Martin Wolf dans un article récent[1] évoque la « déficience chronique de la demande mondiale agrégée »,ce qui constitue une autre façon d’évoquer la crise mondiale de surproduction souvent mentionnée dans ce blog et en particulier les articles figurant dans le bloc « critique des raisonnements »[2]. Saluons cette prise de conscience, et profitons – en pour repréciser les grandes étapes qui mènent d’une grande crise de surproduction –celle de 1929 - à l’autre, celle d’aujourd’hui.
La première étape est celle qui permet d’en finir avec la crise précédente et va assurer les « 30 glorieuses »
1) « L’Etat –Nation fordien développé » et le « sous-développement ».
Tout a été dit sur cette phase qui correspond aussi à l’après seconde guerre mondiale, il est donc inutile d’insister. Signalons simplement que cette étape est celle d’une garantie de l’équilibre entre offre globale et demande globale par forte redistribution de gains de productivité abondants. La montée d’une Etat social servira aussi d’assurance de débouchés : les entrepreneurs économiques paient une prime d’assurance garantissant des débouchés croissants, ( taxation de l’activité et en particulier du travail s’agissant plus particulièrement de la France) prime payée à des entrepreneurs politiques qui se produisent et se reproduisent au pouvoir en construisant le produit politique « Etat-providence ». Parce que l’on en est encore au stade de l’Etat-Nation, cela suppose aussi de lourds transferts entre régions, et au final un processus d’homogénéisation renforçant l’équilibre offre globale et demande globale. Au niveau mondial, cette étape se caractérise par une croissance forte de ce qu’on appelle les pays développés et beaucoup plus faibles, pour ce qu’on va à l’époque appeler pays de la périphérie ou pays sous- développés : entre 5 et 7 ou 8% d’un côté et moins de 3% de l’autre. Sur le plan monétaire, le modèle allemand[3] ne s’est pas encore mondialement imposé : « la loi d’airain » de la monnaie[4] est abandonnée et la création monétaire, qui est le fait des banques centrales et des banques de second rang, est bien présente pour assurer la croissance. Cette croissance monétaire est bien sûr une croissance par endettement, mais celui-ci est contenu par une inflation qui participe largement de la répression financière de l’époque.
2) Mondialisation acte1 : L’émergence du couple USA/Chine.
Ce que certains ont appelé le « mariage de Wal-Mart et du parti communiste chinois » marque l’une des premières étapes de la forme moderne de la mondialisation.
Il s’agit de la première grande rupture entre offre globale et demande globale. La production chinoise est appelée à devenir très supérieure aux débouchés nationaux. Pour les USA, les choses deviennent complexes : La croissance de la production peut encore se maintenir car la concurrence des importations en provenance de chine créent suffisamment d’effet-revenu au profit des salariés qui peuvent ainsi nourrir une demande domestique supplémentaire. Toutefois on se dirige vers un déficit extérieur donc une demande appelée – sauf ouverture croissante du crédit et de la dette - à se comprimer.
Déficit d’un côté et excédent de l’autre, il peut encore y avoir un équilibre mondial tant que « l’armée industrielle de réserve chinoise » ne heurte pas plus frontalement les salaires américains.
Cette étape 2 concerne les années 80 lesquelles voient un redéploiement de la croissance : Les taux baissent dans les vieux pays développés et montent dans les autres : environ 3% contre 8 à 10 d’abord chez les « tigres asiatiques », ensuite et surtout en Chine. La création monétaire doit bien sûr suivre, et à l’endettement qui ne fait que suivre la croissance il faudra ajouter l’endettement du aux premiers lourds déséquilibres : l’Asie doit commencer à financer l’endettement américain.
3) Mondialisation acte 2 :L’ère des bulles.
L’expression de « pays sous-développés » n’est plus seulement remplacée par celle de « pays émergents » car nombre de ces derniers deviennent « pays émergés ». Sans toutefois, sauf pour certains d’entre-eux, devenir des Etat-Nations fordiens classiques. Ainsi la Chine verra la part des salaires dans le PIB devenir l’un des plus faibles du monde : 35%. Son équilibre ne peut donc résulter que d’excédents extérieurs de plus en plus massifs.
