L’énorme crise économique à venir n’est plus gérable avec les règles de la mondialisation et plus encore, avec celles de la communauté européenne.
Les différents instituts statistiques qu’il soient internationaux ou nationaux, privés ou publics s’orientent tous sur des scénarios de retour vers les chemins antérieurs de croissance. Les nuances se font autour des formes de ce retour : « rattrapage », « récupération rapide », « longue traine » , « grande dépression ». Le vocabulaire utilisé en dit long sur la difficulté de penser le monde autrement.
S’agissant de la France une relance classique est aujourd’hui impensable pour toute une série de raisons.
La première obéit à un principe de réalité élémentaire : l’énormité des déficits publics dépasse de très loin les possibilités d’une gestion raisonnable de la dette. L’agence France Trésor chargée de commercialiser la dette devra cette année, au moins doubler ses efforts de commercialisation de nos OAT et autres titres publics (Passage de moins de 200 milliards d’euros à probablement près de 400 milliards d’euros). Cela signifie aussi qu’environ 70% des dépenses de l’Etat central correspondront à du crédit…à la consommation pour l’essentiel… Même avec une charge de la dette nulle (taux de l’intérêt proche de zéro) son simple roulement sera impraticable.
La seconde est d’abord une logique de méfiance qui, déjà fort présente au regard des politiques publiques menées depuis plusieurs décennies, va considérablement s’aggraver au regard d’une crise sanitaire difficile. Cette logique a pour premier effet de développer l’épargne au détriment de la consommation et de l’investissement. Déjà vérifiée dans les pays au déconfinement avancé (Chine) elle ne peut que s’amplifier au regard des grandes inconnues de la crise : seconde vague ? quelle immunité ? quels décalages chronologiques dans les rythmes de la crise entre les zones géographiques ? Face à une offre globale difficile à rétablir va correspondre une demande durablement faible.
La troisième est, probablement, un début de prise de conscience que la dérégulation généralisée et que l’hypothèse d’un individu entrepreneur de lui-même, totalement délié au sein d’une société complètement liquide, est une erreur scientifique : les humains restent dans la nature, qu’ils façonnent en y développant aussi des externalités… qui peuvent l’anéantir et ainsi détruire tous les calculs microéconomiques savamment menés. C’est ce que nous enseigne la crise sanitaire. Nous retrouvons là le défi de la complexité chère à Edgar Morin, défi hélas complètement oublié dans les modèles économiques classiques enseignés dans les Universités.
Ces trois arguments se combinent pour toucher davantage la France que les autres pays. La dérégulation généralisée avec la fin du monopole monétaire, la sanctuarisation des 4 libertés, l’interdit de toute politique publique sérieuse, etc. était beaucoup plus choquante pour les français que pour les citoyens des autres pays. La raison est d’ordre culturel ou historique et le pays s’est très largement construit, beaucoup plus qu’ailleurs, autour de son Etat. C’est précisément parce que la culture française accorde une importance considérable à son Etat, que la rétraction industrielle du pays, la désertification des campagnes, la dérégulation financière, la fuite des grands ingénieurs techniques vers la finance, la transformation des entreprises en productrices de simples valeurs comptables, la confusion de l’investissement et de la spéculation, la transformation des cadres en agents taylorisés d’un reporting, devenu bible de bonne gestion, la transformation des grandes écoles d’ingénieurs et des universités en écoles de commerce, etc. est, au final, très mal vécue. Bien évidemment se trouve également, très mal vécu le délabrement progressif d’un hôpital public soumis aux réformes structurelles étonnamment bureaucratiques, et pourtant imposées par la dérégulation généralisée.
Cette place singulière de l’Etat en France mérite davantage d’explication. La clé de celle- ci se trouve probablement dans une identité culturelle pluriséculaire qui marque l’histoire du pays et en font sa singularité. Sans reprendre les travaux d’un Philippe d’Iribarne, on peut la dessiner par quelques traits : position honorable pour tous, passion de la grandeur, participation égale à la noblesse, passion de l’égalité exacerbée par une vision hiérarchique du monde, place non centrale de la propriété, méfiance vis-à-vis du marché.
Chacune de ces caractéristiques qui fixe la réalité culturelle française et la singularise par rapport à toutes les autres, peut être mobilisée pour comprendre des réalités concrètes. En particulier, elle permet de comprendre les difficultés humaines de l’entreprise française noyée dans les exigences de la finance : un contrat de travail n’est pas un contrat banal en France ; les inégalités salariales sont plus mal vécues, tous les métiers sont d’égale noblesse, et on préfère la logique des concours à celle des DRH recruteurs ; la haute fonction publique relève d’une noblesse d’Etat ; le libre marché provoque des inégalités ; la rente est illégitime ; l’entreprise n’est pas un espace démocratique, etc.
