Nous connaissons maintenant la nature profonde des Etats comme entités très anciennes; celle des banques centrales , comme objets très récents au regard de l'histoire; et enfin celle des liaisons possibles entre les deux.
Si les Etats sont -dans leurs « structures génétiques » et donc leur acte de naissance- une extériorité fondamentalement prédatrice au détriment de ceux sur quoi ils règnent, l'émergence des banques centrales fût une étape décisive dans le partage de la prédation avec d'autres acteurs que les souverains. l'idée de partage est en effet opportune pour désigner le fait que désormais les États n'émettent plus - le plus souvent - directement la monnaie, et passent par une agence plus ou moins autonome, mais autonomie toujours limitée par le type de monnaie émise: celle de L'Etat.
Ainsi la Banque de France, institution juridiquement séparée de l'Etat, aura le pouvoir d'émettre de la monnaie, mais cette dernière sera tout aussi juridiquement monnaie légale et donc monnaie de l'Etat français.
Le cours légal est fort sympathique
Naguère l'Etat pouvait payer à partir de ses « débiteurs »: esclaves, seigneuriage, ensemble de la population taxée, etc. Avec les banques centrales, et les formes nouvelles de l'aventure étatique qui vont lui correspondre, il pourra certes perdre quelques avantages, mais il maintiendra le gigantesque pouvoir de payer à partir de sa propre monnaie, et même si le pouvoir de la fabriquer ne sera plus ce qu'il était. Dernier propos qu'il faut du reste nuancer car il fût des époques où les banques centrales étaient entièrement sous le contrôle des Etats.
En conservant bien sûr son droit de taxer, l'Etat prédateur, même affaibli par une banque centrale, conserve une grande partie de sa souveraineté: les agents économiques sont intéressés par sa monnaie qui seule dispose du cours légal, monnaie qu'il faut impérativement utiliser.... ne serait-ce que pour pouvoir payer l'impôt. Parce que resté maître de la base monétaire, et que tous les contrats sont libellés dans la monnaie qu'il reconnait, la notion de défaut apparaît relativement difficile: l'Etat a encore les moyens – si l’on ose dire-de faire varier le niveau de la "dette que sa banque centrale lui doit". La dette envers l'extériorité n'est plus infinie, mais le prédateur dispose encore des moyens de décider de son montant.
Ce serait évidemment beaucoup plus difficile s'il devait s'endetter envers une monnaie dont il ne maîtrise en aucune façon l'émission. Beaucoup plus difficile, mais pas impossible, ainsi que l'atteste la présente situation, où la pression des Etats de la zone euro a de fait obligé la BCE à fournir les liquidités nécessaires (plus de mille milliards d'euros en additionnant les émissions des 22/12/2011 et 28/02/2012) aux fins de diminuer les pressions sur les budgets publics. Beaucoup plus difficile mais pas impossible, ainsi que l’atteste également ce fait moins connu que fût l’octroi -de 25 milliards d’euros- directement depuis la banque centrale irlandaise au Trésor correspondant en 2010.
L'Etat fédéral américain dispose de ce point de vue d'un avantage considérable sur les autres Etats: s'il décide de bien contrôler sa banque centrale, et il le peut assez facilement dans le cadre de la législation en vigueur, son défaut est impossible. On peut ainsi considérer que les débats d'Août 2011 sur le plafond de la dette fédérale n'avaient aucun sens. Il s'agissait de s'amuser à se faire peur et de "jouer au défaut". Parce que la dette américaine s'exprime en dollars, il suffit de produire davantage de dollars pour continuer à dépenser. L’Etat fédéral n'est d'une certaine façon pas endetté, et chacun sait qu'il ne remboursera jamais. Par contre, ce même Etat peut encore décider de "ce qu'on lui doit", et fixer le niveau du "quantitative easing" auquel la FED devra se soumettre.
De fait, l'Etat fédéral américain est dans une position plus avantageuse que celle des Etats plus anciens , et qui étaient en raison de la contrainte générale du métal, dans une position où il leur était depuis longtemps impossible de payer en utilisant une autre monnaie que l'argent ou l'or, ou une forme monétaire assurément convertible en métal . Déjà dans un milieu relativement ouvert, peuplé d'Etats en compétition, aucun d'eux ne pouvait créer et imposer une monnaie d'Etat parfaitement souveraine. D'où les catastrophes comme le système de Law ou les Assignats.
Et de ce point de vue, l'adoption progressive et organisée de l'étalon- or est un recul très net de la souveraineté: la loi d'airain de la monnaie va s'imposer à tous, bien davantage que l'Etat fédéral américain d'aujourd'hui. D’où les difficultés, anglaises notamment, dans le retour à l’étalon- or dans les années qui suivirent la première guerre mondiale. D’où aussi les énormes difficultés dans la gestion de la crise des années 30.
