Le principe d’explication du passage de l’accumulation fordienne classique - celle des trente glorieuses- à l’accumulation spéculative- celle qui repose sur les paris sur fluctuations de prix et implique une immense transformation du monde- a été expliqué au cours des 2 premières parties du présent article, la première étant publiée le 20 août et la seconde le 26 août dernier. Répétons encore une fois que cette transformation est globale : économique (rappelons-nous de « l’entreprise-tableur » de Gomez), sociale, politique, idéologique.
Répétons aussi que si cette transformation concerne tous les pays de l’OCDE, elle n’est pas vécue de la même façon en raison des caractéristiques culturelles propres à chacun des pays. Globalement les pays anglo-saxons et de l’Europe du nord étaient beaucoup mieux armés aux principes d’individualisation, d’autonomie, de responsabilité personnelle, de méfiance vis-à-vis de la loi, etc. qui fertilisaient déjà le monde de la spéculation à venir. En revanche, la France fût amenée à souffrir beaucoup plus en raison d’une culture nationale très adaptée au fordisme classique et très étrangère au capitalisme spéculatif. La France se distinguait déjà et se distingue encore par des traits que l’on ne retrouve nulle part ailleurs : sa passion pour l’égalité, une autre plus limitée pour la propriété, une recherche de position honorable pour tous avec des valeurs telles la logique de l’honneur, la fierté d’être citoyen, la laïcité, les droits de l’homme, l’idée de mérite ; une méfiance au regard du marché débouchant sur la préférence de la loi sur le contrat. Et une « loi » qui peut être rapidement changée par un Etat soucieux de respecter Les « valeurs fondamentales ». Rien à voir avec la « règle » intangible que l’on retrouve dans les cultures plus ordo-libérales en particulier celle du monde germanique où la justice est d’abord procédurale, et la « règle » méta-constitutionnelle. A l’inverse, dans le monde français, les jeux économiques s’enracinaient dans l’idée d’une « justice résultats », et s’ils apparaissaient inacceptables au regard d’une majorité, il convenait de corriger le marché pour se diriger vers davantage d’égalité. Cette quête, certes avec moins de force que par le passé, reste encore d’actualité.
De ce point de vue l’entreprise fordienne classique, celle qui travaillait dans un monde sécurisé par un ordre monétaire sécurisant ; celle qui pouvait partager des gains de productivité importants ; celle qui pouvait protéger une relative égalité ; celle qui pouvait maintenir des corporations, des statuts, des régimes spéciaux ; celle qui pouvait contenir le « mépris de ceux d’en haut » qui eux-mêmes restaient présents dans l’usine, etc. était un lieu acceptable pour une communauté de destin. Au fond l’entreprise fordienne était aussi l’outil susceptible de faire vivre l’idéal révolutionnaire français dans lequel - non pas la « Nation »- mais « l’entreprise », devient « un corps d’associés vivant sous une loi commune »….on est loin du monde qui devait naitre avec sa division entre les « sommewhere » et les anywhere »…
Et parce que sa disparition mettait fondamentalement en cause le contrat social français il appartenait à l’Etat-providence de très rapidement se substituer à son absence. D’où par exemple la montée des dépenses sociales et des prélèvements obligatoires dès l’époque du président Giscard d’Estaing, c’est -à-dire quelques années après la fin de Bretton woods et des déverrouillages correspondants. Le résultat est ainsi très clair : Le gigantesque Etat providence français est le produit d’une contradiction fondamentale entre l’ordre spéculatif, celui dont la réalité intime est un gigantesque ordre de parieurs sur de simples fluctuations de prix, et une réalité culturelle qui invite , consciemment ou non, à ne pas l’accepter.
