Deux grandes entreprises politiques européennes, le PS français et le SPD allemand, ont adopté en juin dernier une déclaration commune, mettant en avant la recherche d’un équilibre des balances des paiements courants des pays de l’Union européenne.
Un produit obsolète .
Le fait est à souligner tant la période de mondialisation semblait entrainer l’obsolescence de l’idée d’équilibre, en particulier celui de la balance des biens et services. A échelle plus réduite, l’euro lui-même débarrassait les entrepreneurs politiques de la bonne surveillance dudit équilibre : en s’offrant une « monnaie de réserve à l’américaine », disions-nous dans un précédent article, il n’y a plus à surveiller, ce qui naguère annonçait et engendrait des modifications de parités ou de cours de monnaies aujourd’hui disparues. Les balances devenues simple curiosité statistique n’étaient plus, à priori des contraintes publiques. La victoire de la minorité mondialiste des entrepreneurs économiques sur les marchés politiques, devait légitimer d’autres produits : monnaie en apesanteur, liberté de circulation du capital, anéantissement des droits et taxes aux frontières, recherche de compétitivité par production d’externalités positives à la mondialisation et en particulier grignotage des « compromis fordiens » de la période antérieure, etc. Et il est vrai que la notion de commerce extérieur perdait sens, puisqu’il s’agissait moins de marchandises circulant entre pays, qu’entre établissements d’entreprises eux- mêmes dépaysés. Pour faire bref, les balances externes ne sont plus des objectifs, à partir desquels des politiques économiques seront mis en œuvre, en utilisant les outils ordinaires de la contrainte publique. Elles ne sont plus que des résultats issus d’autres types de contrainte publique mises en œuvre pour déplacer du bien- être vers la minorité mondialiste des entrepreneurs économiques. Contraintes exigées par eux et mis en place par les entrepreneurs politiques au pouvoir. Avec la mondialisation le niveau équilibre/déséquilibre des balances n’est plus un objectif à réaliser mais un résultat constaté.
Replacée dans cette perspective, la déclaration commune susvisée, apparait comme revirement de très grande portée quant à ses intentions. Portée hélas anéantie par une opérationnalité victime des croyances passées.
Un progrès humain majeur.
Rétablir l’équilibre des balances, comme objectif, peut être interprété comme un progrès humain sans doute très commercialisable sur les marchés politiques. Sous ses aspects les plus radicaux, la mondialisation n’a pu être achetée par une majorité d’électeurs qu’avec l’apport idéologique issu de constructions intellectuelles, elles- mêmes de plus en plus sophistiquées, et remontant à Ricardo dans son célèbre exemple des avantages comparatifs. En termes simples, l’échange et la spécialisation internationale sont avantageux pour tous les partenaires. Les restrictions à l’échange sont un mal à combattre. Les Grands militants de l’actuelle OMC en sont toujours là.
Or, ce que nous appelions « fordisme boiteux » dans un précédent article révélait déjà les limites d’un tel raisonnement. Il ne s’agit pas ici de faire le bilan économiciste classique des coûts/avantages du libre échange par rapport au protectionnisme. Il s’agit à l’inverse de voir dans quelle mesure un déséquilibre récurrent des balances en particulier des biens et services est porteur d’un rétrécissement, d’une restriction, aux droits de l’homme. Le déséquilibre en mondialisation est l’indice de différences et/ou d’inégalité des partenaires dans de multiples domaines : productivité qui elle-même relève d’une foule de facteurs, variables sociétales, statut démographique, fonctionnement des marchés politique, etc. Les déséquilibres, en particulier négatifs, des balances de biens et services peuvent durer longtemps et comme précédemment évoqué, ne pas intéresser les entrepreneurs politiques si l’on vit à l’abri d’une monnaie de réserve, réelle (dollar) ou artificielle (euro). Par ailleurs on peut aussi bénéficier de mouvements de capitaux rééquilibrants. Cependant un déséquilibre récurrent sur biens et services, sur très longue période, entraine des effets potentiellement dévastateurs, effets qui vont loin au-delà de la stricte économicité. Les déséquilibres sont en effet une violence : l’excédentaire ponctionne ou siphonne une partie de la demande globale du déficitaire lequel ne peut réagir en libre échange que par son alignement sur la productivité réelle ou artificielle de son encombrant partenaire. En clair les grecs sont amenés à perdre leur travail sauf à s’aligner sur la productivité des allemands. Et il n’existe pas d’autre choix en mondialisation. Autre violence, celle concernant le risque de non respect des contrats : l’excédent chinois est une ponction sur la demande intérieure américaine qui peut être combattue par une autre violence, celle concernant le non- respect éventuel de la valeur de l’épargne chinoise investie en bons du Trésor américain. En mondialisation, telle qu’elle fût achetée et imposée, il y a impérialisme de l’économicité, et seuls les systèmes culturels les plus favorables à l’élévation régulière de la productivité sont autorisés : de quoi appauvrir ce qui fût la richesse humaine.
