Le système financier de Chypre bénéficiait d’un soutien exceptionnel à la liquidité bancaire depuis le Haircut grec. Ce soutien appelé « Emergency Liquidity Assistance » est prévu par les statuts de la BCE et se trouve explicité dans un numéro de son Bulletin mensuel[1].
Un dispositif détourné de ces objectifs règlementaires
Dans le cadre de cette action les Banques centrales nationales sont entièrement autonomes mais sont tenues de respecter quelques principes : assistance aux problèmes de liquidité ne pouvant se régler sur le marché interbancaire, ce qui signifie bien évidemment un interdit absolu d’aide en situation d’insolvabilité, caractère exceptionnel et très temporaire de l’aide, taux pénalisant, et remise d’un collatéral de qualité.
Ce dispositif fût utilisé -sans en respecter les contraintes et donc d’une certaine façon illégalement – par la Banque centrale d’Irlande au début de l’année 2011 pour un montant de 70 milliards d’euros.
Ce même dispositif fût utilisé par la Banque centrale de Chypre pour un montant de 9,2 milliards d’euros, soit relativement beaucoup plus que dans le cas Irlandais (54% du PIB contre « seulement » 33% pour l’Irlande)[2]. On ignore comment se déroule cette gigantesque création monétaire puisque l’opacité de la Banque centrale fait qu’aucune information n’est fournie sur la qualité du collatéral fourni par les bénéficiaires. On peut toutefois penser que les actifs remis notamment par Laïki Bank et Bank of Cyprus sont de qualité bien plus douteuse encore que ce qui avait été imaginé pour l’Irlande. Surtout le potentiel de l’Irlande est très supérieur en ce que ce dernier pays dispose d’une réelle compétitivité qui se matérialise par une légère croissance de son PIB[3].
C’est probablement en raison de la gravité de la situation chypriote, elle-même pimentée par la réputation de lessiveuse de capitaux douteux, qui a déclenché l’ultimatum de la BCE et la « solution » que l’on connait.
Il convient toutefois de réfléchir sur la nature profonde de cette massive création monétaire, et aux armes géopolitiques qu’elle peut donner aux entrepreneurs politiques russes.
Une véritable dilution de la monnaie unique
Nous ne sommes pas ici dans la situation classique d’émission monétaire accompagnant la croissance du PIB par le financement d’investissements dans l’économie réelle. Dans le classique système des réserves fractionnaires, les crédits à l’économie font les dépôts, et la Banque centrale accompagne le mouvement, par émission de monnaie légale issue de la production croissante de richesse. Si maintenant le revenu correspondant est entièrement dépensé, l’émission monétaire se trouve pleinement justifiée. Le statut de prêteur en dernier ressort, qui accompagne la croissance monétaire et la richesse distribuée qu’elle autorise, n’est donc pas équivalent à celui de faussaire , ou d’acteur chargé de la dilution des monnaies.
Historiquement, la dilution était pratique courante chez ces ancêtres des Banques centrales qu’étaient les hôtels des monnaies, ou plus tard, lorsque les modernes instituts d’émission étaient soumis aux entrepreneurs politiques, eux-mêmes aux prises avec des circonstances exceptionnelles.
Les statuts de la BCE n’évoquent évidemment pas le terme de dilution et s’en tiennent à priori au retour de la dure « loi d’airain de la monnaie »[4]. Pour autant les récents dispositifs mis en place, dont les LTRO , l’OMT et surtout le mécanisme appliqué à Chypre relèvent complètement du mécanisme de la dilution. Accepter sans haircut de la part de Laïki Bank ou de Bank of Cyprus du collatéral exprimé en dette publique grecque, ou en dette privée non recouvrable, correspond très exactement à l’équivalent de l’amoindrissement de la teneur des pièces, refondues dans les ateliers de rénovation monétaire du moyen âge. Les quantités astronomiques de nouveaux euros généreusement distribués- notamment à Laïki Bank - sont invisiblement allégées comme l’étaient les nouvelles pièces sortant des ateliers de rénovation monétaire.[5]
La fin de la double lessiveuse
Le système bancaire chypriote est ainsi devenu le mécanisme de la double lessiveuse : du côté du passif du bilan on blanchit des dépôts, tandis que du côté de l’actif, autre forme de blanchiement, on requalifie la composition en échangeant des titres démonétisés contre de la monnaie légale. Et parce que le dispositif de dilution fonctionne, alors fonctionne celui du lessivage d’argent sale. Et un fonctionnement qui s’est accéléré dès juin 2012 : si des doutes se manifestent chez les déposants d’argent sale en raison d’interrogations sur le bien-fondé du dispositif ELA, il faut davantage soutenir le système en renforçant la tuyauterie qui le relie à la Banque centrale. D’une certaine façon la situation ne pouvait pas durer et la BCE ne pouvait, en ne respectant pas ses propres règles de fonctionnement, devenir complice actif de la lessiveuse. Nous disons bien actif, car auparavant, et ce jusqu’à la crise grecque elle n’embrassait que le statut de complicité passive et se contentait simplement de fermer les yeux.
