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24 février 2021 3 24 /02 /février /2021 07:07

Un texte tout simple qui résume bien les choses depuis l'origine de la monnaie jusqu'au Bitcoin. Merci à Olivier Passet.

Allons-nous au-devant d’un nouveau big bang de la monnaie ? La confiance on le sait est consubstantielle de la monnaie. Sans elle, toutes les transactions se grippent. Et l’élément crucial de cette confiance, c’est d’abord le fait que la monnaie ne soit pas reproductible sans limites et a fortiori duplicable et falsifiable au risque de fausser les échanges. Or deux éléments décisifs bousculent aujourd’hui la confiance :

1. le fait que l’on crée de la monnaie sans limites, alimentant un sentiment d’argent magique ;
2. et l’engouement pour le bitcoin, qui crée le sentiment que face à la monnaie classique, à la crédibilité galvaudée, s’opère une bascule sur une monnaie d’un autre type, dont la quantité (21 millions) n’est pas manipulable puisqu’elle a été fixée une fois pour toutes.

La construction de la confiance dans un contexte de dématérialisation et d’abstraction croissante de la monnaie est une longue histoire.

Au commencement était la violence, l’acquisition par la force des biens. Le troc a été un premier élément de pacification sociale : acquisition de marchandises contre un équivalent. Et parmi ces marchandises, certaines sont devenues des référents : le bétail ou d’autres produits plus stockables, malléables, divisibles comme le sel, les coquillages, l’ambre, etc. Les métaux, présents dans les échanges dès 4 000 ans av. J.-C., s’imposent peu à peu : stables, homogènes, malléables, rares, mais disponibles, revêtus d’une forte dimension symbolique. Et c’est sous l’antiquité que se généralise un système de pièces, au poids invariable, de même forme et authentifiées d’un signe. Au fil des siècles, chaque royaume ou empire, pour unifier son territoire, crée sa monnaie. Symbole de souveraineté, forgeant l’identité royale, intermédiaire des échanges, réserve de valeur et unité de compte, tous les attributs irréductibles de la monnaie sont alors réunis. Et c’est au XVIe siècle avec Copernic que s’ébauche les premières formulations de la théorie quantitative : la monnaie se déprécie quand elle est trop abondante et l’idée, avant Gresham, que la mauvaise monnaie chasse la bonne.


La suite de l’histoire, c’est celle de l’émancipation de la monnaie de son substrat matériel au XVIIe siècle avec l’avènement de la monnaie papier à Amsterdam, Hambourg, Londres. Le métal précieux est détenu par un tiers de confiance, les premières banques de dépôt ou les orfèvres, en contrepartie d’un certificat de dépôt papier. Son acceptation dans les échanges est fondée sur la confiance des détenteurs, elle-même gagée sur la possibilité de récupérer la monnaie métal à tout moment. Avec au début une stricte égalité entre les certificats et le montant des espèces métalliques. Avant que les orfèvres ne réalisent que le stock métal ne descend jamais en dessous d’un certain niveau. Vers 1665, ces derniers vont alors émettre des certificats en échange de titre de dette. C’est là que naît le mécanisme central au cœur de la création monétaire contemporaine. Le crédit comme source de la création monétaire. La monnaie comme jeu d’écriture qui s’émancipe de la quantité de métal. Avec les ratés retentissants que l’on connaît : la banqueroute de Law en 1720 ou la crise des assignats en France. Et c’est ce système qui ne va jamais cesser de se perfectionner, à travers l’avènement d’un système hiérarchique de banques centrales et de banques de second rang, de règles qui confèrent à la monnaie fiduciaire et scripturale toute sa crédibilité.


L’étalon-or demeure néanmoins la caution ultime : le collatéral détenu par la banque centrale, qui fonde la confiance. La croissance du crédit ne peut se détacher de la quantité d’or. Le système vacille avec les besoins considérables de cash induits par la guerre de 1914, puis avec la crise de 1929. Il est partiellement rétabli en 1945 avec les accords de Bretton Woods. Système de convertibilité par procuration où chaque devise est convertible selon une parité fixe en dollar lui-même gagé sur l’or. Et c’est là qu’intervient le troisième big bang en matière de dématérialisation. En 1971, lorsque les États-Unis renoncent à la convertibilité. Pour la première fois, la monnaie n’est adossée à aucun actif tangible avec les désordres que l’on connaît. Et ce n’est pas un hasard si le monétarisme vit son avènement à ce moment-là de l’histoire. Le dollar à défaut d’être gagé sur l’or sera soumis à des règles quantitatives strictes. L’émission de dette en dollars, source de la création monétaire, évoluera en fonction des besoins de transaction des États-Unis et du monde. Une équation de plus en plus difficile à tenir, tant la taille des émergents et des transactions financières a explosé au fil des années.


