas ses résultats dans la simple valeur ajoutée mais bien davantage sur des plus values construites sur des échanges ultra rapides.
Un quatrième élément relève de la valeur des matières premières utilisées dans les deux industries. Dans le cas de l’industrie classique, elle n’est jamais nulle. Dans celui de l’industrie financière, elle est souvent proche de zéro, notamment dans les pays occidentaux.
Le système de réserves fractionnaires qui s’est historiquement imposé, appuyé par la bancarisation qui laisse marginal le stock de monnaie fiduciaire, et également appuyé par la déréglementation qui a fait chuter les taux de réserves obligatoires, a permis une hausse considérable du multiplicateur du crédit ( autour de 10 à 15 dans la zone euro selon Natixis). Les crédits multiplient de plus en plus les dépôts, et donc la puissance créatrice de monnaie gratuite par les banques, s’est considérablement accrue. Multiplication qui s’est aussi accrue en raison du fait que la mondialisation permet de transférer la base monétaire vers les pays déficitaires, notamment les USA qui bénéficient des achats de bons du Trésor par les excédentaires. Par comparaison avec l’industrie automobile cela signifie – à partir d’un achat initial -le pouvoir de multiplier gratuitement les bobines de tôles susceptible d’être transformées.
Mais la matière première gratuite ou quasi gratuite est aussi obtenue auprès des banques centrales qui fournissent toute la liquidité nécessaire à des taux proches de zéro (1% en moyenne en Occident)…. Ce qui permet une énorme plus value au cours la vente de dette publique primaire par les agences des divers Trésors. Enorme plus value payée par les contribuables de chaque pays. Comme si dans l’industrie, les sidérurgistes acceptaient de livrer gratuitement des bobines d’acier à l’industrie automobile, en ayant obtenu la promesse que l’Etat ,et donc ses contribuables, accepteraient de payer les dites bobines d’acier. Les choses peuvent même s’aggraver, et l’énorme plus value autorisée par le double comportement des banques centrales et des Trésors, pourrait aussi déboucher en théorie sur une recapitalisation des banques centrales également financée par les contribuables.
Un cinquième élément résulte de l’effet des deux précédents : les besoins en capitaux sont élevés dans l’industrie classique et faibles dans l’industrie financière, et ce même si la course à l’armement informationnel passe par la lourdeur du surarmement informatique. Il faut beaucoup de capital pour fabriquer une usine d’assemblage générant au terme de multiples opérations des automobiles. Il en faut très peu pour fabriquer de la dette. Ainsi une quinzaine de banques européennes enregistrent un total d’actifs supérieur au PIB du pays d’origine avec des capitaux propres de 18 à 64 fois inférieurs. Et cette faiblesse extrême des capitaux propres peut être renforcée par la possibilité d’effectuer de multiples opérations hors bilan. Par comparaison, notons que le groupe Renault dispose de capitaux propres seulement 3 fois inférieurs au total de son bilan, lequel ne représente qu’un peu plus de 3% du PIB français. Toujours par comparaison, notons que le groupe Total- grande entreprise industrielle classique- dispose de capitaux propres seulement 2,5 fois inférieurs au total de son bilan , lequel ne représente qu’un peu plus de 7% du PIB français. La faiblesse des capitaux propres, à l'origine de multiples dangers, est une caractéristique essentielle de l’industrie financière.
De cette trop rapide comparaison il est possible de tirer quelques conclusions.
L’industrie classique, dans sa production de valeur ajoutée, est assez peu concernée par le basculement des choix : la fin de l’inflation et le commencement de la dette. Parce que les échanges tant au niveau fournisseurs qu’au niveau clients ne provoquent que forts peu d’effets dans le temps, le mode opératoire est peu affecté par un changement de régime.
Tel n’est pas le cas de l’industrie financière.
