Derrière le débat concernant le redressement productif il y a celui de la ré industrialisation, celui de la relocalisation d’activités industrielles et en conséquence celui d’un rééquilibrage de la balance commerciale. De façon plus savante et probablement plus synthétique il y a celui du « re-noircissement » de la matrice des échanges interindustriels[1].
Logiquement dans un espace mondialisé, cette matrice a tendance à se « blanchir », les échanges entre branches d’activités au sein d’un espace national tendant à s’appauvrir avec l’allongement de chaines de la valeur devenues mondiales. Concrètement les différentes branches d’activité, au sens de la comptabilité nationale, ne se créent plus mutuellement des débouchés et connaissent des liaisons aussi bien en amont qu’en aval avec un espace mondialisé. D’où la célèbre expression de Pascal Lamy : « made in the world ».
Au blanchiment de la matrice des échanges interindustriels devait correspondre un allongement de plus en plus important des chaines de la valeur et en conséquence un blanchiment des matrices de la plupart des pays jouant le jeu de la mondialisation. Seule une matrice mondiale, si elle était construite par des comptables mondiaux comme il existe encore des comptables nationaux, pourrait être noire.
L’optimisation des chaines de la valeur, travail devenu celui d’entreprises spécialisées qui vendent leurs conseils, repose bien évidemment sur une question de coûts et de calculs de risques. Dans ce cadre chaque pays se trouve progressivement spécialisé dans son espace de compétence spécifique, et le produit final voit son coût unitaire mondial le plus faible possible.
Ce bref et très partiel exposé de ce qu’est la mondialisation industrielle explique déjà qu’un objectif macroéconomique de rééquilibrage des comptes extérieurs n’est pas simple. Une marchandise mondiale, assemblée dans un pays A, exportable mondialement et produite à partir d’importations de composants eux-mêmes mondialisés, agit simultanément sur les importations et les exportations du pays considéré. Cette marchandise ne peut s’exporter sans difficultés, c’est-à-dire de façon compétitive, que si la chaine de la valeur correspondante, parce que bien optimisée, laisse des importations de composants eux même très compétitifs. D’où le titre d’un article paru récemment : « Cessons de craindre l’envolée des importations »[2]. Cela signifie par conséquent qu’en mondialisation, être plus compétitif et exporter davantage suppose aussi d’importer plus. Exportations et importations ne sont donc pas des variables indépendantes et le flux d’exportations dépend aussi – parmi d’autres variables- de la capacité à importer davantage. La capacité à exporter d’un pays en mondialisation dépend ainsi de la compétitivité de toutes les consommations intermédiaires générées sur les chaines mondialisées de la valeur.
Rééquilibrer une balance déficitaire par relocalisations d’activités- par exemple impulsées par des politiques publiques- n’est donc pas simple puisque, toutes choses égales par ailleurs, à une diminution des importations correspondantes peut logiquement succéder une diminution du flux des exportations. Bien sûr il peut y avoir des exceptions et cas particuliers, qui toutefois ne mettent pas en question l’essentiel du raisonnement[3].
A taux de change inchangé, une relocalisation n’est efficace que si elle s’effectue spontanément par le jeu de la compétitivité : telle maillon de la chaine mondiale est devenu moins compétitif que ce qui pourrait- être nationalement obtenu. Il s’ensuit naturellement un meilleur équilibre de la balance.
Toujours à taux de change inchangé, on peut imaginer que la partie nationale de la chaine devienne elle- même plus compétitive. On assiste là aussi à une amélioration de la balance.
On comprend toutefois, qu’en matière de relocalisation les possibilités se trouvent limitées puisqu’il faudrait que le pays dispose d’un avantage comparatif dans tous les domaines où nombre de pays se sont spécialisés : devenir meilleur simultanément dans plusieurs domaines où d’autres pays s’étaient spécialisés. Un peu comme si, pour reprendre le célèbre exemple de Ricardo, l’Angleterre devenait meilleure que le Portugal , et pour la production de drap et pour la production de vin. Sans évidemment compter que les relocalisations devraient logiquement entrainer des réactions de compétitivité de la part de ceux qui vivraient une délocalisation. Signalons aussi que dans un certain nombre d’activités, notamment celles liées aux nouvelles technologies de l’internet, il est très difficile de relocaliser ce qui n’est pas localisable et qui plus est, fonctionne à rendements croissants et donc à coûts unitaires continuellement décroissants.
