L’idée selon laquelle la crise financière est plus effet que cause est déjà une question paradigmatique, voire épistémologique. N’est-elle qu’une erreur de calcul du risque (« cygne noir » dénoncé par Nassim Nicholas Taleb), une conséquence des inconséquences keynésiennes en matière de redistribution, une conséquence des inconséquentes dé régulations des années 80, ou la résultante de la simple cupidité alliée à la puissance de l’informatique et au dogme de l’efficience des marchés ?
Ce dernier point de vue, probablement relativement populaire, pourrait éventuellement déboucher sur une logique classique de chasse au bouc émissaire : « on ne veut pas payer pour leur crise » (Suzan George).
Finalement les entrepreneurs politiques décident.
L’observation attentive des faits, révèle pourtant que, classiquement, la crise financière est le dysfonctionnement d’institutions issues d’un champ réglementaire, qui n’est pas le fait des banquiers. Dans l’industrie financière comme ailleurs, des structures, notamment juridiques, donc règlementaires, développent des modes opératifs et des fonctionnements qui se sont révélés, ici , catastrophiques. Sans doute existe-il des lobbys extrêmement puissants, qui vont jusqu’à entrainer des protestations du législateur lui-même – tels ces parlementaires européens exigeants un « Green Peace de la finance » - il n’empêche que ce sont bien les entrepreneurs politiques qui ont fixé les règles du jeu. Les codes monétaires et financiers, les règles et les régulateurs quels qu’ils soient sont comme dans tant d’autres domaines, des modes d’utilisation de la contrainte publique à des fins privées. D’où bien évidemment le lobbying. La crise financière et sa calamiteuse gestion partout dans le monde est donc le résultat du fonctionnement classique des marchés politiques. Le coupable étant davantage l’offreur (l’entrepreneur politique) que le demandeur (le banquier).
Reste évidemment la question, de savoir pourquoi les marchés politiques ne débouchent sur aucune nouvelle configuration assurant la fin de la grande crise, mais au contraire son approfondissement.
Un examen rapide du passé, permet de mettre en lumière cette paradoxale paralysie du monde face à la grande crise. Paralysie qui se confirme de G20 en G20. « G vain » comme disent certains.
La vente d’outils d’utilisation de la contrainte publique à des fins privées est le mode de fonctionnement normal des démocraties. Et pour l’essentiel, il s’agit d’un corpus juridique : des textes qui créent, stimulent, déforment, contrarient, ou interdisent un jeu social, par exemple un marché. Dans ce qui précédait l’Etat de droit, le détenteur du pouvoir- prédateur réel vendait à lui-même, de la contrainte publique à son seul bénéfice, marginalement au bénéfice de ceux qui l’accompagnaient dans l’exercice de l’entreprenariat politique ou d’autres activités. En démocratie, il convient de vendre avec plus d’intelligence - c'est-à-dire en partageant plus ou moins les avantages qui en résultent - les outils divers (lois et règlements) qui feront les avantages des diverses catégories sociales composant le corps électoral. Les politistes disent qu’il faut atteindre « l’électeur médian ». En démocratie classique, les marchés politiques - à l’instar des marchés financiers - ne connaissant pas de trêve (ils fonctionnent en permanence entre deux élections), les ventes d’outils de contraintes publiques à des fins privées, se font de plus en plus massives et désordonnées : tel texte qui avantage un groupe social, non seulement sera contrarié par le marché économique, mais au surplus sera contredit par un autre texte censé induire des effets inverses, ou développera des effets inattendus sur telle ou telle autre catégorie. D’où la grande difficulté, voire le comique, des problématiques d’évaluation des politiques dites publiques.
Et tous gagnaient.