Mais il faut aller plus loin car l’ordre nouveau, incapable même là où il est accepté de produire des gains de productivité partageables, sera bien sûr incapable de réaliser des prouesses là où il est très contraint c’est-à-dire en France. Les parieurs français et même ceux qui restent « capitalistes à l’ancienne » ont raison de se plaindre de la faiblesse de rentabilités mangées par l’Etat- providence. Ils ont raison de se plaindre car même les vrais paris, ceux de l’investissement industriel réel, sont difficiles à envisager en raison de la faiblesse des marges et de la rentabilité. Phénomène qui accélère une désindustrialisation plus rapide que partout ailleurs. Avec des phénomènes aberrants, par exemple le départ d’usines dans le sud pour retrouver de la rentabilité et, en contrepartie, l’arrivée de populations de ce même sud attiré par les merveilles de l’Etat providence français….La France se vide de ses usines mais se remplit de personnes en quête d’un mieux vivre. Tel est l’effet de l’étrangeté de la nouvelle organisation du monde face à la culture française. Avec cette conclusion fondamentale peu connue : l’économique nouveau est responsable de l’obésité croissante d’un l’Etat-providence qui vient étouffer l’économique….
Depuis plusieurs dizaines d’années, les entrepreneurs politiques français se sont épuisés à tenter de remédier aux effets dont ils chérissaient les causes. Et parce que baignant dans la rationalité de la théorie économique propre à produire l’adhésion au nouveau monde, ils se sont attachés à réguler les phénomènes accessoires, à savoir ce qui est de l’ordre du sociétal. Parce qu’il était devenu impossible de produire de l’émancipation économique et sociale, les mêmes entrepreneurs politiques se sont tournés vers l’émancipation sociétale. L’égalité ne pouvant plus passer par un combat central sur l’économie, il faudra passer par des combats secondaires tels le genre, ou la couleur de la peau. Le paradigme peut rester le même mais l’égalité ne passe plus dans la transformation des « rapports sociaux de production », mais dans celle de la fin de discriminations, d’injustices sociétales, de mépris réels ou supposés, la quête de libertés nouvelles, etc. Ce faisant ils travaillent pour un changement culturel et aident la culture narcissique qui est le complément de la spéculation généralisée : l’attention extrême du marketing aux singularités et à la mise en avant du moi. Choix difficile car, ainsi que le rappelle Kaufmann,[1] la mise en avant du moi et des libertés correspondantes s’accompagnent nécessairement d’un cadre normatif contraignant[2]…lequel sera lui-même contesté au nom des exigences de la liberté…
Mais les entrepreneurs politiques français savent aussi qu’il faudrait sortir par le haut de la contradiction entre les valeurs françaises et l’ordre nouveau. C’est ainsi qu’ils voient dans le « progressisme » l’ultime possibilité de s’en extirper : le oui généralisé à de nouvelles revendications sociétales réelles ou supposées se doit d’être accompagné de réformes structurelles exigées par les parieurs. Nous resterons enkystés dans les réformes des retraites, du financement de la sécurité sociale, celui du chômage, etc….sans même jamais parler d’une réforme de la finance.
Au terme de plusieurs dizaines d’années de politiques publiques désastreuses, force est de constater que ni la voie sociétale, plutôt de gauche, ni la voie économique, plutôt de droite, ne sont capables d’extirper la France de son bourbier. Ces mêmes voies toutes pratiquées depuis plusieurs dizaines d’années, se méfient probablement de l’idée d’un grand soir qui fait peur à tous les entrepreneurs politiques. La France est ainsi au pied du mur : elle constate son quasi effondrement multidimensionnel, mais une grande peur l’empêche de se tourner vers un grand soir dans un contexte d’incertitude sanitaire, climatologique, environnementale, géopolitique.
L’élection présidentielle prochaine sera donc comme les autres : un choix entre personnes tournées délibérément vers l’impuissance. Et un choix qui pourra s’appuyer sur de nombreux travaux académiques, qui à l’instar de ceux déjà signalés dans la fin de la partie 2[3] du présent article, ne vont pas jusqu’au bout des causes de notre drame, à savoir l’inadaptation radicale entre le monde exigé et régulé par les parieurs et une réalité culturelle qui certes évolue mais beaucoup moins rapidement que ce qui est attendu.