Et nous sommes à ce point de l’histoire où plus personne ne sait ce qu’est la quantité de monnaie stabilisante. Tout ce que l’on sait, c’est que le système s’effondre et se fige si les banques centrales ne fournissent pas des tombereaux de liquidité. Et tout ce que l’on peut constater, c’est que la liquidité se loge peu dans les transactions réelles et gonfle la valeur des patrimoines, participant à la prolifération des milliardaires planétaires. Faisant de la monnaie un nouveau vecteur de violence sociale. Et face à ce système sans boussole font irruption les cryptomonnaies, déstabilisant la représentation de la souveraineté attachée à la monnaie. Alors certes, aujourd’hui, l'envolée du Bitcoin ne fait pas de lui une monnaie à part entière. Son contingentement strict ne lui permet pas d’être un référent stable d’expression de la valeur et d’accompagner harmonieusement les besoins de transactions. Sa valorisation excessive et son instabilité intrinsèque ne lui permettent pas d’être une unité de compte pratique. Il suffit d’exprimer le PIB américain en Bitcoin pour comprendre son caractère inopérant. En revanche, le système concurrent à l’ébauche a inventé son or digital. Autrement dit, le socle que précisément l’ancien système déboussolé a perdu…

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21 février 2021 7 21 /02 /février /2021 09:47
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17 février 2021 3 17 /02 /février /2021 04:52

Air-France et EDF sont des survivants de l’époque de la France d’avant.

La première, en raison même de l’existence d’un empire était la troisième compagnie du monde en 1938. Elle était déjà une entreprise nationale avec un capital détenu à 25% par l’Etat lors de sa création en 1933. Elle était aussi en étroite relation avec une industrie aéronautique dont la France est au premier rang mondial dès les années 20. Déjà l’idée d’auto centrage développée dans notre article du 14 février dernier. Beaucoup plus tard l’entreprise restera l’une des marques de la présence française dans le monde.

Conçue sur la base de la puissance politique elle ne s’est jamais véritablement adaptée à la concurrence et a toujours cherché à conserver des éléments de monopole : desserte des DOM-TOM, maintien de prérogatives sur les services aéroportuaires, créneaux de décollage et d’atterrissage, etc. Manifestement l’entreprise est bien enchâssée dans une culture dépassant les simples lois de la concurrence.

La seconde construite en 1946 autour d’un monopole que l’on croyait naturel justifiait un statut d’entreprise nationale, Grande Entreprise Nationale (GEN) disait-on à l’époque. Parce que- pensait-t-on - les rendements de production étaient continuellement croissants, l’entreprise devait permettre des coûts de l’électricité les plus bas du monde et garantir l’auto-centrage de l’industrie française. La formidable course à l’électronucléaire des années 70/80 ( 58 réacteurs nucléaires en moins de 20 ans) reste aujourd’hui encore un record mondial que même la chine ne peut rêver rattraper.

Tout s’arrête avec le mix culturel anglosaxon et germanique et les 2 entreprises sont peu appréciées des autorités européennes. La raison en est simple : on ne peut tricher avec les règles de la concurrence.

Pour Air-France on veut bien comprendre que la pandémie affecte gravement l’entreprise et que sa recapitalisation puisse être autorisée, mais marché unique oblige, il convient au préalable de faire disparaitre les privilèges de marchés que constituent les droits de décollage et d’atterrissage sur un certain nombre de sites : la concurrence ne peut être faussée et il ne faut pas gêner l’émergence de nouveaux entrants sur le marché. La concurrence reste la règle constitutionnelle et donc l’entreprise nationale peut disparaitre.

Pour EDF, on va jusqu’à mettre en place des règles brutales – d’une certaine façon hors marché- pour arriver à faire naitre un authentique marché de l’électricité. Ainsi le laborieux dispositif d’Accès Réglementé à l’Energie Nucléaire Historique (ARENH) oblige depuis près de 10 ans l’entreprise à vendre 25% de son électricité nucléaire à des concurrents pour un prix administré (42 euros le mégawatt/heure) -donc hors marché- inférieur au cout de production EDF (probablement entre 45 et 50 mégawaatt/heure). D’où une perte de 100000 clients chaque mois. La renégociation en cours- aussi aux fins d’obtenir une hausse du tarif réglementé- porte sur le démantèlement de l’entreprise en plusieurs unités distinctes, l’objectif étant d’obtenir là encore de la concurrence dans un secteur où l’investissement est faible : les négociants en électricité sont bien incapables de produire des centrales nucléaires. Nous retrouvons la logique de la constitutionnalisation du marché présenté dans l’article du 14 février. S’agissant du marché de l’énergie, ce dernier ne naissant pas spontanément la commission bruxelloise utilise ainsi la force. D’une certaine façon dans le mix évoqué entre culture anglosaxonne et culture germanique, c’est semble-t-il le point de vue anglosaxon qui l’emporte au niveau énergie.

Nous sommee ainsi très loin des valeurs françaises qui présidaient naguère au fonctionnement de l’entreprise. Bien sûr  le principe d’universalité avec le concept de service public lequel va supposer l’interconnexion entre toutes les vieilles entreprises d’électricité transformées en monopole public en 1946. Mais aussi les principes de résilience et d’autocentrage qui feront que toutes les parties du territoire national seront équipées, pour un même tarif (principe d’égalité) aux fins d’assurer des potentialités et opportunités identiques aux citoyens, donc un potentiel de développement économique harmonieux sur l’ensemble du territoire. Le tout dans des conditions de rendement économique maximal puisque l’entreprise fonctionne à rendements croissants : le monopole permet une diminution des couts fixes unitaires, à l’inverse des quelque 450 entreprises d’électricité qui fonctionnaient avant la nationalisation.