Sans doute peut -on rétorquer qu’il ne saurait y avoir de violence puisque les échanges n’ont lieu que sur la base de l’avantage mutuel, et ce dans le seul champ de la microéconomie. Nul grec, n’est tenu d’acheter des produits allemands ; nul américain n’est tenu d’acheter des marchandises chinoises. Seulement, à terme, ces échanges volontaires et mutuellement avantageux rétrécissent le champ des possibles : les grecs sont volontairement acheteurs de produits industriels allemands et achètent à leur insu les externalités négatives qui entourent et accompagnent leurs achats. Ils ne peuvent que réduire une ambition industrielle déjà peu marquée et ne pouvant être aidée par l’arme monétaire perdue. Ils se spécialiseront dans les activités non dé localisables , des activités de services ,non porteuse des gains de productivité futurs, et qui resteront chères. Même le tourisme peut être laminé par un déséquilibre qui ne peut être effacé par l’arme monétaire disparue. Le soleil des îles grecques est devenu trop coûteux. Le déséquilibre s’entretient, se renforce et peut saigner le déficitaire. Avec tous les risques géopolitiques qui pourraient en découler. Inutile de rappeler ici la violence des propos qui s’échangeaient, au cœur de l’Union européenne, au printemps dernier, à propos de la crise grecque.
L’idée d’établir en tendance un équilibre (obligatoire) des échanges entre pays de l’Union est donc un très réel progrès. La liberté d’échanger ne doit pas entrainer le dénuement des plus faibles pensait déjà ce grand théoricien du libéralisme qu’était John Locke, d’où la célèbre clause dite « Lochéenne » qui vient rétablir un minimum d’égalité entre les partenaires. Plus récemment Jean Pierre Dupuy a pu critiquer la philosophie Nozickenne en montrant que l’absence de tout frein à la liberté d’échanger conduit à des états où la « quantité de liberté » disponible se trouve réduite. Les entrepreneurs politiques n’ont évidemment pas le souci de la « quantité de liberté » disponible et ne sont pas , par essence, des libertariens. Il n’empêche que, situés au centre de gravité des marchés politiques, ils ne peuvent pas ne pas tenir compte des effets dévastateurs du libre- échange non régulé sur nombre d’électeurs. Le débat, très concret sur les délocalisations, et la question de savoir s’il est possible pour un pays, d’abandonner toute ambition industrielle, doit aussi être resitué dans l’idée de liberté présente d’échanger (mondialisation), qui détruit, ou détruirait potentiellement, la quantité de liberté future disponible pour un pays.
Sans le théoriser, les dirigeants du PS et du SPD viennent ainsi de déclarer, que l’équilibre des échanges entre pays serait la forme moderne de la clause Lochéenne . Ou dit autrement, le moyen de préserver la quantité de liberté disponible. Répétons le, il s’agit d’un immense progrès, une avancée dans le respect des droits de l’homme, et sans doute le seul moyen, qui à l’échelle planétaire, donnera quelque légitimité à une mondialisation repensée.
Une confusion dans l’analyse causale.
Resterait toutefois la question de savoir comment, c'est-à-dire opérationnellement, faire vivre cette idée d’équilibre. Et c’est ici que les raisonnements des deux grandes entreprises politiques susvisées deviennent hautement contestables.