Le déficit américain devient abyssal, car l’économie américaine absorbe une bonne part des excédents chinois, lesquels participent activement à la désindustrialisation du pays, avec en corollaire le blocage de longue période des rémunérations et l’explosion des inégalités.
Désormais toutes les autoroutes de la mondialisation fonctionnant sans péages[5], le nouveau capitalisme voit le principe moteur de la concurrence passer des gains de productivité à celle de la course à la baisse des salaires. C’est tout le sens qu’il faut donner à l’allongement considérable des « chaines de la valeur », et au primat du « Buy » sur le « make » : il faut sans cesse externaliser et transformer radicalement l’entreprise, qui devient de plus en plus corps apparemment démembrée[6]. Le déséquilibre planétaire devient difficilement gérable et la production croissante voit ses débouchés se restreindre de façon massive.
Toutefois la crise est refoulée par la montée considérable du crédit et de l’endettement qui en découle : une bulle de dettes sur laquelle sont branchés tous les nouveaux instruments d’une créativité financière qui n’est plus muselée par la répression de jadis. Les salariés américains, dont beaucoup sont devenus précaires, continuent de consommer grâce au crédit. L’Etat fédéral poursuit ses dépenses militaires pharaoniques grâce à l’épargne chinoise. Dettes publiques et privées, s’épuisent à maintenir le niveau de demande mondiale globale garantissant la croissance de l’activité.
Cette dernière reste déséquilibrée en faveur des pays émergents (plus de 10% pour la Chine), avec toutefois maintien d’une croissance non négligeable, dopée par la dette dans les anciens pays développés (surtout les USA qui maintiennent durablement des taux supérieurs à 3%).
4) Mondialisation acte 3 : Explosion de la dette et fragile digue des Etats.
Inutile de rappeler les évènements de 2008/2009 tant ils sont connus. Les entrepreneurs politiques devenus dépendant de l’industrie financière, et parfois même se confondant avec les dirigeants de cette dernière, font le choix du « Bail-out ». Il en résulte que l’immense dette privée qui se cachait dans la bulle devient dette publique et vient accroitre le poids des charges qui accablaient déjà certains Etats fort endettés[7]. La spéculation sur la dette privée, devient aussi spéculation sur les dettes publiques, avec attaques sur les parties les plus fragiles de la grande digue des Etats : la dette européenne. La zone euro devient ainsi un lieu privilégié, avec prise de conscience par la spéculation que nombre de dettes publiques ne sont plus soutenables. Les entrepreneurs politiques de la zone, ardent défenseurs de la conception allemande de la monnaie, défense qui est aussi celle des grands gagnants de la mondialisation, adoptent à la hâte des mesures d’austérité visant à contenir la vague des déficits et le service de la dette correspondant. Chaque point de PIB de dépense publique gagnée dans la course à un désendettement impossible à atteindre, devient un point de demande globale en moins, d’où- sous l’effet du multiplicateur budgétaire- l’aggravation de la crise. Ce qui était la première économie du monde devient la zone la plus dépressive du monde, zone qui en raison de son poids, vient affaisser des croissances mondiales déjà sur le déclin. Le prétendu « rétablissement », utilisant y compris des bricolages statistiques[8], n’est que l’aggravation planétaire de la crise. D’où la nécessité de construire de nouvelles digues.
5) Mondialisation acte 4 : La construction de la digue des banques centrales et ses effets.
Parce que la mondialisation est devenue une logique de destruction, creusant un fossé de plus en plus large, entre offre globale mondiale et demande globale mondiale, fossé que les Etats ne sont plus capables de combler par des déficits, il faudra mettre en ordre de bataille les banques centrales chargées de monétiser ou racheter de la dette. Cela commence très tôt avec la FED et 3 « quantitative easings » laquelle sera suivie par les banques d’Angleterre, puis du Japon et en enfin la BCE et ses « LTRO » et autre « OMT ». Le comblement du fossé entre offre globale et demande globale se mesure à la démesure croissante des bilans des dites banques centrales : plus du quart des PIB des Etats correspondants et la moitié du PIB japonais pour la banque du Japon.