D’une certaine façon l’électeur médian fût la cible régulièrement atteinte lors des 30 grandes glorieuses. Plus exactement, les 30 glorieuses furent une période au cours de laquelle la vente de contrainte publique à des fins privées, pouvait satisfaire un très grand nombre d’acteurs. D’abord les entrepreneurs politiques qui voyaient dans l’utilisation intelligente du Keynésianisme , l’assurance de la légitimité de leur métier , et le moyen d’une possible reconduction paisible au pouvoir . Mais aussi patrons et salariés, qui voyaient dans la politique économique, une efficace promotion de la richesse accompagnée d’une acceptable redistribution. La crise de 1929 était celle de la contradiction des effets de l’accumulation intensive qui, exigeant de larges débouchés, venait mourir sur une accumulation extensive, qui, à l’inverse, les interdisait. Les 30 glorieuses seront la solution politique permettant de vaincre l’étroitesse des marchés : Il appartiendra à l’entrepreneur politique, de construire un Etat Providence garantissant les débouchés de la production de masse. Le fordisme n’est pas tenable à l’échelle micro-économique, d’où la crise de 1929 : il faut qu’il devienne un projet de société. Ce sera l’œuvre des 30 glorieuses. Période faste où des textes, outils de base de la contrainte publique à des fins privées, peuvent déplacer du « bien être », d’un groupe social vers un autre, sans désavantages visibles et, au surplus, engendrer des bénéfices politiques. Tel est le cas - mais les exemples pourraient être très nombreux - d’une législation du travail, qui entrainera de très vives hausses des rémunérations, davantage payées par les gains de productivités que par les patrons , avec les retombées justifiant l’ordre politique en place. La coopération sociale, jamais simple, est gagnante pour tous.
La démocratie telle qu’envisagée encore aujourd’hui, c'est-à-dire : système issu de la capture de l’extériorité relative à tout groupe humain au profit d’individus, fonctionnait à l’époque du fordisme généralisé, comme compromis social particulièrement avantageux puisque tous gagnaient à la coopération. D’où la crédibilité forte de l’idéologie d’un intérêt général.
Mais le fordisme après avoir triomphé s’est affaissé. La matrice heureuse des profits croissants, des salaires croissants, des impôts aux rendements eux-mêmes croissants, le tout développant des débouchés croissants justifiant des investissements incorporant des gains de productivité, et donc la pérennisation de la croissance de tous les revenus, s’est progressivement évaporée. L’analyse des causes internes de cet affaissement, largement étudiée et connue depuis près d’une trentaine d’années, n’a pas à être menée ici. Par contre, il faut bien comprendre que la lutte pour maintenir un fordisme déclinant, a très probablement accéléré le processus de mondialisation sans projet, et les difficultés présentes.
Fuyons vers la mondialisation
La mondialisation internationalise l’accumulation et va aggraver les difficultés d’un fordisme que l’on espérait sauver. Elle est d’abord un moyen de retrouver, sur des bases sans doute largement artificielles, des gains de productivité : ce que l’investissement ne génère plus, ou génère moins bien, sera engendré par la délocalisation. L’efficacité technique ne change que peu, mais les coûts s’effondrent en raison d’un gigantesque écart de rémunérations entre les vieux pays fordiens et les pays qui acceptent les délocalisations. L’effondrement des coûts de transaction : transport et communications en particulier faciliteront les choses. Mais surtout la mondialisation va exiger l’investissement réglementaire préalable, et en particulier la construction des autoroutes de la finance. D’où la dérégulation monétaire et financière des années 80, et la destruction progressive de tout ce qui vient limiter la bonne circulation des marchandises.
