Nous présentons ci-dessous un texte de synthèse dont l’auteur est Olivier Passet. Toujours très bref et très clair il nous parait poser quelques questions que nous évoquerons en fin d'article.
Texte d’Olivier Passet. (XERFY 22 mars 2021)
La zone euro est plus vulnérable que jamais, et avec elle l’UE dans son ensemble. Nous avions jusqu’ici souligné les mécanismes endogènes qui la fragilisent : notamment les forces de divergence que renforce un régime de monnaie unique sans transferts budgétaires suffisants pour permettre à la périphérie de recoller au cœur ; l’incapacité des économies à produire une synergie positive de croissance, un véritable partenariat de production et d’innovation, prises dans le jeu d’une concurrence fiscale et sociale fratricide ; et bien sûr un carcan de règles qui limitent le pouvoir de réaction d’économies frappées de façon très asymétriques par les chocs de l’économie mondiale. Cette critique est classique et elle est contrebalancée par une ligne de défense tout aussi classique : la dimension protectrice de l’euro pour des petites et moyennes économies face à des turbulences de plus en plus surdimensionnées ; la capacité de l’Europe à se réformer et à déroger de façon opportune à ses règles, notamment sur le plan financier depuis 2008. Et au bout du compte, l’Europe fait figure d’espace de frustration, mais aussi de robustesse, qui survit aux crises qui l’assaillent.
Sauf que cette lecture ambivalente passe à côté d’un nouveau champ de menaces inégalé depuis la crise sanitaire, que je qualifierai d’exogènes, et qui bousculent toute la philosophie de la construction européenne. Pour dire les choses plus explicitement, depuis quelques années, le champ de la concurrence, s’est déplacé. Nous nous sommes toujours figurés la mondialisation comme une extension géographique de la concurrence entre les marchandises, les hommes et les capitaux… Or ce qui s’opère aujourd’hui sous nos yeux, c’est un déplacement de la concurrence sur les modèles économiques… nous sommes entrés sans bien le réaliser dans une guerre DES capitalismes, une guerre des systèmes de régulation dont nous ne connaissons pas encore l’issue et qui prend totalement de cours la mythologie européenne.
Il paraît en effet bien loin le temps où le modèle de démocratie libérale apparaissait comme l’aboutissement de l’histoire d’une mondialisation des échanges, qui devait inexorablement 1/pacifier le monde, les conflits étant bien trop coûteux devant l’entrelacs des intérêts économiques croisés et 2/ Faire triompher les modèles agiles qui avaient déjà le libéralisme politique et économique dans leur ADN. Le modèle de démocratie libérale devait laminer par un jeu darwinien les archaïsmes étatiques autoritaires. Or cette vision est battue en brèche. Les conflits ont changé de nature. La guerre est devenue civilisationnelle, moins idéologique, économique, beaucoup plus diffuse, à travers son expression terroriste, traversant les frontières et menaçant de l’intérieur parfois les nations. Elle s’est déplacée aussi sur le cyber-espace, où la dérégulation libérale, loin de pacifier les relations, intensifie les dominations et les manipulations. Et les modèles autoritaires, centralisés, loin d’être vaincus par leur sclérose, se réinventent, se digitalisent et s’exportent. Les variants chinois et russe ont repris du poil de la bête, et la démocratie libérale qui croyait s’imposer de façon virale doit elle-même se remettre en question.
Or l’Europe s’est tout entière conçue sans le dire sur cette vision naïve de la fin de l’histoire, bâtissant une petite mondialisation régionale dans la grande. Intégration économique = paix ; union concurrentielle et monétaire = rééquilibrage des rapports de force. Dans un monde multipolaire, dominé par l’hégémonie américaine, le privilège du dollar, elle devait se doter de sa propre monnaie et se bâtir les mêmes économies d’échelle que son rival historique, à travers le grand marché. Et quelles que soient les discordances, le consensus sur ces deux évidences rendait le projet imprescriptible.
Or la covid percute avec une violence inouïe cette mythologie fondatrice qui paraît de plus en plus contrefactuelle et anachronique. Plutôt qu’un grand discours je préfère donner deux exemples criants. Celui des vaccins. L’Union fait la force, sauf quand elle n’est pas une union qui mutualise les ressources et les moyens. Et sur ce plan le verdict est sans appel. Le Royaume-Uni seul a été capable d’engager et de concentrer plus de moyens pour impulser la R&D, lancer des lignes de production et gérer la logistique que 27 pays réunis, qui représentent pourtant 5,5 fois le PIB britannique. Que dire ensuite du plan de relance européen, présenté comme une avancée majeure. 750 milliards sur 3 ans, dont 390 milliards de subventions, le reste étant des prêts. Moins de 1% de dépenses nouvelles par an, quand les États-Unis ou la Chine organisent leur relance à des échelles 5 à 10 fois plus élevées et bien plus concentrées dans le temps.
In fine, l’UE apparaît de plus en plus comme un attelage lourd et discordant, une empêcheuse d’agilité et de ripostes défensives. Elle voit poindre à sa frontière avec le Brexit, le contre-modèle d’un pays qui renonce à l’illusion de la force collective et mise sur un souverainisme véloce de marché. Une sorte de modèle Israélien à sa frontière qui n’attend pas tout de la taille et des forces magiques de la concurrence. Elle regarde à cette heure cette aventure solitaire comme un suicide programmé, sans voir que dans la guerre des modèles, le sien est en urgence absolue.
Réflexions :
L’intérêt de ce texte est qu’il stigmatise une marche européenne vers un anachronisme provoqué par son ADN néolibéral. Olivier Passet ne propose pas de solutions mais l’impression est qu’au fond, à la crise de la configuration actuelle du continent européen, une bonne réponse serait plus d’Europe. Cette réponse fût traditionnellement l’outil de sa progression avec, chacun le sait, des résultants de plus en plus contestables.
L’idée de déplacement de la concurrence, depuis celle des entreprises, puis vers celle des Etats, enfin vers celle des modèles macro-économiques est intéressante. Elle reste néanmoins questionnable avec les nouvelles interrogations concernant la Chine. Les énormes investissements de ce pays présentés comme constructifs d’un auto centrage avec 2025 pour horizon, connaissent une réalité matérielle contestable. Ces investissements restent d’abord des équipements en infrastructures, et beaucoup moins des équipements porteurs de gains de productivité. Le discours du pouvoir interroge aussi puisqu’il consiste à privilégier les grandes entreprises d’Etat dont l’efficience est très faible. Si l’on ajoute à ceci que le volume de la population active va connaitre un déclin continu d’environ 0,5% l’an, il y a lieu de penser que la croissance potentielle de la Chine ne fait que faiblir. On peut même penser qu’à l’horizon 2025 la croissance potentielle américaine dépasserait celle de la Chine, ce qui viendrait mettre en cause l’idée de modèle chinois.
Hélas on ne voit pas de modèle européen rejoignant celui des Etats-Unis. Au-delà- comme en Chine d’une grave diminution de la population active- l’architecture organisationnelle de l’UE ne permet pas un accès au modèle américain. Le privilège du dollar d’une part et un protectionnisme caché par le discours libre-échangiste d’autre part, permet d’authentiques relances keynésiennes aux USA. En Europe la monnaie allemande cachée dans l’euro ne peut s’ajuster à la hausse et vient détruire toutes les économies du sud. Une relance keynésienne est ainsi interdite puisqu’elle reviendrait à consacrer la suprématie des producteurs allemands acceptant d’être payés par impression de billets. Nous retombons toujours sur la question de l’euro.