L’accord conclu le 22 mars dernier est exceptionnellement douloureux pour Chypre et pourrait sans doute être gommé, si un tel processus d’effacement devait correspondre aux intérêts des entrepreneurs politiques russes.
Hypothèse d'un ELA nouveau et possible avenir russe
Comme pour tous les Etats, quel qu’en soit son stade de développement, La fiction d’un intérêt général existe en Russie[6], fiction utilisée à des fins privées, comme partout ailleurs, par des entrepreneurs politiques. Dans le cas particulier de la Russie, la question est de savoir jusqu’à quel point le président russe peut protéger ses oligarques sans remettre en cause l’idéologie d’un intérêt général.
De ce point de vue, mettre en avant le fait que la fuite des capitaux vers Chypre n’est que temporaire en ce que l’île est le premier investisseur étranger en Russie, et surtout avoir la possibilité de la détacher de l’Union européenne et l’arrimer à l’orbite russe, constituent un produit politique de premier choix[7]. Produit qui peut présenter un coût dans la question des rapports avec la Turquie, et coût difficile à estimer.
L’intérêt géopolitique des entrepreneurs politiques russes pourrait alors correspondre a un schéma financier que l’on peut brièvement décrire.
Dans un premier temps, la Banque centrale de Russie dont le gouverneur nouveau est peu indépendant[8], reçoit l’ordre de se substituer à la BCE dans le programme ELA. Concrètement des dépôts sont ouverts au passif de la BCR[9], dépôts alimentés par pure création monétaire au profit des banques chypriotes fonctionnant traditionnellement comme lessiveuse.
Aucun collatéral n’étant exigé, les banques chypriotes redeviennent solvables et sont heureuses de répondre positivement à l’offre de la BCR. Comme elles l’étaient quand la Banque centrale de Chypre alimentait généreusement leurs comptes .Le grand mensonge sur les respect de la loi d'airain de la monnaie ne saurait être le monopole de la BCE, et la BCR peut devenir un redoutable concurrent.
Les dépôts des oligarques sont ainsi sécurisés et peuvent continuer à alimenter les investissements sur le territoire russe. Ils peuvent aussi être convertis en devises dans le cadre de la bande de fluctuation du rouble.
Chypre peut rester dans la zone euro et il est difficile pour la BCE de ne pas accepter la situation nouvelle engendrée par la BCR.
Bien évidemment le gouvernement chypriote et l’ensemble de la population de l’île peuvent se féliciter du sauvetage de Chypre par le gouvernement russe. Avec les conséquences que l’on peut imaginer…y compris sur le terrain des facilités militaires…
Ce schéma n’est évidemment que de la simple et trop facile prospective sur le fonctionnement à venir des marchés politiques.
Il montre néanmoins toute la fragilité de la construction européenne et en particulier de sa zone euro, dans sa présente configuration. Une monnaie, faut-il le rappeler est un objet politique central[10] : l’euro protégé et surtout englué dans une gigantesque technocratie est une monnaie orpheline et de redoutables prédateurs peuvent en abuser.
Il démasque aussi l’idéologie de la mondialisation : les Etats ne disparaissent pas et ne font que se reconfigurer avec la montée de l’économicité planétaire. Et dans une telle configuration, l’abandon du pouvoir monétaire est une catastrophe dont les conséquences relèvent aussi de considérations géopolitiques.
Les dirigeants européens ne comprennent pas la nécessaire congruence entre la monnaie européenne et la souveraineté qui doit lui correspondre. La monnaie unique ne peut être qu’une fin de parcours politique : elle ne peut fonctionner que dans le cadre d’un grand Etat européen, un grand Etat dont la construction est aujourd’hui encore complètement irréaliste[11].
[1] Bulletin de Février 2007, pages 80 et 81.
[2] Le PIB Irlandais se montait à 217 milliards en 2011.
[3] Un peu plus de 1% pour 2013
[4] Cf jean Claude Werrebrouck dans le numéro 34 de la revue Médium pages 101-119, Janvier-février-mars 2013
[5] Avec au moyen- âge, probablement plus de discernement : la dilution n’a jamais représenté en quelques mois 54% du PIB de l’époque.
[6]Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-euro-certains-furent-davantage-que-passagers-clandestins-45077391.html
[7]Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-le-monde-tel-qu-il-est-78572081.html
[8] Madame Elvira Nabioullina a été nommée gouverneur le 12 mars dernier par le président Poutine et a pour mission de baisser les taux pour relancer la croissance.
[9] Banque Centrale de Russie
[10] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-monnaie-bien-sous-tutelle-ou-objet-politique-central-115094856.html
[11] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217.html