Ces métamorphoses passent évidemment par les marchés politiques. Les entrepreneurs politiques ne bénéficient plus de la manne fordienne, et le keynésianisme, qui semblait être l’outil idéologique des 30 glorieuses est en crise : le modèle s’accommode moins de la réalité. A la crise d’un fordisme en quête de l’oxygène des grands espaces, correspond ce qu’on a appelé la crise de la sociale démocratie. Les entrepreneurs économiques achèteront d’autant plus facilement les outils juridiques de la mondialisation, que les entrepreneurs politiques sont eux-mêmes en quête d’une nouvelle idéologie de l’intérêt général. Cette perméabilité des entrepreneurs politiques aux nouvelles idées sera telle qu’ils abandonneront ce qui, historiquement, avait garanti leur toute puissance : la monnaie, laquelle cessera d’être un attribut de la souveraineté. Aujourd’hui, quels entrepreneurs politiques et dans quels pays pourrait-on voir signer avec la banque centrale des conventions portant sur le volume du réescompte d’obligations cautionnées, le volume des avances et prêts sur le compte du Trésor, le volume des planchers de bons du Trésor etc., comme cela était d’usage courant jusqu’au début des années 70 ? A ces époques du fordisme triomphant, les gouverneurs des banques centrales signataires des conventions avec les Etats, étaient généralement nommés par les entrepreneurs politiques au pouvoir.
La signature ne supposait évidemment pas l’accord des volontés. Seul le fait souverain comptait.
Les entrepreneurs économiques ont ainsi pu acheter aux entrepreneurs politiques, une partie de ce qui faisait la substance des démocraties traditionnelles. D’où la constatation croissante de l’impuissance des Etats face à la toute puissance des marchés.
Mais nous ne sommes équipés que de béquilles
Aux achats des outils juridiques de la mondialisation, devait correspondre l’épanouissement d’un fordisme boîteux que certains appelleront le modèle « Wal Mart » ou le modèle « Wall Street ». Car s’il est vrai que les gains de productivité du fordisme traditionnel s’évaporaient, un pouvoir d’achat nouveau allait se constituer dans les vieux pays concernés : les marchandises produites et importées depuis les bases d’entreprises délocalisées sont moins chères. Marx dirait qu’il s’agit d’une forme nouvelle de « plus value relative » : le coût de la reproduction de la force de travail va diminuer dans les vieux pays. Le pouvoir d’achat peut augmenter alors même que le niveau des salaires stagne. Mais il s’agit d’un fordisme boiteux, ce pouvoir d’achat résultant bien de la baisse de prix constatée sur les seules marchandises importées. Il est bon pour « Wal-Mart » qui assure par ses achats plus de 10% du total des exportations chinoises. Il est moins bon pour les entreprises américaines produisant à coûts plus élevés sur le sol américain. La plus value relative de Marx était dynamisante, en ce sens cet auteur était-il l’annonciateur des 30 glorieuses. La plus value relative nouvelle ne l’est pas : elle ne relance pas l’accumulation dans les vieux pays, et ne fait qu’encourager de nouvelles délocalisations. Alors que naguère, toute baisse de la valeur de la force de travail passait par de nouveaux gains de productivité sur le territoire, désormais cette baisse passe par le relèvement des importations et l’effritement de l’outil national de production. Dans les temps que l’on peut maintenant qualifier d’anciens, le progrès passait par le noircissement de la matrice des échanges interindustriels. Il semble passer aujourd’hui par son blanchiment. De quoi comprendre l’inquiétude actuelle des entrepreneurs politiques, qui voudraient bien réindustrialiser, mais se trouvent forts démunis après avoir vendu les outils de la reconstruction.
Mais le fordisme de la mondialisation est aussi boiteux à un autre titre : celui de la dette.
