Dans le modèle de la « potentia multitudinis » André Orléan et Frédéric Lordon nous ont donné un explication satisfaisante de la sélection du métal précieux comme base monétaire. Le paradigme de la rivalité mimétique, emprunté à René Girard, est sans doute le bon outil pour expliquer que la monnaie, invention des hommes, correspond aussi le plus souvent à un processus d’aliénation , ce que nous appelons la loi d’airain de la monnaie. La monnaie est pure convention sociale, mais elle est aussi, le plus souvent, une implacable contrainte, et l’histoire des crises monétaires nous montre qu’il est difficile de s’en affranchir.
Pour autant, la loi d’airain résulte aussi de la progressive montée de l’économie dans les communautés humaines.
Montée de l’économie et promotion du métal précieux
Lorsque dans les sociétés primitives, le face à face entre individus est permanent, Marcel Mauss nous a appris que si échange il y a, celui-ci peut être simple échange de dons, ou échanges de valeurs économiques, dont le but n’est pas le profit mais simplement celui d’assurer la simple lutte contre l’entropie : il faut bien manger, s’habiller, etc. et donc produire les valeurs d’usages correspondantes dans une quantité suffisante- sans surplus- pour assurer la reproduction de la société. Dans ce type de monde , si des signes monétaires se mettent à circuler, on ne peut les considérer comme équivalents aux nôtres , car ils ne sont probablement pas réserve de valeur, et ne sont probablement pas thésaurisés. Les monnaies en question, ne sont probablement pas du métal précieux et ne sont, conventionnellement, que des signes comptables matérialisant le crédit que se font des échangistes, qui se connaissent et vivent par ailleurs dans un tissu social extraordinairement dense résultant du holisme ambiant. Les monnaies correspondantes sont ainsi probablement l’équivalent de nos monnaies locales.
Ces monnaies perdurent le plus souvent alors même que les monnaies faites de métal précieux commencent à circuler. Nous avons là des espaces de circulation monétaires, qui ne se recoupent pas et les vieilles monnaies, servent aux usages communautaires traditionnels (le dedans), tandis que les autres feront circuler des marchandises beaucoup plus impersonnelles car appartenant à des inconnus, et véhiculées par d’autres inconnus (le dehors). Dans l’Europe du moyen-âge, on parlait ainsi des « monnaies noires », faites de cuivre de bronze ou de plomb, et que l’on opposait aux pièces faites de métal précieux. Toutefois ce fait historique, marque le passage à l’économie et si la simple lutte contre l’entropie persiste dans les cellules domestiques de base, d’autres agents s’adonnent à son dépassement avec le jeu d’un échange qui devient authentiquement économique et marchand. Avec son potentiel d’illimitation.
C’est ce bouleversement qui immanquablement doit déboucher sur l’aliénation monétaire : le métal précieux est automatiquement « élu » et devient aussi réserve de valeur. Elu car l’élargissement de l’espace de communication (le dehors) fait diminuer le capital social : la confiance sous-produit du holisme, laisse place à la méfiance envers ceux que l’on connait moins. La monnaie ne peut plus être un symbole, que l’on pourrait même ne pas utiliser, si la division du travail était extrêmement réduite. Il faut qu’elle devienne réalité, qu’elle libère de tout engagement et qu’en même temps, elle soit pouvoir d’achat général, éventuellement en attente d’une opportunité. La monnaie de métal précieux, devient ainsi la quintessence de la liquidité et réserve de valeur.
Vertu libératrice avec sa contrepartie aliénante : c’est la perte de capital social, qui la met en avant en tant que paravent, face aux risques de ce qui devient l’économie. Elle devient ainsi un substitut de confiance…un ersatz, envers qui la confiance doit, en conséquence, se maintenir.
Nous avons là la perspective d’une grande marche vers la loi d’airain de la monnaie.