C'est parce que le contexte de l'étalon-or limite la possibilité pour l'Etat de payer avec une monnaie de son choix -qu'il émet souverainement - qu'il doit apporter la preuve de son auto limitation. La banque centrale apparait ainsi comme l'outil de cette auto limitation. Et bien sûr un outil que l'on cherchera souvent – selon l’état des rapports de forces sur les marchés politiques- à retourner à son avantage en délimitant, voire en renonçant à toute forme d'indépendance de la dite banque.
Ce sera souvent le cas, de la conjonction du stade de l'Etat-nation dans l'aventure des Etats, avec la fin de l'étalon -or et donc la fin de la loi d'airain de la monnaie. Conjonction qui s'est plus particulièrement matérialisée au vingtième siècle. Dans une telle configuration, la dette publique ne compte guère, et les Etats ont toujours les moyens de payer avec une monnaie produite et fournie par les banques centrales. Reste bien sûr une contrainte: veiller à ce que le pouvoir d'achat international des agents de l'Etat-Nation ne se déprécie pas, ce qui signifie maintenir le taux de change et donc contenir la tentation d'un « déficit sans pleurs », en ce qui concerne les finances publiques. Nous avons là le contexte bien français, notamment celui de la quatrième république, où il n'est jamais question de dette et toujours de lutte gouvernementale pour "sauver le franc"….qu’il faudra régulièrement dévaluer.
La zone euro est un formidable espace de régression
Curieusement, la zone euro constitue une formidable régression. La dette publique est conséquence d'une monnaie qui ne peut s'ajuster aux inégales compétitivités des pays membres. Elle n'est que le reflet de déséquilibres extérieurs que la monnaie unique cache aux acteurs. Le sud ne voit pas directement ses déficits extérieurs grandir (Grèce, Espagne, etc.) alors que le nord en perçoit la contrepartie sous forme d'excédents (Allemagne , Hollande, etc.). La production insuffisante au sud, insuffisance due à la sous compétitivité en régime de monnaie forte, se lira, à la surface des choses, comme "paresse des acteurs » ( les fameux cueilleurs d’olives qui dansent le Sirtaki) , qu'un Etat entretiendra par des largesses non financées à partir d’impôts qui ne rentrent pas. Phénomène auto entretenu, puisqu'il développera le sous investissement dans des activités compétitives au sud. Non seulement les économies du sud, étouffées par une monnaie inadaptée, se spécialisent vers des activités importatrices nettes (Grande Distribution) qui détruisent le tissus local; mais en rétrécissant la matière taxable, il n'est guère question d'envisager de gros investissements publics de modernisation.
Ainsi, parce qu’équipé d'une monnaie qui développe des forces centrifuges, la dislocation à terme du chantier européen est en marche : la fameuse convergence attendue, laisse la place à la divergence. Avec ce nœud Gordien qui en découle : Peut-on abandonner l'euro, en tant que poison destructeur de l'harmonisation souhaitée, alors même qu'il est curieusement devenu le nouveau mythe enchanteur pour les peuples? Le petit peuple grec, inconsciente première victime du poison, n’est- il pas le tout premier adorateur de l’euro ?
Depuis le début de la crise, c'est bien ce paradoxe que les entrepreneurs politiques européens tentent de gérer, avec ce très lent mouvement vers une nationalisation de l'euro….que bien sûr l’on refuse.
Partis d'un refus complet, de venir en aide aux pays victimes de déficits publics qui ne sont que le reflet de déséquilibres extérieurs devenus invisibles, des éléments de solidarité active ou passive, sont venus apaiser les marchés de dettes souveraines: création du FESF, puis élargissement de sa puissance de feu, création du MES, conjonction et élargissement des deux institutions, débats sur les euro bonds, LTRO de la banque centrale européenne, taux directeurs historiquement bas, etc.
Ces mécanismes ne peuvent que se développer tant il est vrai que les dévaluations internes - les fameuses réformes du marché du travail partout dans le sud- s'avèrent socialement de plus en plus risquées, et économiquement de moins en moins efficace. Socialement risquées, car les réformes du marché du travail, ne touchent que les salariés déjà trop exposés à la « falaise de la monnaie forte », les autres, la « sur classe mondialisée », voyant dans cette même falaise, non pas un lieu où l’on se fracasse, mais une base d’envol pour stratégies mondialistes. Economiquement inefficace ensuite, car la demande globale se rétrécissant, un multiplicateur négatif se déploie.
Puisque le mythe est d'une extraordinaire puissance, l'euro étant le symbole vivant et sacralisé de l'existence d'une communauté européenne, il suffirait de le nationaliser et d'en faire à la fois une monnaie unique et une monnaie nationale.