La dérégulation financière a introduit une multitude d’innovations, de méthodes et de produits, qui ont participé à la naissance et à la construction d’une nouvelle plus value relative, cette fois fictive ou virtuelle. Il s’agit bien évidemment des subprimes américains dont on dit que l’implosion, fût le signal d’enclenchement de la grande crise des années 2010. Là encore il y a hausse du pouvoir d’achat : les salariés obtiennent théoriquement par l’endettement croissant une hausse de la valeur d’actifs, donc un pouvoir d’achat nouveau qu’ils n’obtiennent que plus difficilement dans le cadre du fordisme mondialisé. Les débouchés ne viennent plus de la redistribution d’un pouvoir d’achat arraché sur des gains de productivité. Ils viennent partiellement du mécanisme de l’endettement privé. La finance prend la relève, et au fordisme réel, succède partiellement un fordisme virtuel particulièrement dangereux. Mais là encore, les règles du jeu ne sont pas tombées du ciel, et ce sont bien les entrepreneurs politiques qui ont vendu à leur profit, et au profit des demandeurs, la boîte à outils, par exemple le dispositif réglementaire de la titrisation . Les entrepreneurs politiques ne peuvent plus offrir un Etat Providence généreux, mais peuvent désormais proposer un casino que l’on espère moins coûteux, et où tous pourraient gagner. En termes plus concrets, la titrisation des subprimes pourra faciliter l’accès à la propriété des ménages les moins aisés, peut produire un « effet richesse » par hausse de prix de l’immobilier, que l’on espère durable, et ainsi augmenter la demande solvable. De quoi augmenter la probabilité de gagner les prochaines élections.
Mais le marché de la dette comme substitut de pouvoir d’achat, ne saurait se borner aux seuls citoyens. Il peut aussi avec une certaine efficacité, maintenir plus ou moins fictivement les murs de l’Etat providence, patiemment construit au cours des 30 glorieuses. Dans le fordisme mondialisé, les gains de productivité n’irriguent plus et nourrissent mal l’Etat providence. Au surplus, les entrepreneurs politiques d’un Etat sont en compétition avec les entrepreneurs politiques d’autres Etats. La reconduction au pouvoir est de plus en plus difficile dans une situation de rareté de l’offre de produits politiques, opposée à une demande croissante issue des victimes de la mondialisation.
Paradoxalement, l’abandon de la souveraineté monétaire ne fait pas disparaître la capacité d’endettement : les dettes publiques peuvent désormais se négocier sur un marché infiniment plus vaste que par le passé. Les gouverneurs des banques centrales n’obéissent plus, mais leur jalouse indépendance est compensée par un marché mondial bienveillant envers la signature des Etats. D’où la création, partout dans le monde, selon un modèle unique, d’agences publiques chargées, à l’échelle planétaire, de la commercialisation de la dette de chaque Etat. Les dettes publiques, jusqu’ici nationales, et très largement hors marché (naguère les bons du Trésor achetés au bureau de poste, se trouvaient entre deux piles de draps) se mondialisent.
De ce point de vue, on peut considérer que la dette publique - devenue quasiment partout massive - est venue remplacer la matrice heureuse des 30 glorieuses qui nourrissait si bien les Etats providences. Ce ne sont plus les recettes publiques rapidement croissantes qui ravitaillent les Etats providence, mais à l’inverse la dette mondialisée. Inutile d’insister sur l’exemple - que certains considèrent scandaleux - de la CADES en France, caisse d’amortissement d’une partie de la dette, qui devrait disparaître, mais qui ne fait que prendre de l’embonpoint, et ce malgré des lois de cadrage censées limiter son existence. Mais là encore, la contre partie de la dette publique est l’achat de voix. Car contenir la dette peut, dans nombre de pays, entrainer une déroute électorale.
Au total si le fordisme triomphant assure une croissance de tous les revenus : salaires, profits, impôts ; il semble que le fordisme boiteux de la mondialisation qui lui succède, assure d’abord le développement de la rente financière et sans doute des profits. Les oubliés sont le salaire et l’impôt. Et ce passage entre les deux états correspond à une série de fuites en avant, à l’origine de la paralysie actuelle. Et paralysie car ces fuites sont peu réversibles.