Il ne faut pas qu’elle soit produite malhonnêtement et il faut lutter contre les faussaires, mais en même temps, comme elle est réserve de valeur, son grand penchant, est celui de devenir le vecteur de la thésaurisation laquelle va engendrer sa rareté, et probablement sa dimension récessionniste. Elle risque de se faire trop rare et donc de réprimer l’économie, alors qu’elle résulte de la montée de cette dernière et du passage au dépassement chez les hommes de la simple et si ancienne lutte contre l’entropie. Exigence d’abondance croissante, mais aussi mise en place spontanée, d’un mécanisme de raréfaction, dépassant largement les raretés naturelles procurées par l’épuisement des mines.
Montée du politique et marche vers la centralité monétaire du métal précieux
Les hommes se mettent à produire et échanger plus que ce qui est nécessaire aux fins de la simple reproduction de la communauté. Ils vont ainsi connaitre les premières civilisations, et parfois les empires correspondants. Mondes qui ont dépassé le strict stade de la simple lutte contre l’entropie et produisent du surplus, dont la contrepartie sera une accumulation d’objets symboliques religieux et politiques : temples, objets d’arts, constructions témoignant de la puissance du prince, etc. Formes qui élargiront la fonction réserve de valeur du métal. Et du métal qui sera aussi la contrepartie de ce qui est le premier investissement de ce monde nouveau : le surplus, fait d’objets symboliques dans les ordres politique et religieux, est l’investissement « macroéconomique » de ce type de monde, investissement dont le coût est la rémunération monétaire des artistes, artisans, et autres bâtisseurs de temples et de cathédrales. La montée de l’économie et de la monnaie métallique est aussi celle de la grande aventure étatique.
C’est que le politique qui dans ce type de monde prend la place des dieux bénéficie du statut de ces derniers et accapare leur position de créancier infini : l’impôt se substitue, partiellement , plus rarement en totalité, aux sacrifices envers les divinités. Il y aura même parfois concurrence, ou complémentarité, et Périclès racontera- nécessité de la guerre oblige- qu’il fallait prélever sur les offrandes et objets sacrés de Délos de quoi financer les armées. Les entrepreneurs politiques sont ainsi- comme les dieux - des créanciers, et la dette qu’on doit leur régler est bien sûr variable : dette de vie, esclavage, dépendances diverses, impôt en nature, mais aussi impôt monétaire.
Et là encore, plus les prélèvements sont liquides, et plus leur « pouvoir d’achat » est grand, notamment vis-à-vis d’étrangers, individus simples mercenaires, voire puissances politiques étrangères, connaissant la même aventure. On comprend par conséquent que c’est le métal précieux qui logiquement doit devenir « équivalent général », se substituant progressivement à nombre d’autres formes de prélèvements. Les princes deviennent ainsi- fait social émergent et donc spontané- les personnages centraux d’une circulation monétaire plus moderne, celle qui initie l’âge économique de l’humanité. Ce qui permet de comprendre le célèbre adage : « battre monnaie est un attribut de la souveraineté ». Mais en même temps de comprendre aussi la vocation du métal à être dissimulé et thésaurisé : la guerre peut se manifester à chaque instant et les potentialités récessionnistes du métal sont ainsi récurrentes.
La centralité monétaire est donc fondamentale. Les princes doivent y veiller, empêcher si possible l’exportation du métal, qui par exemple va saigner Rome et devenir l’une des causes de son effondrement, et surtout se construire un monopole de la frappe : les hôtels des monnaies. De fait, monnaie et souveraineté se trouvent indissolublement liés. Une souveraineté soudée à la centralité monétaire qui n’est évidemment pas simple à construire si les Etats ne sont pas encore bien clairement et indiscutablement constitués.
