L’opération « offshoreleaks » et le dur labeur qui lui correspond confirment que la mondialisation reste la belle histoire que l’on raconte aux enfants. Le monde des marchés globalisés et généralisés est loin d’être lisse, n’est pas liquide et se trouve aussi peuplé de « grumeaux » irréductibles, ou parfois de trous noirs inaccessibles.
La mondialisation n’est en aucune façon le dépérissement des Etats qui à force de coopérer après s’être fait la guerre en finirait par se liquéfier. Elle n’est à l’inverse qu’une transformation de leur mode d’existence et accessoirement leur multiplication.
Issu d’une longue évolution, ce qu’on appelle le politique en tant que substance commune à un groupe humain, fût progressivement maitrisé par certains de ses membres, lesquels sont devenus les représentants de ce qu’on appellera plus tard l’Etat. Fondamentalement l’essence de l’Etat est l’appropriation à titre privé des outils du politique, ce qui en fonde sa nature profondément prédatrice. Structure spatialement clivante en ce que les prédateurs sont tenus de fonder des frontières garantissant un domaine réservé à chacun d’eux. Dans un tel monde la guerre entre les « peuples » en voie de constitution a pour objectif la redéfinition du partage de la prédation globale entre ceux qu’il convient d’appeler des « entrepreneurs politiques ». L’ordre humain est ainsi composé de "grumeaux" appelés royaumes ou empires.
Comme beaucoup plus tard les entrepreneurs économiques, ils maitrisent privativement des moyens de production (esclaves travaillant pour l’Etat, paysans corvéables et imposables, etc.) et sont en concurrence avec d’autres entrepreneurs politiques où les prix de marché sont remplacés par la guerre.
Beaucoup plus tard encore, la montée de l’économie devient une source de prédation qu’il convient peut-être de promouvoir si toutefois il est possible de « partager » : les entrepreneurs politiques finissent par protéger des entrepreneurs économiques qui multiplient la richesse disponible…et taxable... Le temps mercantiliste s’introduit dans la scène globale et nous sommes à la fin du moyen-âge. Et déjà une mondialisation qui génère potentiellement de nouveaux « grumeaux » avec des prédateurs locaux, notamment intéressés par le métal précieux, prédateurs ancêtres de paradis fiscaux qui font selon l’expression de Marx « l’accumulation primitive du capital ».Un peu comme aujourd’hui où l’argent sale qui arrive à Chypre s’en retourne blanchi en Russie.
Si avec le temps, et peut être en correspondance avec la montée de l’économie, l’idée de droit de l’homme émerge, la prédation devra se redéfinir, l’impôt devenant « consenti » par le citoyen et la prédation qui lui correspond, devenant démocratiquement distribuée. La forme « Etat de droit » est le nouveau visage de l’Etat. La fiction d’un intérêt général en fait son armure idéologique.
Si l’économie devient un fait socialement dominant les frontières dessinées par les entrepreneurs politiques, sont contestées par les entrepreneurs économiques les plus dynamiques. Il leur faudra une toute autre mondialisation et ses acteurs se feront plus gourmands : il faut mettre fin à certaines frontières, privatiser au moins partiellement ce grand monument régalien qu’est la monnaie exprimant d’inacceptables frontières, supprimer ces écluses que sont les droits de douanes, ou les normes nationales, etc.
Comme la monnaie ne peut être un bien libre car devant s’appuyer sur une base légale et donc politique, et qu’aucune instance politique mondiale n’émerge, il faudra se contenter d’une privatisation partielle : les taux de change entre monnaies restées légales, sont simplement définis par le marché et non plus soumis au politique, ce qui facilite la totale liberté de circulation du capital. Mais aussi une fort lucrative spéculation.
Cette ambiguïté sur la monnaie et la finance est le vecteur d’une mondialisation qui n’en est pas une : des frontières vont subsister et vont faciliter une grande osmose entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques. Derrière la mondialisation se cache encore les Etats .
Les entrepreneurs économiques qui ont acheté aux entrepreneurs politiques la fin des vieilles frontières sous la forme du libre-échange ont dû pénétrer la grande machine régalienne de la monnaie pour la redessiner, d’où la formation d’un groupe social syncrétique, aujourd’hui appelé oligarchie, et qu’il est difficile de distinguer du monde politique du monde économique. Avec des mouvements dont le sens est imprimé par des traditions culturelles : Aux USA on part de la finance pour aller vers le politique, tandis qu’en France on part du politique pour aller vers la finance.