Lorsque l’on vit en régime d’inflation, ce qui correspond à ce qu’on appelait dans un article antérieur au moment politique où la finance est enkystée dans l’Etat, les bilans bancaires sont légers, probablement davantage que les bilans industriels, et ce pour au moins deux raisons. Tout d’abord l’épargne n’est pas stockable en régime de monnaie fondante, ensuite faible bancarisation et taux de réserves obligatoires élevés interdisent une création monétaire importante : les crédits font peu de dépôts.
Le régime d’inflation correspond aussi à la répression financière, et la valeur ajoutée bancaire se construit négativement : les crédits aux entreprises et aux particuliers et surtout à l’Etat (planchers des bons du Trésor) sont assortis d’un prix négatif ( la recette actualisée est inférieure à la dépense apparente), et la rentabilité ne proviendra que d’un faible multiplicateur et surtout d’une épargne à taux réel négatif. La répression financière est donc un temps où la valeur des actifs financiers ne cesse de fondre, c'est-à-dire un temps où les droits de propriété- pour employer le langage des libéraux – ne sont pas respectés. C’est la raison pour laquelle les libéraux parlaient à l’époque de « répression financière »
Le passage au mode dette correspond à une inversion radicale : parce que désormais le nouveau commerce des promesses garantit la pérennisation de la valeur des actifs, les droits de propriété vont devenir – dans le monde des apparences respectés. L’épargne devient stockable, et va donc faire grossir le patrimoine des ménages et les bilans bancaires. Les prêts et crédits deviennent des actifs rentables, d’où leur multiplication par tous les moyens de l’innovation financière. Et multiplication qui va favoriser des bulles aux niveaux d’actifs non financiers, immobilier par exemple, justifiant en retour un endettement privé de plus en plus lourd. Mais surtout les actifs publics ne sont plus une forme d’impôt, mais une valeur sûre à même de devenir un collatéral universel. Dans le même temps, bancarisation et affaissement des taux de réserves obligatoires, vont permettre l’augmentation rapide de la création monétaire. Tout va dans le sens d’une explosion de la taille des bilans, et d’une explosion parallèle des profits. Et explosion parallèle du hors bilan : ainsi le BNP avec 15% de son énorme bilan (environ égal au PIB de la France) en produits dérivés, peut envisager des paris sur fluctuations de prix pour un montant supérieur à 40000 milliards d’euros, soit 20 fois le PIB français. Nous sommes très loin de la famélique industrie automobile.
Ce basculement du monde est celui que nous désignions dans un article précédent par l’expression d’ « Etat enkysté dans la finance ». Et il est vrai que la répression financière s’est complètement renversée : nous sommes passés de la répression de la finance par l’Etat à la répression de l’Etat par la finance. En mode inflationniste, l’Etat ne payait aucun taux sur la banque centrale qui le ravitaillait, et surtout il spoliait les banques par le biais des planchers des bons du trésor, bons rapetissés à échéance par l’inflation. En mode dette, L’Etat est juridiquement tenu de passer par les seules banques pour s’endetter, lesquelles à l’inverse de l’industrie disposent d’une matière première quasi gratuite. En mode inflationniste les banques étaient spoliées par les entrepreneurs politiques et leurs électeurs attachés à la construction d’un Etat providence, spoliation reportée sur les épargnants ne disposant que d’un taux de l’intérêt négatif. En mode dette, les banques devenues industrie financière spolient les entrepreneurs politiques et leurs électeurs, ce qui lui permet de mieux respecter les épargnants. Avec pour effet une montée des inégalités sociales : tous sont fiscalement concernés par la dette publique, mais seuls les plus aisés, parce qu’épargnants vont bénéficier de la rente. Le régime dette devenant aussi un dispositif caché de redistribution à l’envers de la richesse.