Les entrepreneurs politiques n’osent pas s’attaquer au cœur du système, à savoir une finance mondialisée regroupant des millions d’acteurs solidaires disposant de l’allumette fatale. Ils constatent probablement que ces millions d’acteurs ont de fait provoqué la transformation des entreprises, que des managers - beaucoup plus nombreux encore- ne sont plus que des esclaves du reporting[4], que les cadres les mieux formés sont impliqués dans des activités nuisibles[5], etc. Ils ne sont pas armés pour comprendre la mécanique profonde du nouveau monde et ne sont pas aidés par les économistes qui continuent selon le mot de Noam Chomsky à « fabriquer du consentement [6]».
Pour autant la présente situation de monétisation massive pourrait devenir le point d’appui d’une prise de conscience et de la clé de voûte d’un programme. Et sans parler de grand soir, un candidat qui chercherait à sortir de l’impuissance générale pourrait introduire une réflexion de bon sens : « la monnaie est un bien commun, comme l’eau ou l’électricité, et à ce titre ne peut être fabriquée par une instance indépendante de la communauté politique au seul profit de la valorisation d’actifs financiers détenus par une petite minorité ».
De cette réflexion pourrait découler un programme basé sur le retour du caractère commun de la monnaie ce qui implique le contrôle de la banque de France par l’Etat. Cela passe par un acte de souveraineté dont la portée se dirait limitée en négociant le maintien de la Banque de France dans le Système européen de banques centrales.
A ce niveau, nous laissons au candidat le soin d’imaginer la forme de son programme. Toutefois il devrait suivre une articulation dont nous présentons les principaux points à partir d’un outil fondamental et devenant, bizarrement, très à la mode à savoir la monnaie digitale de banque centrale (MDBC). Nous avons déjà souvent évoqué l’idée de MDBC et renvoyons à divers articles du blog consacré à cette innovation[7].
On trouvera ci-dessous la piste générale qui autoriserait le point de départ de la reconstruction générale du pays. Un chemin que nous considérons comme préambule à tout programme politique concret à présenter lors de la prochaine élection présidentielle. Et un programme qui serait une rupture sans produire la grande peur d’un grand soir annoncé.
1 - Il est proposé d’ouvrir pour chaque agent (citoyen, entreprise, etc) un compte en monnaie digitale de la banque de France. Appelé « portefeuille digital » il remplacerait classiquement billets et pièces.
2 - Les banques sont invitées à effectuer les opérations nécessaires auprès de la Banque de France qui devient au-delà de son statut de banque centrale, l’établissement bancaire de tous les français.
3 - les banques sont invitées à transférer, selon les désirs des clients et très progressivement, une partie de plus en plus importante des dépôts dont elles avaient la garde jusqu’ici.
4 - A moyen terme (5 années ?) la banque de France devient l’infrastructure générale de la circulation monétaire, son travail consistant au niveau d’un bilan beaucoup plus important à enregistrer des milliards de décisions quotidiennes effectuées par les divers agents depuis leur portefeuille numérique.
5 - le projet doit être politiquement vendu comme mesure de rationalisation autorisée par les nouvelles technologies, les infrastructures monétaires d’aujourd’hui, peuplées d’intermédiaires bancaires, étant devenues obsolètes. Le projet est donc présenté comme moderne et idéologiquement « progressiste ».
6 la Banque de France devient seule créatrice de monnaie. Au-delà, la monétisation actuelle des dettes publiques et privées est remplacée par des interventions hors marché. Le compte du Trésor est ainsi abondé sans passer par la spéculation sur les dettes. L’Agence France Trésor abandonne progressivement ses activités de financement de l’Etat. Ce grand remplacement est progressif et programmé dans le temps.
7 - La banque de France prend progressivement en responsabilité le travail de couverture sur les marchés des devises, des crédits et des taux. Son travail de sécurisation réduit progressivement les paris correspondants, ces derniers devenant inutiles et coûteux pour l’économie réelle. Cette prise en responsabilité des couvertures devient concrètement pour les agents, notamment ceux impliqués dans les activité internationales, un rétablissement des taux de change fixes.