Commencée avec la mise en place des autoroutes de la finance, et donc la fin de la répression financière et de l’euthanasie des rentiers, la mondialisation poursuit sa course destructrice en revenant vers cette dernière de façon imprévisible et inattendue : Les Etats, y compris ceux du sud de l’euro zone, retrouvent des conditions d’endettement qui ne sont plus celles de la loi d’airain de la monnaie[9]. De la même façon les entreprises non financières voient leur rentabilité augmenter en raison de la baisse des taux[10]. A l’inverse, la menace est grande pour les fonds de pension à prestations définies et les compagnies d’assurances. La nouvelle euthanasie des rentiers permettrait ainsi de ne plus évoquer stupidement le « sacrifice des générations futures »- les ménages jeunes bénéficient de taux faibles- et l’égoïsme des ainés, qui cigales plus que fourmis, auraient scandaleusement endettés leur pays.
Conclusion
La nouvelle euthanasie des rentiers n’est pas celle obtenue à l’issue de la crise de 1929.
A l’échelle mondiale elle n’empêche nullement le fossé entre offre globale et demande globale de s’élargir : le processus de dislocation ne s’achève pas. Il est même conforté par la digue ultime des banques centrales….des établissements dont le passif n’est jamais exigible[11]… Plus clairement encore, la course à la baisse mondiale des salaires peut se poursuivre[12], et la logique de destruction continuer : expulsion de ceux qui bénéficiaient d’un Etat-providence, d’un emploi stable, d’une appartenance à la classe moyenne, etc. Mais aussi expulsion des entrepreneurs politiques classiques désormais supplantés par des gangs ou « formations prédatrices »[13] faites d’une élite mondialisée, hors-sol, bénéficiant de capacités systémiques surpuissantes et finalement peu maitrisables[14] : banquiers, juristes, comptables, mathématiciens, journalistes, dirigeants de grandes entreprises, informaticiens, physiciens, lobbyistes, etc.[15]. Au total expulsion de la démocratie au profit d’une oligarchie, avec maintien, voire sacralisation de droits de l’homme dans leurs versions les plus épurées, c’est-à-dire anglo-saxonnes.
Plus proche de l’Europe, cette euthanasie n’entraine évidement aucune solution à la crise de l’euro : les pays du sud ne peuvent en aucune façon espérer de soulagement dans la course à la baisse des salaires par une modification du taux de change : il faut imaginer l’impensable et le cruel retour à des époques que l’on croyait révolues. Non seulement l’Europe du sud doit accepter la dévaluation interne exigée par l’Allemagne[16], mais elle doit aussi subir les assauts d’un processus plus vaste encore, celui imposé par l’écart croissant entre offre et demande planétaire. Alors que la première euthanasie des rentiers correspondait à un moment d’inclusion de la plupart des groupes sociaux à l’intérieur de l’espace « Etat-Nation », la seconde procède par expulsion croissante.
Dernier point : la nouvelle euthanasie des rentiers ne peut être une incitation à l’investissement productif. Constatons que si la baisse des taux a permis aux entreprises non financières (ENF) d’accéder à une rentabilité plus élevée, l’investissement ne peut s’envisager sur la base d’une demande globale en réduction, déficit d’investissement qui en retour affaisse davantage encore la demande globale mondiale et fait grandir le fossé avec l’offre correspondante.[17]
Mais où se trouve donc l’économie de l’offre ?
[1]« Euthanasions les rentiers » ; Le Monde du 10 mai 2014.
[2] La plupart des 16 articles figurant sous cette rubrique fait mention d’une critique générale de la loi de Say. Ajoutons-y : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-mir-acles-de-l-offre-competitive-et-aggravation-de-la-crise-planetaire-de-surproduction-123382311.html.
[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-independance-des-banques-centrales-et-paradigmes-culturels-117604632.html
[4] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-loi-d-airain-de-la-monnaie-medium-n-34-janvier-2013-114312510.html.