La « raison française » n’est pas la « raison angloxanne » ou germanique et il est peu probable que ces conflits de culture ne débouchent pas un jour sur une rupture majeure. Aucune dictature n’a jusqu’ici été capable de transformer durablement la culture d’un peuple.

 

 

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14 février 2021 7 14 /02 /février /2021 16:11

Les caractéristiques apparentes du pays vont toutes dans le même sens et laissent penser que l’effondrement n’est plus très loin. Souvent résumées par l’accent mis sur une situation économique déplorable qui se meurt dans l’étau d’une redistribution la plus élevée du monde, il serait opportun   de s’interroger sur les causes d’un tel phénomène. Production a priori de plus en plus muselée, corrélée à un épanouissement a priori sans limite de la redistribution, reste une étrangeté qui mérite explication.

Sans remonter très loin dans le temps le nid français s’est construit sur des institutions solides et une architecture économique très autocentrée. La recherche de rayonnement et de puissance s’inscrivait dans des politiques de grands programmes bien maitrisées par un appareil d’Etat de grande compétence. Il en résultait un bon contrôle de l’auto centrage et un rayonnement international s’appuyant aussi sur des espaces de souveraineté touchant l’ensemble de la planète. La France n’était pas qu’une grande puissance européenne et se trouvait présente sur tous les continents. Les régulations politiques correspondantes, s’enracinaient autour de conflits inscrits dans un universel indiscuté et une culture spécifique : une passion pour l’égalité ; une autre plus limitée pour la propriété ; la recherche d’une position honorable pour tous avec des valeurs telles la logique de l’honneur, la fierté d’être citoyen, la laïcité,  les droits de l’homme,  le mérite ; une méfiance au regard du marché débouchant sur la préférence de la loi sur le contrat. Une loi qui peut être rapidement changée par un Etat soucieux de respecter les valeurs fondamentales. Dans ce monde, les jeux économiques s’enracinaient dans l’idée d’une « justice résultats » et s’ils apparaissaient inacceptables au regard d’une majorité, il convenait de corriger le marché pour se diriger vers davantage d’égalité. Au-delà d’une planification indicative, Politique budgétaire et politique monétaire disposaient d’outils fondamentaux telle la complète maitrise de la finance et de la monnaie. L’économie était ainsi contenue dans un dispositif institutionnel lui-même issu d’une culture spécifique.

Plus tard la France fera le choix, très volontaire, de s’intégrer dans un dispositif institutionnel qui n’était pas le sien. Ce dispositif, essentiellement celui de l’Europe, est un mix de culture anglosaxonne et de culture germanique. Deux cultures qui, en tous points, sont fondamentalement étrangères à ce qu’on pourrait appeler la vision française du monde. Le mélange de libéralisme anglosaxon et d’ordo libéralisme germanique devait dessiner un ordre européen, lui-même immergé dans la globalisation, et produire des règles du jeu assez étrangères à l’ordre français. Dans cet ordre, la liberté passe moins par l’égalité que par la propriété, laquelle est conçue comme bouclier garantissant la dite liberté. Le marché, conçu comme échange libre de titres de propriété présente ainsi une valeur constitutionnelle et la loi ne peut facilement interférer dans les logiques de négociation. Parce que le marché est constitutionnalisé, les règles qui en découlent deviennent intangibles et ce qu’on appelle « Etat de droit » doit d’abord garantir la liberté sur le marché. Nous avons là la version plus spécifiquement allemande de l’ordre. Dans ce monde, Il n’y a pas à contester les résultats du jeu économique , il y a simplement à vérifier que les règles et procédures  qui y conduisent sont bien respectées. La monnaie elle-même ne peut être manipulée par le politique et va bientôt surplomber ce dernier.  La vision anglosaxonne du monde qui, elle aussi, est présente dans le dispositif européen, va plus loin et considère que l’espace du marché se doit de devenir la nouvelle universalité : rien ne peut échapper à sa logique et les biens communs peuvent et doivent devenir de simples marchandises. Dés lors rien n’interdit que tout devienne  marchandise : santé, éducation, sécurité, social, etc.

La conclusion est que manifestement il y a conflit de culture et la France est complètement étrangère à la vision du monde reprise dans le projet européen.

A l’origine de ce projet , la France pensait que sa réalité était aussi un projet civilisationnel et qu’à ce titre   « l’Europe des 6 » se concevait comme une  France en plus grand. Une Europe d’ailleurs assez proche, dans son périmètre, de la France des 130 départements de l’empire napoléonien. La suite de l’histoire est autre, et c’est finalement un mix de culture germanique et anglosaxonne qui devait fixer les règles d’un jeu très étrange pour la vision française du monde. L’arrangement institutionnel retenu va progressivement laisser la place à un ordre économique extraverti avec un allongement considérable des chaines de la valeur, la disparition des grands projets, la réduction du périmètre de l’Etat, sa fragmentation dans des agences indépendantes proches des marchés, sa dépolitisation en devenant instance de simple gouvernance managériale. Dès lors, le marché qui ne pourra plus être directement corrigé, se trouvera contourné afin de maintenir les anciennes valeurs : l’Etat-providence grossit alors que, dans le même temps, l’économie s’extravertit. Les acteurs les plus proches des valeurs de marché font le choix- volontaire ou obligé de la sécession et maintiennent une France prospère et puissante sur les marchés étrangers. Pour l’économie de l’intérieur les choses sont plus graves, et la rentabilité des affaires ne fait que faiblir, au moment où l’ambition de prélèvements nouveaux - aux fins de maintenir un Etat-providence puissant - se renforce. Pour les hommes de pouvoir, la stratégie - ou plus exactement la tactique - du contournement des règles nouvelles était la seule permettant le maintien de leur apparente légitimité. Prenant conscience que nul pouvoir ne dispose des moyens d’affronter une culture, c’est-à-dire la substance même de toute société, la tactique du contournement était la seule possible.