Ce groupe social avec la population de techniciens qui l’accompagne et qui lui est dévouée (juristes, fiscalistes, traders, informaticiens, mathématiciens, évaluateurs, etc.) est en apesanteur et se constitue en classe mondiale. il lui faut pourtant prendre appui sur des frontières, et donc des Etats, pour se mondialiser . C’est que le profit qu’elle « produit » rémunère pour partie, non pas le résultat de la production d’un bien ou d’un service, mais la différence entre Etats : spéculation sur le FOREX, donc sur les taux de change, sur les taux d’intérêt, mais aussi différences entre législations diverses et plus particulièrement fiscales. Les Etats sont donc des « grumeaux » fondamentaux : sans eux point de profit « mondial » sur simple différence.
D’où bien des interrogations dans ce type de monde concernant la valeur ajoutée produite : désormais on fabrique de la monnaie sans produire de la richesse. Les algorithmes produisent de l’argent en manipulant d’autres algorithmes, en manipulant les cours, en produisant de la volatilité et non de la liquidité ou de la profondeur de marché. Et comme tout peut devenir sous-jacent ( monnaie, taux, CDS, matières premières, produits agricoles, etc.) les algorithmes produisent de l’argent sans même en connaitre l’origine. Au moins Philippe Le Bel, lui savait d’où provenait l’argent qu’il « créait ». Cette mondialisation bienheureuse fait que l’entreprise casino est préférable à l’industrie et que les facilités informatiques aidant c’est au total une population croissante qui s’émerveille du monde nouveau : il devient possible, comme le proclame la publicité, pour les chômeurs de l’économie réelle, de s’installer Trader.
Comme dans les entreprises casinos, les experts en optimisation fiscale produisent de l’argent et se rémunèrent sur de simples différences, ici de pression fiscale entre Etats. L’optimisation fiscale et la fraude fiscale ont toujours existé…mais se trouvent grandement facilités quand le coût de l’utilisation de la différence s’effondre. Jadis la fraude supposait des coûts concrets très élevés en raison des contrôles de change et des freins à la libre circulation du capital. Les Etats n’avaient pas encore vendus les opportunités liés à leurs différences, ce qui leur permettait de maintenir leur autonomie. La classe mondialisée a obtenue par la prise de contrôle partiel de la monnaie la fin de la protection de la différence. La fausse valeur qu’elle peut produire est d’autant plus élevée que la différence est élevée. On conçoit par conséquent le nécessaire gonflement des paradis fiscaux, il est vrai aussi, gonflement facilité par des outils informatiques de plus en plus puissants.
Les chiffres sont désormais connus et il devient inutile de les rappeler. Par contre ce qu’il convient de préciser est que ce qu’on appelle mondialisation n’est pour partie, qu’une gigantesque redéfinition du partage de l’antique prédation des Etats.
Au niveau des vieux Etats, la montée continuelle de l’économie et ce qui lui semble associée à savoir l’individualisme radical, effacent progressivement l’idéologie d’un intérêt général et le holisme qui le sous tendait. La reconduction au pouvoir des entrepreneurs politiques est de plus en plus passée par la distribution de « droits liberté » et le retrait de devoirs de citoyenneté. La reconduction au pouvoir passe donc par « l’ouverture » et notamment la dérégulation tant demandée par les entrepreneurs économiques les plus dynamiques.
Cette ouverture exigée peut –être favorable à des stratégies d’autres Etats qui misent sur la saignée de plus anciens (Luxembourg ou Suisse par exemple) ou sur une construction de nouveaux Etats animés par des entrepreneurs politiques dynamiques ou simples valets du monde de l’économie mondialisée (« juridictions à palmiers »).
L’ère des « grumeaux » et non pas celle de la mondialisation redéfinit les rapports entre classes sociales. La classe mondialisée a acheté aux vieux Etats l’affaiblissement des « Etats Providences » et les a plongé dans la dette dont elle profite grandement puisque cette dernière devient « minerai de finance » comme il existe aujourd’hui du minerai de viande.
Une fois cet achat effectué, les vieux Etats perdent progressivement leur visage d’Etat de Droit. Les errements des entreprises casinos souvent installées dans les paradis fiscaux et celles de la finance improductive peuvent entrainer de gigantesques crises dont le coût est supporté par des citoyens qui ne peuvent que payer l’impôt et se rendent compte qu’il n’est que très formellement consenti. Ce qui marque une étape nouvelle dans la très vieille aventure des Etats.
L’opération « offshoreleaks » permettra-elle de changer le monde ?