8 - La prise en responsabilité des couvertures pour la circulation de capital est décidée par une Banque de France désormais sous l’autorité de L’Etat.
9 - La banque de France est autorisée à intervenir sur tous les marchés à terme de marchandises afin de réduire les bulles spéculatives.
10 - Le paiement de l’impôt se fait progressivement en monnaie digitale de banque centrale. Se rétablit ainsi progressivement le circuit du Trésor cher à Block Lainé.
11 - le rachat d’actions devient interdit et pénalement sanctionné.
12 - les banques se réorientent dans les activités de crédit et de financement des investissements à partir d’une épargne collectée sur les marchés. Les activités dits de « haute banque » restent naturellement autorisées. Les activités de paris sur simples fluctuations de prix à très court terme leur sont strictement interdites.
13 - Le « Shadow banking » aligne ses activités sur celles des banques et les paris sur simples fluctuations de prix à très court terme leurs sont aussi strictement interdites.
14 - Les banques pourront bénéficier de la monnaie de la Banque de France sur la base d’engagements précis au titre de la reconstruction du pays. Des « contrats de création monétaires » donneront une priorité aux activités productives soucieuses des risques environnementaux et climatiques. Des contrats du même type fixeront un objectif d’accroissement de la population active occupée.
Bien sûr le lecteur averti se rend compte que de telles propositions ne peuvent laisser insensible la question de l'euro. L'interrogation est ici de savoir dans quelle mesure une monnaie digitale de banque centrale peut être une solution à la pérennisation de la monnaie unique. Nous y reviendrons.
Il est évident que de telles propositions se heurteront à la puissance de lobbys qui avanceront mille questions juridiques. Des questions qui là encore feront apparaître une opposition culturelle à trancher de façon très claire. Passer par le Parlement c’est passer par une loi qui, du point de vue ordo-libéral, ne respecterait plus la « règle ». Rappelons que la règle est dans ce monde au dessus de la loi et qu’elle est de portée constitutionnelle voire méta-constitutionnelle. La question de cette grande transformation comme préalable à tout programme de redressement du pays doit donc passer par voie référendaire.
Ces quelques principes qu’il faudrait bien sûr détailler et expliquer sont une condition nécessaire au dépassement des politiques publiques qui depuis près de 50 années ont dramatiquement affaibli le pays. Mais là encore l’acceptation des changements proposés doit reposer sur la reconnaissance d’un diagnostic partagé, celui d’une contradiction entre un socle culturel et des pratiques spéculatives qui exigent son effacement. Un débat qui doit être lancé sans délai.
[1] Cf l’article : « Sur les libertés nous confondons le principe et la réalité » publié dans le Monde du 27 aout 2021.
[2] Cette question non abordée dans le cadre du présent article est fondamentale et questionne le monde spéculatif. Ainsi la grande liberté des parieurs se traduira par des exigences considérables en termes de management. Il faut tout connaitre de l’entreprise sur laquelle on spécule et c’est la raison pour laquelle on entoure tous les stades du management d’un foule d’exigences et de contraintes. Ce que nous avions déjà évoqué dans la partie 2 du présent article. Le monde de la spéculation est donc d’abord un monde très bureaucratique entrainant l’affaissement généralisé du principe de liberté managériale. Cela fait partie des ressentiments constatées dans toutes les organisations nouvelles.
[3] Notamment Pierre Rosanvallon et Patrick Artus.
[4] Les « bulshit jobs » chers au regretté David Graeber
[5] Par exemple l’énorme consommation de grands mathématiciens qui préfèrent la finance à l’industrie.
[6] C’est le titre de son ouvrage traduit et publié en 2008 chez Contre-feux – Agone.
[7] Notamment : http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/01/l-enjeu-politique-des-monnaies-digitales-de-banques-centrales.html