 La France vit ainsi un conflit de culture : il lui faut apprivoiser un monde étranger sans pouvoir se débarrasser de son histoire. Son arrangement institutionnel et notamment économique était serti dans sa vision du monde. Elle constate aujourd’hui que cette économie lui échappe et le pays se trouve éternellement en retard d’une adaptation.  Le nid est devenu fragile mais il est de moins en moins habité par des citoyens. Par contre, il est de plus en plus habité par des consommateurs, notamment en recherche de sécurité, habité aussi par de plus en plus de passagers clandestins, habité enfin par de plus en plus de  personnes  ayant peine à devenir entrepreneurs d’eux-mêmes dans ce monde aux exigences nouvelles. Le langage de l’adaptation obligée d’aujourd’hui n’est pas celui des choix maitrisés d’hier.

Le conflit de culture en débouchant sur des difficultés matérielles génère aussi un questionnement démocratique. Réduits à de simples administrateurs des affaires, les hommes politiques n’expriment plus de stratégie, mais une simple « sortie d’urgence »  vers le marché des biens comme celui des rapports sociaux. L’universel, disparaissant avec la fin du citoyen, laisse la place à l’émiettement, chacun devenant porteur de son universel spécifique. Face à cette grande dislocation - aussi entretenue par des réseaux sociaux qui peuvent aussi fabriquer des entrepreneurs de la colère voire de la haine - les hommes politiques en quête de ce qui reste de pouvoir, se transforment en entrepreneurs politiques aux prises avec des marchés politiques. Il n’y a plus de grands programmes mais de simples distributions de libertés ou de créances vis-à-vis de tout ce qui est devenu l’espace du « politiquement correct ». La prise de pouvoir ou sa reconduction se fait ainsi en obéissant à ces micro-marchés que sont les groupes les plus divers: racialistes, féministes, LGBT, ethnicistes fondamentalistes, etc. Dépourvus de sens, ces marchés politiques se contentent de tenter de répondre à de simples besoins exprimés par des électeurs bruyants.

 

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4 février 2021 4 04 /02 /février /2021 16:53

Le débat sur le remboursement de la gigantesque dette que l’on construit au quotidien fait rage dans tous les médias et il est inutile ici de le rappeler. On peut simplement s’étonner des nombreux changements de convictions probablement dus à l’extrême bienveillance des banques centrales qui fournissent gratuitement une liquidité illimitée.

Nous voudrions ici voir dans quelle mesure une situation aussi exceptionnelle fut historiquement gérée et prendre le cas de la Banque de France qui, durant la première guerre mondiale, a dû elle aussi se montrer bienveillante face à la construction d’une gigantesque dette…. non pas sanitaire mais de   guerre.

Dès 1915, les recettes publiques ne représentent plus qu’environ 15% du coût annuel de la guerre. Certes, il est fait appel au patriotisme et à la mobilisation des épargnants, mais face à l’ampleur des besoins, la banque centrale est sollicitée. L’avant-guerre était l’époque de l’étalon or, et donc le bilan de la banque de France faisait apparaitre à l’actif de copieuses réserves d’or sur lesquelles s’appuyait la masse des billets en circulation figurant au passif. Le travail quotidien était celui d’assurer la fluidité d’un marché interbancaire lui-même limité et donc les crédits à l’économie, essentiellement de l’escompte, ne représentaient que peu de choses tandis que le crédit au Trésor était lui -même très faible. Le total du bilan s’élevait ainsi à 7 milliards de francs répartis en 4 milliards pour les réserves d’or et de devises et 3 milliards pour l’ensemble des crédits.

Avec la guerre les choses changent et l’imposition du cours forcé des billets vient interdire tout risque de rétrécissement du bilan : on ne peut plus convertir les billets en pièces d’or et donc il n’y a pas risque de réduction du passif (destruction de billets qui ne seraient plus en circulation) correspondant à une réduction d’actif (remise de pièces d’or aux particuliers inquiets face à la monnaie fiduciaire). Le début de la guerre voit ainsi un bilan ne représentant que 15 à 16% du PIB estimé de l’époque, un bilan qui va gonfler en abondant régulièrement le compte du Trésor, lui-même chargé de payer les énormes charges de guerre. A l’actif, les réserves métalliques ne bougent que très peu, par contre les créances diverses sur le Trésor deviennent colossales. Au passif, les billets en circulation devenus inconvertibles deviennent la contrepartie des créances sur le Trésor.