Maintenant il est sans doute vrai que d’autres nouvelles technologies – par exemple l’imprimante 3D- peuvent rebattre toutes les cartes et redessiner les chaines de la valeur. Dans le même sens et sans doute de façon plus globale, le passage d’une « mass production » à une « mass personalization », hypothèse chère à Peter Marsch[4]redessinerait aussi les chaines de la valeur avec l’apparition de micro-multinationales. Mais tout cela reste de la simple conjecture et surtout concerne le temps long.
En conséquence une stratégie de relocalisation et de rééquilibrage des comptes suppose une modification des taux de change. Si une modification externe du taux de change ne peut être obtenue en raison d’une base monétaire unique, il ne reste que la dévaluation interne laquelle passe par une diminution du coût du travail, assortie d’une flexibilité suffisante des prix. Il s’agit de la stratégie menée dans toute l’Europe et en particulier dans sa partie sud.
Même en supposant que cette stratégie développe la compétitivité, il ne peut s’en suivre une réelle sortie de crise. C’est que le redressement productif est appelé à se dérouler dans le lit d’une concurrence généralisée qui réduit le salaire à sa seule dimension coût alors que dans l’espace plus national des 30 glorieuses, la dimension débouché était essentielle dans la régulation globale. Plus grave, un redressement productif sur base de dévaluation interne ne peut qu’aggraver la crise générale de surproduction mondiale, les pays dits émergents devant souffrir d’une perte de débouchés chez les « pays en voie de redressement productif ». Les chinois peuvent ainsi s’inquiéter d’une potentielle nouvelle compétitivité européenne les empêchant de ravitailler la grande distribution dont la clientèle est la masse des salariés européens munis de rémunérations déjà diminuées.
Accroissement de la contradiction mondiale entre offre globale planétaire de marchandises et demande globale planétaire correspondante, mais aussi redressement productif régressif puisqu’il faut revenir sur ce qu’avaient autorisé les 30 glorieuses à savoir la hausse continue des rémunérations. En mondialisation acceptée, le re-noircissement de la matrice des échanges interindustriels ne peut se réaliser que sur base régressive. Et une régressivité d’autant plus lourde que l’Etat doit lui-même connaitre une dévaluation sur la base d’une fiscalité plus faible nourrissant la chute des prix internes et la compétitivité externe. Comme cette compétitivité externe doit aussi passer par des investissements d’infrastructures et d’avenir que l’Etat ne peut plus réaliser, il s’agit bien d’une adaptation régressive. Concrètement, l’Espagne ou la Grèce sont invités à se réindustrialiser dans un contexte qui ne justifie pas l’investissement privé et réduit drastiquement l’investissement public[5]. Le redressement productif est donc, sans changement fondamental des règles du jeu, un processus d’adaptation régressive à la mondialisation.
[1] A l’époque des 30 glorieuses, les spécialistes de ce qu’on appelait le « Développement » faisaient de l’examen de la matrice des échanges interindustriels un critère décisif, permettant de distinguer pays développés et pays en voie de développement. A l’époque, la notion de pays émergent ne figurait pas dans le vocabulaire des économistes. Un pays développé était ainsi un pays dont la matrice des échanges était « noire ». On voulait par cette expression, signifier la présence de la plupart des branches assortie de forts coefficients de liaisons entre –elles. Toutes les cases de la matrice étaient ainsi chargées de chiffres attestant de l’importance des liaisons interindustrielles. Parce que peu de cases étaient vides, on parlait de « matrice noire », à l’opposé de ce que l’on rencontrait dans les pays dits « sous- développés ». Dans ces conditions ce qu’on appelait « développement » était affaire de noircissement de la matrice. D’où toute une série de théories très utilitaires de politiques de développement, dont celle des « industries industrialisantes» restée célèbre par la planification autoritaire qu’elle supposait et ses échecs retentissants.
[2] Agnés Benassy dans « Les Echos » du 13 mars 2013.
[3] C’est par exemple le cas américain qui en raison de la révolution énergétique en cours connait un processus de relocalisation et aussi des capacités exportatrices nouvelles résultant d’une nouvelle compétitivité apportée par l’effondrement des coûts du gaz.
[4] « The new industrial révolution – Consumers, Globalization, and the end of mass production”; Yale University press; Yalebooks.com; 2013.
[5] Selon le FMI, sur une base 100 en 2008, la FBCF en Grèce ne sera que de 40 en 2013, la consommation des ménages passant dans le même temps à moins de 70. Chiffres confirmés par Eurostats qui divise par 2 la FBCF courante de la Grèce entre les deux dates. Notons aussi que l’Espagne- dont on loue dans la presse le renouveau industriel et sa marche vers l’équilibre des comptes extérieurs- se trouve dans une situation assez comparable avec un recul, toujours d’après Eurostats, de 41% de la FBCF entre 2008 et 2013.