Et si chaque banque centrale de l’euro-zone émettait sur ordre des Etats des euros ?
Concrètement cela signifie que chaque banque centrale de l'euro système soit amenée à financer le Trésor local. La Grèce, comme la France de l'après seconde guerre mondiale, met fin souverainement à la loi d'airain de la monnaie que les traités imposent, et rétablit le vieux mode hiérarchique de gestion de la dette publique. La dette cesse d'être le souci des entrepreneurs politiques, la contrepartie étant bien sûr un effondrement de la valeur de l'euro. Un euro qui ne disparait que pour les Etats qui y renonceraient.
Quelles seraient les conséquences, d'une conjonction, des statuts de monnaie unique et de monnaie souveraine, censée dépasser le paradoxe du poison et du mythe enchanteur?
Elles sont lourdes et multiples :
1 la dette publique perd très largement le sens qu’elle a acquis au cours de ces 30 dernières années. Aussi bien en termes de stocks qu’en termes de flux. En termes de flux les choses sont évidentes surtout si l’on devait s’acheminer vers une situation telle celle examinée dans notre proposition de « révolution du systèmes monétaire ». En termes de stocks les choses le sont également : la spéculation sur dette souveraine disparait immédiatement ca dépourvue de tout sens. De quoi retrouver par conséquent en la matière, la fin de la loi d’airain péniblement obtenue au vingtième siècle.
2 Une autre question est celle de la cohabitation, entre monnaie unique et rétablissement de la souveraineté monétaire, sur la base du maintien de cette monnaie unique. En clair, y aura t-il dislocation ? Curieusement les pays les plus bénéficiaires du rétablissement de la souveraineté et du passage au mode hiérarchique de gestion de la dette, pourraient souhaiter le départ des pays les plus opposés à la fin du présent dogme monétaire. Et à l’inverse ces derniers pourraient souhaiter le maintien de la zone malgré les cris de leurs protestations. L’enjeu d’un tel débat est bien sûr les échanges extérieurs et le rétablissement de l’équilibre des balances. En clair, la Grèce pourrait souhaiter le départ de l’Allemagne et ce dernier pays pourrait- malgré tout- prolonger son maintien dans la zone, pour continuer à maintenir sa rente de débouchés sur le sud. On le voit, l’unicité de compte entre monnaie unique et monnaie nationale ne règle pas la question des taux de change entre pays de la zone.
3 Ce qui semble réglé, par contre, est le taux de change de l’euro : il diminue massivement en raison du maintien des croyances en la loi d’airain de la monnaie. La monétisation vaudra dévaluation et compétitivité nettement accrue de l’ensemble de la zone au détriment de l’Asie, de nombre de pays émergents, et des USA. Avec un fort rebondissement de la croissance, la fin du naufrage de l’Europe dans bien des domaines, y compris dans celui de la puissance, mais aussi le risque de guerre des monnaies.
4 Une autre conséquence est bien sûr la limitation de la financiarisation des activités humaines, surtout si cette solution se déroulait dans le cadre déjà proposé de « révolution des systèmes monétaires »
Le rétablissement de la souveraineté monétaire dans le cadre de la monnaie unique permet à nouveau de gagner du temps sur la crise : les problèmes de compétitivité du sud ne sont en aucune façon réglés dans le court terme. Par contre il redonne espoir pour ces mêmes pays qui ne sont plus broyés par des politiques restrictives guidées par le dogme monétaire.
Ce rétablissement de souveraineté, est l’avenir le plus probable, car il est le choix le plus avantageux dans le fonctionnement des marchés politiques. La loi d’airain reste en vigueur mais se trouve de plus en plus contestée y compris, très curieusement, par ceux des croyants qui tentent de détourner le dogme par des moyens ingénieux, tel celui qui consiste à monétiser massivement sur la base du patrimoine immobilier : le fameux « MIEL » ou « Mobilisation de l’Immobilier En Liquidité » de Guy Abeille, par exemple. Position qui nous fait penser à un Saint Thomas d’Aquin qui, au treizième siècle, continuait à répéter l’interdiction absolue du prêt à intérêt… tout en comprenant qu’il puisse se pratiquer dans certaines conditions. L’aliénation reste majeure et majoritaire. Mais beaucoup d’idées iconoclastes naissantes sont révélatrices du doute qui s’empare des esprits. Il est donc assez probable, que des entrepreneurs politiques européens, prolongent les pressions jusqu’ici exercées sur la BCE en exigeant la possibilité de rétablir – à des niveaux sans doute divers et peut-être négociables- l’émission monétaire par les banques centrales nationales. Un néo-thomisme en quelque sorte.