A la fin de la guerre le bilan de la Banque de France est devenu gigantesque et représente désormais environ 40% d’un PIB lui-même amoindri. Ce bilan passe ainsi d’environ 7 milliards de francs à 35 milliards, soit une multiplication par 5, bien évidemment dans un contexte inflationniste. Tout aussi évidemment, on est tenté de rapprocher ce gonflement de bilan avec celui de la BCE dont on sait qu’il a lui aussi été multiplié par 5, non pas depuis la crise sanitaire mais depuis celle de la crise de l’euro.

La suite de l’histoire de la Banque de France est bien connue. Le déficit budgétaire se poursuit malgré la fin de la guerre et se double d’un déficit du compte courant. Parce que le régime d’étalon-or est suspendu dès le début de la guerre avec la décision gouvernementale du cours forcé, l’équilibre du compte extérieur plus ou moins assuré par les « points d’or d’entrée et de sortie[1] », laisse la place à  un  déséquilibre et à  la chute du cours d’un franc désormais inconvertible. La spéculation sur le cours du Franc est elle-même alimentée par le roulement rapide et inquiétant de la dette et donc les déficits jumeaux s’auto-entretiennent. Il faudra attendre le retour de Poincaré en 1926 pour retrouver progressivement l’équilibre sur une base assainie, assainissement finalement obtenu sur la base d’une dévaluation massive, le fameux « Franc à 4 sous » permettant un retour à l’étalon-or.  La dette publique détenue par la Banque de France représentait environ 65% du bilan et environ 560% du stock d’or de 1918. Avec la dévaluation massive et la revalorisation d’un stock d’or qui lui n’a que peu bougé, cette même dette va se faire proportionnellement plus petite et ne plus représenter qu’environ 100% du stock d’or.

La comparaison avec la situation présente de la BCE suppose l’apport de précisions complémentaires.

Le gonflement des bilans durant la première guerre mondiale et au cours de la présente période n’est pas de même nature. Bien sûr, dans les deux cas il s’agit de dépense publique, mais dans le premier cas il correspond largement à des paiements de marchandises non échangeables sur les marchés  (matériels militaires), tandis que, dans le second cas, il s’agit toujours de sommes dont la destinée finale est le marché ( allocations de chômage, subvention aux entreprises, etc.). Dans le premier cas, il y a distribution de revenus dans un contexte de production de marchandises échangeables qui se réduit. Dans le second, la distribution de revenu a pour objet de ne pas entrainer ou de ne pas freiner la demande globale. Cela signifie par conséquent que la monétisation de guerre est porteuse d’inflation, ce qui n’est pas le cas de la monétisation actuelle.

Mais les choses sont plus complexes. Dans le cas de la guerre, la banque centrale ne fait que respecter les injonctions de l’Etat : on exige des moyens pour faire face à la guerre et la banque obéit ; on décide l’inconvertibilité et la banque exécute ; on dévalue en rétablissant l’étalon-or et en revalorisant le stock d’or, et là encore la banque exécute. Dans le second cas, la BCE qui - à priori- n’est plus que banque fédérale semble intervenir en simple appui d’un Etat en difficulté : les moyens qu’il faut rassembler pour contenir les effets de la pandémie ne sont pas exigés de la BCE mais de l’habileté d’une quarantaine de hauts fonctionnaires travaillant dans l’agence France Trésor. Les moyens rassemblés passent par le marché et non par l’autorité. C’est ce qu’on appelle le marché de la dette publique et que, dans, le blog nous appelons le « curieux marché ». Ces moyens pour lutter contre la pandémie seraient impossibles à rassembler sans l’aide de la BCE. De fait, et cela est vrai pour tous les pays de la zone, sans la monétisation massive de la BCE qui se charge d’approfondir un marché de la dette publique devenu trop étroit face aux exigences de la pandémie, les fonctionnaires de l’AFT seraient bien incapables de ravitailler le Trésor en lançant des adjudications croissantes et massives sur les BTF et OAT. De la même façon que le Trésor des années 1914/1918 n’avait rien à attendre des épargnants qui se presseraient dans les bureaux de poste pour acheter des bons de la défense nationale, le Trésor d’aujourd’hui sait que les 40 fonctionnaires de l’AFP seraient bien incapables de remplir leur mission sans la BCE. Pour autant la BCE semble agir en toute autonomie et ne prend pas ses ordres à la porte de l’Etat français et des Etats de l’UE.

Dans les 2 cas, le recours au marché est impensable, mais aujourd’hui la fiction du marché est largement entretenue en continuant d’affirmer haut et fort que la BCE est indépendante. Dans les 2 cas, il y a monétisation massive, mais dans le premier cas personne ne conteste qu’il s’agit d’un fait d’autorité, alors que, dans le second, on entretient la fiction du marché.