Une loi d’airain avec laquelle il faudra ruser
La sélection du métal, comme effet du fonctionnement de la société, est aussi un fardeau pour le prince. D’un côté elle affirme sa puissance, et son pouvoir de prédation sur ces endettés désignés que constituent les sujets. Mais en contrepartie, il faut en réguler correctement le flux si l’on ne veut pas faire face à une pénurie source de récession, ou à l’inverse, risquer une méfiance résultant d’une abondance trop importante. Problème qui reste d’actualité pour nos modernes gouverneurs de banques centrales. Le prince a intérêt à une multiplication des signes monétaires surtout s’il lui devient difficile de pérenniser sa prédations par des voies ouvertement trop violentes : maintien de l’esclavagisme, lourdeurs des corvées, augmentation de l’impôt, etc. La conjonction d’une pénurie de métal par épuisement ou perte de contrôle de mines conjuguée à des résistances croissantes des sujets, peut l’amener à tricher au niveau des hôtels des monnaies. Ainsi, en France le mandement royal de 1358 affirme sans pudeur que l’on doit préférer la monétisation à l’impôt et que le roi doit mobiliser les rentes qu’il tire de la frappe. Fait troublant, qui peut être comparé avec le comportement, il est vrai plus pudique de la BCE aujourd’hui. Cette dernière en achetant massivement de la dette publique espagnole, italienne, etc. va-t-elle soulager les contribuables correspondants ? Comparaison intéressante et sans nul doute à approfondir avec la naissance des « outright Monetary Transactions » (Transactions Monétaires Fermes) de Mario Draghi).
Maintenant si les sujets prennent conscience de la politique très classique de dilution, le prince pourra trouver d’autres méthodes, par exemple l’obligation de renouvellement plus rapide de la frappe des monnaies anciennes, ou l’émission d’une nouvelle monnaie, voire la simple vente des hôtels des monnaies lesquels deviennent des charges publiques pour une bourgeoisie financière en voie de constitution.
Toute la période, qui va de l’éveil de l’économie et de celui de l’Etat, jusqu’à leur plein épanouissement, avec les révolutions industrielles et le passage progressif à l’Etat de droit, correspond à l’histoire de cette ruse au regard de la loi d’airain.
Pendant très longtemps, la monnaie de papier est une impossible solution à la rareté, d’où des catastrophes bien connues, par exemple en France le système de Law ou celui des assignats. Un autre problème fût celui de « l’élection » de 2 métaux précieux que l’on fait circuler simultanément avec des valeurs légales (la monnaie est un fait de souveraineté) qui ne correspondent pas nécessairement à celles du marché (la monnaie baigne dans l’économie, et le rapport des prix de marché de l’or et de l’argent, ne correspondent pas nécessairement aux valeurs « politiquement décidées »). Nous avons là, toute la question du bimétallisme et de cette fausse solution qu’était l’Union Latine (1865), voulue par un empereur cherchant peut-être à restaurer un empire et une monnaie européenne unique. Derrière toutes ses tentatives, la « loi de Gresham » s’est très souvent manifestée. Et parce qu’elle fait peur, le métal continuera à manifester son irrésistible puissance. La Grande Bretagne s’y pliera très longtemps, et paiera ainsi très cher sa tentative de retour à l’étalon-or dans les années 1920. Organisant la pénurie monétaire, son Etat devait plonger le pays dans un tourbillon récessionniste mettant fin à la grandeur britannique.
La véritable cause de la loi d’airain est bien sûr la fonction réserve de valeur de la monnaie, et cette fonction réserve préoccupe des groupes sociaux dont l’existence politique s’affirme en même temps que l’Etat de droit.
Loi d’airain et affrontements autour de la rente.
Lorsque les princes, prédateurs infinis, saisissent qu’il est de leur intérêt de laisser grossir une masse taxable par le biais d’une prédation plus intelligente, ils laissent l’économie s’épanouir et avec elle le groupe des entrepreneurs économiques. Un dialogue s’introduit petit à petit entre les vieux entrepreneurs politiques ( les princes) et les modernes entrepreneurs économiques. Petit à petit la prédation se transforme. Les créances que s’octroient les princes sur les sujets deviennent insuffisantes et se trouvent complétées par l’obtention de prêts en provenance des entrepreneurs économiques, en particulier financiers. La fonction réserve de valeur de la monnaie s’épanouit et avec elle la rente, c’est-à-dire le taux de l’intérêt. Phénomène qui développe des endettements publics croissants et parfois gérés par la violence de l’Etat endetté : banquiers italiens du moyen- âge, machiavéliques expulsions des juifs avec extinction juridique des dettes de leurs débiteurs par versement du cinquième des sommes dues au Trésor royal, etc. Les exemples et procédures imaginées sont une mine sans fonds pour l’historien. Exemples et procédures qu’il serait utile de comparer avec les évènements d’aujourd’hui.