C’est l’essoufflement du fordisme classique, qui oblige les entrepreneurs économiques à exiger le libéralisme, à exiger davantage d’ouverture sur le monde, avec tous ses requis en matière douanière, et surtout financière puisque l’espace de la couverture des risques deviendra beaucoup plus considérable. Pour autant, cette ouverture, parce que non maitrisée, aboutira au blanchiment de la matrice des échanges interindustriels des pays. Car l’exportation de capital sera moins à des fins de débouchés locaux qu’à des fins de débouchés nationaux. Concrètement les délocalisations seront des bases d’exportations vers les pays d’origine. Plus clairement encore, le commerce international sera –au moins au cours de la première phase de la mondialisation- assez peu un commerce entre pays et bien davantage un commerce entre établissements ou filiales, d’entreprises des vieux pays fordiens. Aujourd’hui encore, la moitié du commerce extérieur américain se déroule entre firmes américaines. De quoi relativiser l’idée de déficit extérieur américain. Il faut du reste souligner qu’au moment de son ouverture sur le monde, le parti communiste Chinois, interdisait les délocalisations soucieuses de conquérir le marché interne. Cette ouverture si spécifique, si étrange, est bien un remède qui aggrave le mal du fordisme, puisque désormais les intérêts du consommateur, acheteur de produits que l’on dit étrangers, vont se disjoindre de ceux du salarié. Ce qui n’était pas le cas au cours des 30 glorieuses. Il s’agit bien d’une fuite en avant, où la crédibilité de l’idée d’un intérêt général ira en s’émoussant.
Cette première fuite en avant créatrice de plus value relative est suivie d’une autre, qui elle aussi, crée une variété plus douteuse encore de plus value relative : une croissance soutenue par l’effet de richesse énoncée plus haut. Les revenus des salariés américains n’augmentent plus, mais le jeu douteux des subprimes titrisés remplace artificiellement ce qu’autorisaient naguère les gains de productivité conquis dans les progrès de la production. L’économie américaine, celle située à l’intérieur des limites territoriales des USA, se fragilise, mais la croissance reste élevée. D’où les mensonges concernant la bonne santé de l’économie américaine dans les années 2000. Le fordisme boiteux est aussi une économie de bulles. Avec ses conséquences en termes de désagrégation des collectifs qui caractérisaient le fordisme traditionnel. Naguère les revenus faisaient l’objet de négociations collectives. Cela était vrai des salaires, mais cela était également vrai pour les profits et rentes, puisque les entrepreneurs politiques, intervenaient parfois avec rudesse, sur le taux marginal de l’impôt sur le revenu et le taux de l’intérêt. Désormais les revenus seront fixés par les marchés, et certains verront leur montant fixés par la seule spéculation. Là encore Marx, grand précurseur, affirmait déjà que le marché avait l’effet d’un acide : il dissout les liens sociaux et parcellise les collectifs. Ce qu’aujourd’hui Alain caillé appelle le « parcellitarisme ».
La vente des outils monétaires par les entrepreneurs politiques, principalement à la finance, provoque cette seconde fuite en avant : non seulement le fordisme est devenu boiteux, mais il devient virtuel .
Evidemment l’implosion du système en 2008, aurait pu mettre un terme au processus de déraillement. Mais là encore, la solution toute provisoire sera la fuite en avant, et la pyramide de dettes privées sera soutenue par l’agrandissement, à une échelle encore jamais vue dans l’histoire, de la pyramide des dettes publiques. Inutile d’insister sur un fait bien connu. En Octobre 2008 les entrepreneurs politiques choisissent partout la solution qui les maintient le mieux au pouvoir.
A chaque étape, le choix des entrepreneurs politiques fixe largement celui de l’étape ultérieure, et ce jusqu’à la paralysie. Comme l’animal qui pris dans un piège, construit sa prison définitive en se débattant.
En faisant le choix d’une mondialisation non négociée, une mondialisation simple béquille du fordisme finissant, les marchés politiques, aveugles comme les autres marchés, débouchent sur un système d’échanges internationaux ravageurs aussi bien pour les hommes que pour l’environnement. Le couple sino américain en est l’exemple emblématique.