Le mode inflationniste était l’alliance -par le biais des marchés politiques régulateurs- des citoyens, des salariés et des consommateurs au détriment des banquiers et des épargnants. La fameuse euthanasie des rentiers chère à Keynes. Le mode dette est l’alliance des financiers et des épargnants au détriment des citoyens et des salariés. Au détriment des citoyens en ce sens que les marchés financiers sont devenus le nouveau nom du pouvoir exécutif. Au détriment des salariés, en ce sens que les paris sur fluctuations de prix sont le nouveau nom – et la nouvelle réalité - de l’investissement productif.
Et derrière ce nouveau nom se cache une réalité économique sociale et culturelle fort différente. Les paris sur fluctuations de prix n’engendrent plus de la valeur ajoutée comme pouvait l’engendrer les anciens investissements industriels : il s’agit d’une rente d’autant plus importante que l’on se trouve en situation de proximité vis-à-vis d’une possible manipulation de cours, c'est-à-dire aussi en situation de proximité au regard de la sphère des conflits d’intérêts, de la sphère des délits d’initiés voire de la fraude souvent techniquement indétectable. Avec ses conséquences sociales et culturelles. Alors que l’investissement industriel classique supposait techniquement la collaboration confiante des acteurs, et finalement œuvre commune justifiant des rémunérations peu individualisées, le pari sur fluctuation de prix suppose un travail radicalement individuel et méfiant- presque dans le secret- et l’impossibilité managériale de ne pas individualiser les récompenses associées. L’envolée des rémunérations correspond à l’envolée de la rente, mais une rente entièrement construite sur des décisions strictement individualisées. Le profit cesse d’être œuvre commune et les cadres missionnaires de l’industrie classique deviennent des mercenaires de la rente.
Le grand basculement qui interdira juridiquement aux Etats la possibilité d’emprunter aux banques centrales, dont ils sont pourtant souvent les seuls propriétaires, laissera une énorme possibilité de construire à très bon compte des produits d’épargne aussi solides que les Etats eux-mêmes. D’où le succès – pour ne donner qu’un exemple - des assurances-vie, qui reposant pour l’essentiel sur de la dette souveraine, représente pour les seuls épargnants français 75% du PIB du pays. Alliance du financier et de l’épargnant au détriment d’Etats qui – privés des possibilités de la répression financière- n’investissent plus et en viennent à payer de la rente pour maintenir tout ou partie de ses services publics ( probablement plus de 45 milliards d’euros pour la seule France, soit approximativement 2% de son PIB en 2011…. et bientôt la même somme pour ce qui est de la Grèce, ce qui représentera 25% de son PIB). Pour en revenir à la France, les juteux contrats d’assurance vie des épargnants sont ainsi largement financés par les contribuables, la finance prélevant au passage sa dîme.
Le grand basculement est un véritable renversement des alliances sous la houlette des entrepreneurs politiques, et renversement impulsé par l’émergence de nouveaux besoins : l’inflation qui n’interdisait pas la consommation de masse du fordisme industriel classique, ni même la confection d’un patrimoine immobilier pour les classes moyennes, interdisait de fait la constitution d’une épargne financière. Si donc la protection d’une épargne jusqu’alors mangée par l’inflation devient un produit politique- parce que désormais on veut consommer des produits d’épargne comme on veut consommer des automobiles- on comprend qu’une alliance pourra naître entre le banquier et l’épargnant. Alliance qui pourra se renforcer si d’aventure les dispositifs de protection qui fonctionnaient sur la base de la répartition- retraites par exemples- basculent progressivement sous la houlette de l’industrie financière vers des dispositifs reposant sur la capitalisation. A noter que la dépression démographique et le vieillissement encouragent généralement ce type de basculement.
Le passage du mode inflationniste au mode dette n’est nullement la victoire du libéralisme, mais celui de la rente. Le monde de l’inflation n’avait rien de libéral, celui de la dette ne l’est pas davantage. La position qui consiste à voir dans le basculement, la victoire d’un néolibéralisme est incorrecte. Un vrai libéralisme consisterait- en tout premier lieu - à libérer les Etats de la répression dont ils sont les victimes en leur interdisant d’user de leurs droits de propriété sur les banques centrales.