Mais la marche progressive vers l’Etat de droit aboutit à un partage plus serein de la rente générée par la fonction réserve de la valeur de la monnaie métallique, et petit à petit, contre un véritable début de partage de la souveraineté monétaire, le prince, beaucoup moins puissant se trouve plus ou moins assuré de bénéficier des services des banquiers . Ceux-ci acquièrent, le plus souvent sans titres, un véritable droit sur la monnaie légale : ils commencent à émettre du papier au-delà de leurs réserves métalliques, ce qui correspond à un début de transfert de la fonction régalienne d’ émission monétaire. En revanche l’entrepreneur politique de plus en plus souvent soumis à l’élection, dans le cadre d’un marché politique naissant, est satisfait de voir le déficit public couvert par un achat régulier de titres producteurs de rentes. La rente perpétuelle du 19ièmesiècle est en même temps annonciatrice d’une classe de plus en plus nombreuse de rentiers heureux de voir des déficits publics qui ne sont que la contre- partie d’ un style de vie confortable et sécurisant . Les entrepreneurs politiques devenus beaucoup plus modestes, et ne rusant plus que fort modérément avec la loi d’airain –le franc germinal reste stable tout au long du 19ième siècle -prennent ainsi en charge les intérêts supérieurs des rentiers. Comme jadis les princes pouvaient protéger les aristocrates.
La montée de l’Etat de droit c’est aussi celle de l’idéologie du contrat social et de l’intérêt général. Les entrepreneurs politiques quittent leur statut de prédateur et leur reconduction au pouvoir passe par un marché fort particulier où il est question de services publics dont le coût est financé par un impôt. Le libéralisme croit ainsi mettre fin au prédateur alors qu’il ne met fin qu’à son représentant historique, et laisse intacte la machine à prédater, laquelle pourra fonctionner démocratiquement au gré des majorités parlementaires. Ce que soupçonneront les premiers libéraux comme un Benjamin Constant, un Fréderic Bastiat ou un Herbert Spencer. Contrat social et intérêt général sont bien une fiction, puisque services publics et impôts ne relèvent pas d’un contrat. Aucun agent n’achète sur un marché, des services publics contre un paiement volontaire : quantité de services publics et impôts ne relèvent pas de l’échange volontaire entre personnes libres de décider.
Mais un tel âge de l’aventure étatique , celui du contrat social, correspond à une réalité devenue massive : les entrepreneurs politiques ne sont plus que des bâtisseurs d’une majorité permettant leur reconduction au pouvoir. Et majorité acquise en distribuant divers avantages directement ou indirectement économiques. La distribution d’aides ou subventions et d’un « crédit à la consommation ou équipements de services publics » est facteur de consolidation d’un contrat social. Ce crédit, qui n’est rien d’autre qu’un déficit public, peut faire l’unanimité des divers groupes sociaux, et se trouve être un bon produit pour assurer la reconduction au pouvoir. Au-delà, il développe un peu plus une communauté d’intérêts et de destin entre entrepreneurs de la finance et entrepreneurs politiques : la rente contre- partie de la dette, elle-même contre- partie de la fonction réserve de la valeur se trouve de mieux en mieux partagée.
Il est pourtant des évènements majeurs qui peuvent mettre en cause la communauté d’intérêts et de destin entre entrepreneurs de la finance et entrepreneurs politiques.
Ce que nous verrons d'ici quelques jours dans une seconde partie.