S’agissant maintenant du remboursement de la dette publique, ce dernier se déroule dans le premier cas, par le recours à l’inflation sur tous les biens échangeables, et surtout par la manipulation du bilan de la Banque centrale résultant de la dévaluation. Bien sûr, les épargnants sont lésés mais au-delà c’est l’ensemble de la population qui va payer. Il est très difficile d’établir la contribution des divers groupes sociaux à ce paiement. Dans le cas de la présente pandémie, l’inflation sur les biens échangeables et reproductibles ne peut exister et il n’est pas ici nécessaire d’en rappeler les causes bien connues. Par contre une inflation des actifs existe et empêche encore que la dette soit payée. Mieux, des acteurs - par une modification de la structure de leur patrimoine - peuvent gagner au jeu de la dette : moins d’épargne classique s’appuyant sur des titres publics et davantage d’épargne reposant de façon ultime sur la vague de monétisation engendrée par la BCE. C’est le cas de la sphère spéculative et en particulier ce qu’on appelle la finance alternative.

Le positionnement de la BCE n’a plus à voir avec celui de la Banque de France à l’époque de la guerre. Certes, elle aide les Etats non pas en raison d’un décret mais en raison de son propre intérêt : une panique sur les taux serait catastrophique pour l’ensemble du système bancaire et d’une partie de la finance spéculative. Précisément, elle monétise non pas pour aider les Etats mais parce qu’il faut bien veiller à leur survie pour assurer le maintien du système financier. De fait, elle acquiert une puissance politique majeure souvent soulignée dans le blog. Elle devient le lieu d’expression d’un rapport de forces majeur dont elle tire le plus grand profit.

Dettes de guerre et dette COVID n’ont pas, non plus, les mêmes conséquences concernant les comptes courants. La dette de guerre débouche sur un déséquilibre du compte courant et une spéculation à la baisse d’un franc qui n’est plus adossé sur le métal. Le déséquilibre budgétaire qui se maintient au-delà de 1928 nourrit la spéculation sur le marché des changes et empêche la fermeture du circuit du Trésor : les dépenses publiques excédentaires ne reviennent que partiellement dans l’achat de bons du Trésor et une partie s’échappe sous forme d’offre de franc excédentaire sur le marché des changes et donc de baisse de son cours. L’Etat et son fidèle serviteur qu’est la Banque de France se trouvent contestés par les bénéficiaires de la monétisation.

Dans le cas présent, la toute puissance de la BCE vis-à-vis des Etats endettés connait pourtant une limite qu’il faut expliquer. La monétisation autorise l’élargissement du déséquilibre du compte courant des pays les plus fragiles. C’est le cas de la France avec des déficits jumeaux : celui de l’Etat et celui du pays tout entier qui achète plus qu’il ne vend. Le déséquilibre croissant est à priori gratuit puisqu’il ne donne pas lieu comme après 1918 à une spéculation sur un marché des changes que la Banque de France n’a plus à surveiller. Pour autant, ce déséquilibre s’enregistre sur le bilan de la BCE sous la forme du compte TARGET 2. Dans un système d’étalon-or l’équivalent d’un compte TARGET 2 est toujours équilibré, et s’il existe un déséquilibre il y a simple sortie, d’abord de devises, ensuite d’or au profit du créancier c’est-à-dire au profit du pays dont les exportations sont supérieures aux importations. Concrètement, les exportateurs sont toujours payés. Ce n’est plus le cas avec TARGET 2 et aujourd’hui l’Allemagne exportatrice nette peut se faire du souci : tout se passe comme si les importateurs grecs, français, etc. payaient l’Allemagne à partir d’euros créés par la BCE. Les importateurs, aujourd’hui, se contentent de payer en euros déversés par la banque centrale alors que naguère il fallait payer en or. Nous sommes aujourd’hui dans le paysage d’une France en déséquilibre de compte courant qui, plongeons-nous en 1918, verrait ses créanciers en marchandises accepter sans limite, le paiement desdites marchandises en Francs. Il aurait suffi d’imprimer des billets pour, sans limite, et financer la dette publique et financer le déséquilibre extérieur. Un rêve qui ne pouvait bien sûr se réaliser. C’est pourtant aujourd’hui le cas et on comprend bien que si, pandémie oblige, une dévaluation interne s’avère impossible, nous retrouverons la question d’une sortie possible de l’euro. Parce qu’après la guerre on ne pouvait pas ajouter au désastre humain celui d’une dévaluation interne massive Il a fallu créer le « franc à 4 sous en 1928 ». On peut aujourd’hui se demander si au désastre de la pandémie on peut encore ajouter des réformes dites structurelles qui, toutes, vont dans le sens de la dévaluation interne. Et donc si on ne peut - politiquement- faire l’addition de la pandémie et des réformes structurelles, alors il faudra bien, comme en 1928, inventer un « euro à 4 sous » …le lecteur aura bien compris qu’il s’agit du franc….

 


[1] Désignée habituellement par l’expression de « golden points » chez les économistes, ce point mérite explication. En régime d’étalon-or, les taux de change ne peuvent réellement fluctuer puisque, chaque monnaie étant convertible, le taux se définit sur un rapport de poids de métal précieux. Prenons un exemple : si une livre sterling se convertit en 1 gramme de métal et si un Franc se convertit en 2 grammes de métal, le taux de change est de 2 livres pour un franc. Comme la convertibilité est légalement assurée, toute modification de prix de la monnaie sur le marché des changes ne peut être de grande ampleur. Ainsi, si le cours du Franc venait à dépasser les 2livres, il deviendrait intéressant pour l’acheteur de francs, par exemple un acheteur britannique de bijoux français, de payer directement en métal précieux et de ne plus recourir au marché des changes. Sur le marché des changes les fluctuations sont donc bloquées par ce qu’on appelait les « golden-points ».