De fait, il s’agirait pour les dirigeants de ses entreprises politiques, de parvenir à l’équilibre recherché en agissant sur la demande globale interne à chaque pays. Les excédentaires (essentiellement l’Allemagne) doivent stimuler leur demande interne, et en conséquence importer davantage des pays du Sud. Ces derniers, en contre partie se verraient offrir des débouchés nouveaux et seraient incités à des efforts de productivité. Réduction de l’excédent d’un côté, du déficit de l’autre côté. Evidemment cela supposerait l’abandon des politiques de rigueur non coopératives et généralisées. Cela passerait aussi par le rétablissement de la bonne entente à l’intérieur du couple franco- allemand. Curieusement, le but affiché n’est pas l’équilibre des balances mais la stabilité de l’euro. Le raisonnement étant le suivant : ce sont les politiques macro- économiques non coopératives qui ont entrainé le déséquilibre des balances des pays du sud, politiques qui ont-elles- mêmes aggravé l’endettement des pays correspondants, et endettement qui viendrait aujourd’hui déstabiliser la zone monétaire.
L’affaire serait entendue : la cause de la crise de l’euro (variable expliquée) est à rechercher dans des politiques macro- économiques inadaptées (variable explicative). Une autre gestion des demandes internes aboutissant à l’équilibre extérieur, la crise de l’euro s’évanouirait. Outre que les liens de cause à effet qui s’articulent dans le raisonnement ne sont pas clairement établis, il est possible de se demander s’il n’y a pas lieu de changer le sens des variables, l’euro devenant la cause de politiques macro- économiques improprement jugées inadaptées par les entrepreneurs politiques susvisés.
Dans l’article « l’euro : implosion ou sursaut ? » (lacrisedesannees2010.com) il avait été pourtant montré, que les politiques macro- économiques adoptées partout, correspondaient bien aux nécessités ou aux facilités proposées par la monnaie unique. Productivité faible et taux d’intérêt devenus faibles de par « la grâce de l’euro » ont privilégié les stratégies de consommation dans le sud : spéculation immobilière et importations massives de biens de consommation (Espagne). Productivité élevée et assurance que les partenaires européens ne peuvent plus dévaluer par rapport au mark disparu, ont permis la mise en place d’une fantastique machine à exporter (Allemagne). Sans doute pouvait-on lutter contre les facilités procurées par l’euro, davantage perçu aujourd’hui comme drogue dangereuse. Mais au moment de sa mise en place, comme nous le disions dans l’article précité, « tous étaient d’heureux passagers clandestins ». Les entrepreneurs politiques des pays correspondants, pouvaient vendre du bien- être à beaucoup d’électeurs, sans à court terme le faire payer par d’autres. Ce qui devait leur assurer des gages de bonne gouvernance, et ce dans tous les pays de la zone. Les marchés politiques fonctionnant en continu, et à fort court terme, ont conseillé aux électeurs européens de vivre dans le présent. L’euro était une liberté dans l’océan du libre- échange. Il est devenu une immense aliénation.
Le PS français et le SPD allemand continuent de croire que la crise de l’euro est gérable en retrouvant, par le biais d’une habile gouvernance, l’équilibre extérieur de chaque Etat. Cet équilibre passe évidemment par une compétitivité accrue….qui nous renvoie aux questions précédemment soulevées : Comment la Grèce peut-elle retrouver de la compétitivité dans le tourisme- un service à la personne peu générateur de gains de productivité- sans une dévaluation massive ? Comment l’Espagne, mais aussi, et peut être surtout la France, peuvent-elles faire renaître un secteur industriel après en avoir – au nom de la liberté des échanges – abandonné jusqu’à la culture qui lui correspond et jusqu’à l’outil de formation qui lui est attaché, sans l’électrochoc d’une dévaluation massive ?
Les grandes entreprises politiques européennes ont vu dans l’euro un produit de grand avenir consolidant leurs parts de marché politique. L’euro, produit « vache à lait » était en tête de gondole. Il entrainait même dans nombre de pays une cartellisation des grandes entreprises politiques, lesquelles ne se distinguaient plus que sur des produits secondaires. Il leur est extrêmement difficile aujourd’hui, de « rentrer le produit en usine » ,comme il est très difficile dans l’industrie, de rappeler un objet déjà largement commercialisé pour défaut majeur. C’est la raison pour laquelle se trouve aujourd’hui lancée cette vieille idée d’équilibre des échange extérieurs de chaque nation de l’Union. Objectif aussi impossible à atteindre que celui de rembourser la dette. Il manque l’outil adéquat : le rétablissement de la souveraineté monétaire.
Toutefois en faisant renaitre une expression disparue, la réflexion avance. L’équilibre extérieur est un produit politique émergent qui engendrera probablement une nouvelle grappe de produits dérivés.