[5] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-agonie-du-fordisme-forme-de-l-etat-et-gigantisme-financier-2-77358419.html
[6] La « tête » dans un pays, un bras sur un autre dans un autre continent, une jambe dans un troisième, etc.
[7] D’autres qui l’étaient peu le deviennent brutalement en raison du sauvetage financier : USA, Irlande, Espagne, etc.
[8] Parmi ces derniers signalons la redéfinition des règles comptables pour le calcul des PIB, ce qui entraine une croissance « inédite », et les exceptions aux règles de calcul du déficit pour les pays les plus en difficulté notamment la Grèce. De quoi améliorer les images statistiques et donc de rassurer.
[9] D’où les prétendus retours triomphaux des Etats du sud de la zone euro qui connaissent des taux enfin abordables, tandis que la France n’a jamais connue de taux aussi bas qu’en ce printemps 2014.
[10] Cette baisse aurait représenté 20% de la croissance des entreprises américaines entre 2007 et 2012. Cf l’article de Martin Wolf déjà cité.
[11] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-oui-le-passif-d-une-banque-centrale-est-non-exigible-une-aubaine-pour-la-finance-121560542.html
[12] D’où le blocage des nouvelles et importantes classes moyennes des émergents : Chine, Brésil, etc. ..concurrencées par de nouveaux salariés des nouvelles périphéries : Vietnam, Bengladesh, Ethiopie,etc. Pour ne prendre qu’un exemple la nouvelle classe moyenne chinoise se trouve désormais exposée à la baisse des salaires américains (l’écart de cout unitaire étant passé de 17,1$ en 2005 à 6,9 en 2012…et disparaissant avec les couts de l’énergie d’où les nouveaux investissements chinois dans le sud des USA) mais aussi à l’énorme compétitivité de ses voisins immédiats (Vietnam et Cambodge) dont les salaires très inférieurs aux salaires chinois justifient les massives délocalisations chinoises vers ces pays pour l’industrie du jouet ou du textile.
[13] Terme emprunté à Saskia Sassen dans son ouvrage : « Expulsions. Brutality and complexity in the Global Economy »; Harvard University Press ; Mai 2014.
[14]L’industrie financière dérégulée est en effet non maitrisable y compris par ses acteurs, lesquels sont parfois inquiets d’une création à la fois voulue et subie. De la même façon qu’un accident nucléaire développe des évènements hors de contrôle, un accident financier développe des conséquences non planifiables.
[15] Cette élite mondialisée hors sol - bien sûr investie dans l’immense industrie financière - n’est évidemment pas victime de l’euthanasie des rentiers. Cette élite vit en effet moins de taux que d’écarts de prix. Parce que l’industrie en question vit de la recherche de l’information, elle patauge nécessairement dans les marécages des délits d’initiés et autres conflits d’intérêt. C’est cette matière première qui fait l’immensité de sa prédation, une prédation vis-à-vis de laquelle les « régulateurs » s’avèrent impuissants.
[16]Laquelle détenait le record des inégalités dans les grands pays industriels et vient seulement d’être rattrapée par les USA, ce qui explique aussi, partiellement, son attitude vis-à-vis d’une Grèce dont les ménages disposeraient d’un patrimoine trop important (Cf le rapport OCDE présenté dans les Echos des 2 et 3 mai 2014).
[17][17] Ajoutons que les investissements programmés ne sont pas orientés vers la productivité et, la « destruction créatrice » chère à Schumpeter, est toujours annoncée… et peu constatée. Cf. à cet égard les thèses actuelles développées par Peter Thiel, Garry Kasparof, Robert Gordon mais aussi Jean Paul Pollin et tant d’autres, qui insistent sur l’idée de longue stagnation en matière de technologie et d’innovation. Ces idées sont aussi confirmées par l’estimation de la qualité des emplois crées en France à l’horizon 2018 (Cf rapport MCKinsey d’Avril 2014) qui révèlent clairement le choix de branches non porteuses de gains de productivité ( Maintenance et entretien, services aux particulier, hébergement et restauration, santé, etc.).