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18 janvier 2021 1 18 /01 /janvier /2021 08:25

Aux inquiétudes des banques centrales concernant le développement des crypto-monnaies privées, s’est ajoutée la pandémie pour précipiter la relégation des billets et pièces, et ainsi obtenir la disparition du cash. Cette disparition se ferait ou se fera  au profit de crypto-monnaies banques centrales désignées maintenant par le sigle MDBC ( monnaie digitale de banque centrale). Ces monnaies sont soit en expérimentation avant généralisation (Chine) soit en projet (USA, Europe , etc.).

On peut s’interroger sur la portée de cette innovation.

S’il ne s’agissait que de la disparition des espèces classiques, nous aurions déjà 2 conséquences, l’une immédiate concernant la traçabilité, l’autre plus complexe concernant la liquidité bancaire.

La première est que ce serait l’argent comme forme de liberté qui disparaitrait: le gros avantage des billets est qu’ils ne laissent aucune trace directe alors que la monnaie digitale correspond à une foule d’informations numérisées concernant celui qui l’utilise. C’est l’une des raisons pour laquelle la banque centrale de Chine se hâte sur son projet de MDBC. En imposant cette dernière, l’Etat chinois récupérerait ou récupérera toutes les informations issues des transactions dont une bonne partie va aujourd’hui dans les ordinateurs de TEMCENT et d’ALIBABA… de  possibles ou d’imaginaires concurrents du pouvoir…

La seconde est plus conjoncturelle. On sait qu’une panique bancaire est aussi matérialisée par la file d’attente des déposants qui souhaitent récupérer leurs avoirs en transformant la monnaie bancaire en monnaies centrale. La liquidité suprême étant celle des billets, les déposants savent instinctivement  qu’ils ne sont que créanciers de leur banque, et souhaitent redevenir pleinement propriétaires en stockant dans un coffre des billets. Une matérialisation de la préférence pour la liquidité dirait Keynes. En supprimant le cash, les banques seraient ainsi davantage sécurisées lors d’une dévalorisation de leurs actifs.

Toutefois la MDBC peut connaitre des modalités existentielles multiples qu’il faut imaginer.

La première est la plus radicale et parait aujourd’hui a priori impensable. La Banque centrale sur ordre de son Etat- nous imaginons bien sûr ici la fin de la prétendue indépendance- crée une MDBC mettant fin aux autres monnaies et donc mettant fin à l’existence même des banques comme créatrices de monnaie. Les actifs monétaires, donc les comptes des particuliers et des ménages deviennent des actifs MDBC. Nous retrouvons là le principe même de ce qui fût, il y a plusieurs milliers d’années, la création de la monnaie par un pouvoir politique devenant Etat : ce dernier, souverain, choisit la forme de ce qui servira au règlement de la dette des sujets envers le prince. Cette dette dont la forme matérielle peut s’appeler impôt se libère dans un objet défini par le prince lui-même[1]. Nous retrouvons ici l’idée centrale que la monnaie est un attribut de la souveraineté et donc on peut se demander si derrière ce grand mouvement de réflexion, voire d’action en ce qui concerne la Chine, il n’y a pas celui d’un approfondissement du totalitarisme. De ce point de vue on peut imaginer que nos réflexions antérieures sur l’idée selon laquelle les présentes banques centrales deviennent de véritables proto-Etats ne sont pas qu’une étape dans un parcours autrement plus radical. [2]

On peut même imaginer, comme c’est - semble-t-il - une petite partie de l’expérience chinoise où déjà des fonctionnaires sont payés en crypto-yuans, une véritable disparition des banques en tant qu’infrastructure globale des paiements. Dans ce cas, ménages et entreprises très surveillées ont obligatoirement un porte-monnaie électronique à leur disposition, la banque centrale devenant la plateforme organisatrice de tous les échanges. Tout ce qui était au bilan de la banque centrale – en particulier comptes des banques et du Trésor- devient MDBC. L’outillage technologique, c’est -à-dire les instruments numériques, sont déjà à la disposition des Etats, et seul manque la conjoncture politique permettant un tel « coup d’Etat » au sein des Etats. Bien évidemment ce scénario impliquant la disparition des banques serait aussi une soviétisation d’un type nouveau de l’économie : outre que la création monétaire serait monopolisée par la banques centrale, le système du crédit entre acteurs non publics serait soumis à surveillance électronique, la possible spéculation sur les actifs connaitrait le même destin. Quant au taux de change il serait probablement politiquement défini.

Une seconde modalité existentielle des MDBC comporterait un périmètre plus limité, celui où les banques traditionnelles continuent d’exister. 2 scénarii peuvent être envisagés : celui d’une possible création monétaire par les banques et celui de son interdiction. 