En abandonnant le pouvoir monétaire et en acceptant l’auto-régulation financière, dont certains, à l’instar de Jean De Maillard, disent qu’elle est porteuse de fraudes à grande échelle, il est difficile d’en revenir à des économies plus autocentrées : les Etats ont donné au marché le pouvoir. Racheter la boîte à outils de la régulation, devient politiquement aussi difficile, que de faire rentrer le dentifrice dans un tube, après avoir pressé dessus pour l’en faire sortir. Les débats concernant la rédaction de la grande loi de régulation financière, qui sera prochainement promulguée aux USA (2000 pages) et qu’on appellera peut-être le « Dodd- Barney Act », sont là pour en témoigner.
Enfin, en acceptant le principe du « to big to fail » les Etats désormais surendettés, sont aussi complètement paralysés.
Et si les banques centrales devenaient tueuses de la dette ?
A priori les choses sont pourtant simples : tout pourrait repartir si toutes les dettes disparaissaient. De quoi envisager la reconstruction de nouvelles pyramides de dettes, consommatrices d’un temps pendant lequel l’accumulation pourrait reprendre. Nouvelle fuite en avant sans doute, mais probablement plus confortable car plus durable. Laissant aussi du temps pour envisager une nouvelle configuration aux échanges extérieurs. A noter que la résolution de ces questions très difficiles, laisserait de toute façon en jachère la question du fordisme finissant, et la construction d’un autre modèle. Modèle « cognitif », croissance durable, équitable, etc. Autant de principes ou de mots à définir et à approfondir. Interrogeons nous plutôt sur la disparition des dettes et la reconfiguration des échanges extérieurs.
La disparition des dettes ne sera pas facile car elle suppose la mobilisation d’outils de contraintes publiques, inacceptables pour ses contreparties, c'est-à-dire les créanciers. Or ceux-ci sont beaucoup plus nombreux qu’on le pense, la financiarisation généralisée des activités humaines, les ayant multipliés. A elle seule, la dette publique devenue hégémoniquement marchande dans les années 70, crée la cohorte des rentiers directs et indirects : banques, fonds de pension, ménages résidents et étrangers de tous pays, fonds divers et souverains etc. Elle est bien une invention, un produit politique résultant de la radicalité de la séparation entre Trésors et Banques centrales. Sans cet outil nouveau de contrainte publique, il est clair que la notion de dette publique et de la charge correspondante sont - pour une bonne part - dépourvus de sens : si le trésor s’endette, il récupérera la charge correspondante sous la forme de profit de la banque centrale dont il est le propriétaire. Dans cette configuration l’endettement public, plus exactement la charge de la dette, n’a guère de sens. C’est donc le fonctionnement des marchés politiques, qui a élargi considérablement le périmètre de la dette publique comme marchandise. Le service public est largement remplacé par le marché, parce que les marchés politiques se sont ainsi orientés. Et il est vrai que la demande existe : de la même façon qu’avec la moyennisation de la société, le fordisme multiplie les marchandises, le système financier doit multiplier les produits d’épargne. La modernité étant aussi –philosophiquement- tentative humaine pour se libérer des contraintes de la nature, le risque ne peut plus se situer hors des prises humaines, d’où là aussi multiplication de produits financiers, censés couvrir les risques, dont l’une des matières premières, est la dette publique.
Dans ce contexte, anéantir la dette publique par de nouveaux outils de contraintes publiques : répudiation totale ou partielle de la dette, renégociations avec décisions sur la maturité, les taux, nouvelle législation concernant les banques centrales , etc. suppose des décisions de la part des entrepreneurs politiques qui ne vont pas de soi…d’autant que les marchés politiques sont des navires très nombreux , en concurrence, et pouvant entrer en collision sur l’océan de la mondialisation.
Mais la dette privée est également très difficile à faire disparaitre. Elle peut sans doute être une mesure populiste et tenter les entrepreneurs politiques. Mais là aussi le salut est difficile. Il est certes possible d’annuler juridiquement la dette immobilière des ménages américains…mais cela ne peut que reproduire à échelle élargie, ce qui fût historiquement le déclencheur de la crise. Plus populiste encore serait un Trésor se substituant aux charges des débiteurs…. Ce qui nous renverrait à la question de la dette publique. Plus radicale encore, serait la reprise en main des banques avec l’interdiction de créer de la monnaie, mais une telle opération correspondrait à la disparition du crédit et l’approfondissement de la crise.