Ces caractéristiques culturelles pluriséculaires furent historiquement protégées par un grand Etat devenu aussi au siècle dernier un Etat protecteur. Lorsque le capitalisme se trouve dans sa phase fordienne (gains de productivités considérables aisément partageables dans le cadre de l’Etat-Nation), il est clair que la France est un pays qui rayonne plus que d’autres : croissance au-dessus de la moyenne avec rayonnement de son socle culturel partout dans le monde. D’où la France des grands projets, celle capable en quelques années d’assurer une indépendance énergétique à nulle autre pareille, celle capable de construire un outil militaire, certes petit, mais sans égal dans le monde, celle d’un rayonnement scientifique exceptionnel (Mathématiciens monopolisant la médaille Field, physiciens, astrophysiciens) ; celle d’un rayonnement technologique faisant jeu égal avec la première puissance du monde, celle d’un rayonnement culturel, philosophique et artistique, mondialement exportable (« French theory », écrivains, etc.). Une liste exhaustive serait difficile à établir.
Lorsque maintenant, il est décidé de passer de l’internationalisation à la mondialisation, passage qui est aussi celui du passage du capitalisme accumulatif au capitalisme spéculatif, et lorsqu’il est décidé de construire une Europe qui n’est qu’un édifice marchand, la France se tourne vers des choix impossibles en ce qu’ils ne correspondent pas à sa réalité culturelle et historique. Ce qui n’est pas le cas de nombres de partenaires pour qui le marché fait partie d’une liberté retrouvée ou à conquérir.
Dés lors, la réalité française va devenir schizophrène : ses élites vont se confondre de plus en plus avec celles du marché, et il faudra trouver des compensations pour la majorité qui refuse, avec détermination, la grande transformation.
L’élite découvre dans cette dernière, une réalité confortable : on continue d’aduler l’Etat tout en étant plongé dans les délices du marché, d’où par exemple le grand principe des « portes tournantes » à Bercy. D’où toute l’histoire bien connue du changement de statut, avec des grands commis qui deviennent dirigeants d’entreprises que l’on privatise, des dirigeants qui, petit à petit, auront pour interlocuteurs non plus des salariés, non plus des actionnaires bien légitimes, mais des fonds spéculatifs qui s’intéressent beaucoup moins à l’investissement -la réalité de l’entreprise- et bien davantage à la simple « valeur actionnariale »…parfois obtenue par des procédés douteux comme le rachat massif d’actions. Une réalité qui, étrangement, va générer une énorme bureaucratie chargée de surveiller l’efficience des grandes entreprises et de toutes leurs filiales, non celle assurant une réelle accumulation du capital avec croissance véritable et emplois réels mais - comme le dit, avec humour, un Jean-Luc Gréau, ou plus de tristesse, un Pierre-Yves Gomez - une « accumulation comptable ». D’où la multiplication d’experts à l’interne, en systèmes de paramétrages, en prescripteurs d’objectifs, en contrôle des activités, en calculs des écarts, en systèmes d’alertes, etc. D’où aussi à l’externe des consultants, des évaluateurs, des comptables, des juristes, des marchands de sécurité .financière, des notateurs, des organisateurs, des communicants, des lobbystes, des marchands de bonnes pratiques ou d’efficience managériale, des virtuoses en optimisation fiscale, en « Tarification à l’Activité » (Hôpitaux) ou en « Taux d’Occupation » (EHPAD), etc. La liste composant cette boursoufflure tant du « back office microéconomique » que du « back office macroéconomique » serait impossible à établir.
Et chacun, constatant la probable démesure de cette liste, pose la question de l’évaporation des producteurs réels. C’est pourtant dans cette boursoufflure qu’une bonne partie de la jeunesse diplômée trouve son emploi, une jeunesse ainsi amenée à croire qu’il s’agit là d’un monde rationnel. Un monde qui, en quête permanente d’efficience, débouche sur son envers : une chute vertigineuse de sa croissance potentielle et ce depuis les oukases mondialistes et surtout européistes. Et, sans oublier la question majeure de l’environnement, Le monde fonctionne à rendements décroissants et ne peut plus satisfaire le système de valeurs qui fait la spécificité de la France.
Cette énorme bureaucratie copie singulièrement celle de l’Etat protecteur traditionnel qui, pour continuer jusqu’à l’impossible sa protection, s’enlise lui -même dans sa propre bureaucratie, une bureaucratie qu’il importe maladroitement - gestion hospitalière par exemple- depuis le secteur privé jugé rationnel. D’où au final une quasi-généralisation des « Bullshit jobs » privés et publics tant décrits par David Graeber ; jobs qui parfois ressemblent à ceux des acteurs du vieux monde soviétique empêtré dans les sables du « Gosplan ».