Il n’est donc apparemment plus possible, d’utiliser les outils classiques de contraintes publiques, pour donner satisfaction à un groupe social sans détériorer gravement le niveau de satisfaction d’autres groupes, voire de l’ensemble. La dissémination, et donc le risque systémique, est le principal facteur de la toxicité financière. Et c’est bien là le signe qui permet d’affirmer que ce qui est vécu, est bien une grande crise. Ce qui autorise bien sûr d’imaginer un autre monde, et de se livrer à un néo-constructivisme par essence hasardeux. Les marchés politiques n’y sont toutefois pas prêts.
Pour autant il est théoriquement possible d’envisager la suppression de l’ensemble des dettes privées et publiques sans de trop gros dégâts, c'est-à-dire utiliser de la contrainte publique à des fins privées qui ne correspondrait pas à un bousculement majeur des marchés politiques. Il s’agit d’accepter une augmentation illimitée de la taille des bilans des banques centrales, et ce, sans recapitalisation par les Etats.
En clair, cela suppose qu’elles deviennent quasi officiellement des « bad Banks », qu’elles assurent sans limites le refinancement du système financier, qu’elles achètent sans limites les titres de la dette publique, etc. En contre partie cela signifie aussi des engagements forts du système bancaire en termes de crédits, dans ses dimensions qualitatives et quantitatives, en termes de taux, en termes d’activités du compartiment banque d’affaires, en termes de rémunérations etc.
L’accouchement par les marchés politiques de ces quelques règles est - même en Allemagne- probable dans le court terme. La crise des années 2010 atteint aujourd’hui un niveau de gravité, qui ne permet plus de la contourner comme ce fût le cas en 2008 et 2009 .
Ce refinancement officiellement illimité est évidemment porteur d’anticipations inflationnistes. Et c’est précisément l’augmentation illimitée de la pyramide de la dette qui permettra au futur son anéantissement par inflation. En attendant ce changement de statut des banques centrales est ce qui est politiquement le moins coûteux et qui permet de gérer encore la crise, sans réellement l’affronter.
Car il est vrai qu’au fond peu de choses changent en réformant en profondeur le statut des banques centrales et marginalement celui des banques : les équilibres sociaux sont globalement maintenus, les banques restent privées, les Trésors sont ré-oxygénés et les Etats providences moins menacés, la rigueur s’éloigne et le crédit est réenclenché, etc. De quoi re-légitimer nombre d’entreprises politiques et de reconduire au pouvoir ceux qui les animent, y compris en Allemagne qui jusqu’ici connaissait une configuration très spécifique de ses marchés politiques.
Mais la masse monétaire, dans chaque pays, augmente considérablement, et de façon probablement différenciée, ce qui pose la question des taux de change. Et au-delà celle des échanges internationaux.
Car le changement de statut des banques centrales ne peut que déclencher une très vaste spéculation sur les monnaies. La spéculation sur les dettes peut s’affaisser : les banques centrales « avalent » tout. A l’inverse la spéculation sur les devises se développe.
D’où la question de la maitrise des échanges extérieurs. Laquelle, dans un premier temps, passe par la maitrise des autoroutes de la mondialisation, c'est-à-dire pour l’essentiel, la circulation des capitaux. Redonner de la cohérence aux systèmes économiques nationaux, suppose la disparition des plus values relatives factices dénoncées plus haut, source de la schizophrénie de plus en plus ressentie du salarié-consommateur.
Le fordisme boiteux, aboutissait à la désindustrialisation et au blanchiment de la matrice des échanges interindustriels disions-nous. Plus concrètement encore, il entrainait, sauf exception rarissime (Allemagne) un déficit de la balance des biens, non compensée par un excédent de celle des services. Avec en correspondance, une structuration de l’emploi, de plus en plus orientée vers la déqualification et les faibles rémunérations (services à la personne), mais aussi le gonflement d’une rente des services financiers, assurant de très hautes rémunérations au profit d’un tout petit nombre. De quoi déséquilibrer, à terme, nombre de marchés politiques. La démocratie paisible, s’épanouissait facilement dans une moyennisation de la société financée par le fordisme. Tous gagnaient, au terme de la compétition pour la maitrise des outils de la contrainte publique, y compris les entreprises politiques elles-mêmes. La montée des inégalités associée à la chute de la croissance ne peut que remettre en cause le mode d’insertion de chacun dans la mondialisation.
Le rêve : un contrat d’équilibre multilatéral des échanges internationaux.
La réponse à ce problème majeur sera trouvée dans la négociation d’un vaste contrat d’équilibre multilatéral des échanges internationaux. Question difficile puisqu’elle met en question l’hégémonie du dogme libre-échangiste.
Cela signifie tout d’abord que les entrepreneurs politiques de chaque Etat, se rendent maîtres des péages des autoroutes de la mondialisation : Les taux de change sont à taux fixes et négociés en vue d’assurer l’équilibre des échanges pour chaque pays. Avec sélection de ce qui peut ou ne pas « passer » afin de contrôler les flux spéculatifs comme le très volumineux « carry trade ». Avec aussi garantie des risques sur les opérations antérieures : il ne saurait être question pour la Chine de voir son stock de dollars disparaître au terme d’un accord multilatéral des échanges internationaux.
Et l’accord multilatéral suppose que les changements de parité soient négociés : le créditeur net ne pouvant plus dire au débiteur net, qu’il doit s’adapter à la concurrence, et faire aussi bien que lui. Concrètement, un tel accord doit mettre fin aux tristes et dangereuses réalités vécues aujourd’hui en Europe, où les plus faibles ( Grèce, Espagne etc.) sont invités à « devenir aussi sérieux » que les « plus sérieux » (Allemagne) . Cela signifie qu’en fonction de règles précises, débiteurs et créanciers nets, ajustent périodiquement les taux de change, les créditeurs devant obligatoirement réévaluer, et les débiteurs devant obligatoirement dévaluer. Ce qui signifie partage des charges liées au déséquilibre. Il est ainsi interdit au créditeur net, d’user de sa plus grande productivité pour siphonner le marché du débiteur net. De la même façon, il est interdit au débiteur de maintenir une capacité internationale d’achat qui ne correspond pas à ses moyens. Plus de baisse artificielle de la valeur de la force de travail. En cas de désaccord entre créditeurs nets et débiteurs nets, un tribunal international ( FMI ?) décide du taux de change d’équilibre.
Au total, les marchés politiques qui, dans le court terme, vont probablement s’orienter vers le repositionnement sus-visé des banques centrales, seront nécessairement conduits à se positionner sur la guerre des monnaies qui devrait logiquement en résulter. La solution proposée- difficile - est probablement politiquement la moins coûteuse : elle ne signifie pas la fin d’un libre échange ; elle garantit les immenses actifs nés des déséquilibres passés (fonds souverains) ; elle évite la très difficile question de la refondation d’un système monétaire international, en n’évoquant pas l’idée de monnaie de réserve à conserver ou à remplacer ; elle tente enfin de réduire la dissociation croissante entre le citoyen, le salarié, et le consommateur. Dissociation porteuse de troubles croissants sur les marchés politiques.
Les changements proposés ne sont pas du type « grand soir ». L’apparent, et sans doute irréel désarmement idéologique, étant la contrepartie du passage à la société de marché, les grands rassemblements ne sont plus que d’éphémères révoltes. Par contre, il faut espérer que la démocratie pourra emprunter les chemins qui mènent à de réels changements, par exemple ceux exposés ci-dessus, des chemins qui permettront d’éviter un chaos planétaire.