Le prix à payer est énorme car la vieille culture est toujours présente chez les plus nombreux et l’Etat se doit-être d’autant plus protecteur que, dans sa schizophrénie, il abandonne tous ses leviers et perd les ressources traditionnelles de son action. Curieusement, il ne peut que grossir avec une croissance dont le rythme ne peut que diminuer avec la chute de l’investissement productif national : ses moyens diminuent mais il faut compenser les désastres sociaux impulsés par la grande transformation. On comprend alors la litanie des 40 années de déficit public, des dépense publiques énormes , essentiellement sociales qui ne peuvent que croitre, sauf à abandonner les valeurs traditionnelles du pays.
La France n’est pas malade parce que, par rapport à l’Allemagne, ses dépenses publiques sont de 10 points de PIB supérieurs. la France est d’abord malade de sa schizophrénie : être dans la mondialisation tout en la refusant foncièrement . Etre dedans tout en le refusant c’est bien sûr un double déficit, celui de la compétitivité, prix d’une protection coûteuse qui est, elle-même, le prix d’un abandon de l’internationalisation au profit d’une mondialisation devenue dangereuse et faussement productive car assise sur un capitalisme spéculatif et non plus accumulatif. La conséquence ultime de cette schizophrénie est bien évidemment un délitement social de plus en plus dangereux. Inutile d’insister sur l’évidence des faits.
Cette constatation doit-être le point de départ de toute réflexion stratégique concernant le pays. Il ne peut, vu l’énorme puissance de la crise, y avoir de relance ni pour la France ni probablement pour nombre d’autres pays. Il ne peut plus y avoir de réformes structurelles qui s’attaquent stupidement aux valeurs fondamentales du pays… D’où l’abandon probablement intégral des réformes entreprises si l’actuel pouvoir se pense concerné par le souci de sa reconduction…
Il ne faut pas se tromper et la réflexion stratégique à mener doit d’abord concerner toutes les règles antérieures et en particulier celles de l’Union Européenne. S’il s’avère politiquement impossible de revenir sur la question de la monnaie unique, celle du marché unique, la question du libre -échange, etc. Il faut impérativement réfléchir sur la question de leur contournement radical : rétablissement de barrières douanières ? émission d’une monnaie parallèle par une banque de France soumise ? restrictions sur les mouvements de capitaux ? Il n’y a plus à faire semblant de négocier avec des acteurs qui ne respectent pas fondamentalement les valeurs essentielles du pays. Et il n’y a plus à faire semblant de se réjouir sur les résultats des dernières négociations bruxelloises qui ne peuvent que prolonger l’agonie.
Tout aussi importante est celle du « containment » de la finance. L’entreprise doit retrouver un minimum de souveraineté avec la fin de sa soumission quasi-complète aux seuls intérêts d’acteurs qui se livrent à un quasi-détournement des droits de propriété. Actionnaires réels et collaborateurs réels doivent retrouver leur légitime place dans l’entreprise. C’est la condition fondamentale de sa résurrection, de son autonomie et du rétablissement du sens dans le travail de ses cadres. Cela passe par un bouleversement radical de la finance et une reprise en main sérieuse, et du système bancaire, et du « shadow banking » qui lui est associé. Sans pouvoir dessiner ce que serait le nouveau système, il est clair que l’activité financière doit se détourner complètement de ce qui est devenu un gigantesque casino où s’élaborent des paris sur fluctuations de prix, pour en revenir à sa fonction première : prendre des risques en finançant des investissements productifs. La refonte financière est probablement la mère de toutes les réformes mettant fin à la schizophrénie du pays.
Parce que nul ne peut s’attaquer à un système de valeurs et donc à une culture, mettre fin à la schizophrénie de la France suppose la mise en place de règles fondamentalement éthiques : celles qui respectent les méta-règles de son jeu social.
Mettre fin à la schizophrénie, c’est aussi faire le choix de l’entre- deux : ni fermeture d’un Etat-Nation à l’ancienne, ni ouverture sans dures négociations. Ni fermeture en raison de l’universalisme de ce qui se dégage des vieilles valeurs du pays et qui en font sa grandeur. Ni ouverture sans récupération de tout ce qui participe à sa complète résilience : santé, éducation, énergie, environnement, agriculture, sûreté nationale, outils numériques, sont des « communs » qui, tout ou partie, peuvent échapper à une logique strictement marchande et doivent être repositionnés sur le territoire. De ce point de vue, les réussites des industries de l’armement peuvent aider à la réflexion.