Dans le premier cas la monnaie créée par les banques n’est pas de la MDBC, ce qui signifie qu’il existerait une désignation commune, Yuan, dollar, etc. avec des modalités diverses de monnaies digitales, celles de la banque centrale et celle des banques. Il n’y a pas de taux de change entre les 2 monnaies puisque la désignation est commune. Il y a simplement une identification différente avec un porte- monnaie crédit ou dépôt en banque de second degré ayant pour contrepartie une créance. Les usagers utilisent les 2 MDBC et donc 2 porte-monnaie avec libre communication entre les deux. Cela suppose comme pour le présent système bancaire un compte de réserve suffisant à la banque centrale. L’information numérique résultant des mouvements entre porte-monnaie est bien sûr partagée entre le monde des banques et celui de la banque centrale, ce qui adoucit le capitalisme de surveillance dénoncé par Shohama Zuboff[3]

Le second scénario est celui de l’introduction du 100% monnaie à l’occasion du lancement de la MDBC. Ici nous entrons dans un régime où la seule création monétaire serait le fait de l’Etat et ce avec les avantages souvent discutés sur le blog notamment la fin du « curieux marché »[4] de la dette publique et une probable cure d’amaigrissement pour l’ensemble des marchés financiers avides de collatéral sécurisé sous forme de dette publique. Le carburant se faisant plus rare, les jeux financiers seraient a priori plus contraints.

Quel que soit le scénario il conviendrait aussi de réfléchir aux volumes des portefeuilles en MDBC détenus par les agents économiques. S’il était règlementairement possible de détenir la totalité de la liquidité possédée par les entreprises et les ménages dans les porte-monnaie numériques, donc sous la forme de MDBC, les comptes de ces mêmes agents au passif des banques verraient leurs soldes tendre vers zéro. La raison en est simple : les dépôts ne sont qu’une créance dont la sécurité n’est pas absolue, tandis que le contenu des porte-monnaie numériques sont une propriété intangible. Dans ces conditions les banques centrales qui, présentement, réfléchissent au volume pensable des porte-monnaie numériques doivent déjà se poser la question de la limite, laquelle ne peut a priori être beaucoup plus importante que le volume actuel des billets. Aujourd’hui il est théoriquement possible pour chaque titulaire de vider un compte bancaire par transformation de la monnaie scripturale en billets. Au-delà du regard suspicieux de TRACFIN, rien ne l’interdit et, ce qui limite ce style de pratique, est la commodité des échanges et leur sécurité. La MDBC annule ces 2 inconvénients et, par conséquent, la transformation de tout dépôt en porte-monnaie MDBC est tentante. On peut donc être assuré que la future règlementation veillera à ce que ces porte-monnaie MDBC soient réservés aux seuls échanges jusqu’ici traditionnellement supportés par les billets. On peut imaginer la bataille des banques contre tout projet d’élargissement de la taille des porte-monnaie numériques. Alors que lors de la grande période de bancarisation des activités (siècle dernier), n’avait pas à s’inquiéter d’un taux de conversion en billet ne faisant que décroitre automatiquement, l’apparition des porte-monnaie électroniques pourraient devenir un danger important, d’où une réglementation sur laquelle les banques pèseront de tout leur poids.

Il est très difficile d’aller plus loin dans la prospective MDBC. Par contre ce que l’on peut imaginer, au-delà de la prétendue indépendance des banques centrales, est que le mouvement est celui d’un éloignement de ces dernières du bourbier de la finance et d’un rapprochement des Etats redevenant porteurs d’un intérêt plus général. Car le vrai problème sera dès aujourd’hui, mais surtout demain, d’aider les Etats qui continuent, malgré eux, de jouer dans le « curieux marché » de la dette publique alors que ce dernier est devenu complètement irréel. Ainsi, s’agissant de la France, le recours au « curieux marché » mobilisera en 2021 l’agence France Trésor (AFT) pour un roulement de dette de 260 milliards d’euros…. en face de recettes budgétaires nettes de seulement 250,7 milliards. Ce budget, aux dires mêmes du pouvoir, devra être rapidement revu en raison des nouvelles contraintes COVID entrainant un dépassement mensuel de 4 milliards. Au-delà, la même agence s’apprête à affronter d’ici quelques années un roulement de dettes d’environ 400 milliards…Hallucinant…Tout aussi hallucinant est l'augmentation de 10000 milliards de dollars de la dette publique mondiale mondiale en 2020, soit autant que sur la période 2012- 2019.   La toute puissance des banques centrales sera sans doute confirmée, mais elle sera de moins en moins celles de « l’actionnaire finance » et de plus en plus celle du « propriétaire Etat », qui exigera certes de sauver la finance mais aussi de le sauver lui-même. Il n’est donc peut-être pas  complètement impossible de voir arriver la version la plus dure de la MDBC.

Affaire à suivre.


[1] On pourra se référer ici au texte suivant : http://www.lacrisedesannees2010.com/2016/01/dette-et-souverainete-partie-1.html

[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/2019/11/la-bce-va-t-elle-devenir-une-institution-de-type-proto-etat.html

[3] : « l’Age du capitalisme de surveillance » ; Zulma ; 2020.

[4] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/05/election-presidentielle-c-est-quoi-cette-histoire-de-souverainete-monetaire.html

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14 janvier 2021 4 14 /01 /janvier /2021 10:32

Ce texte très bien documenté  d'Olivier Passet (XERFY) donne le vertige. Il n'est toutefois pas sûr que le contribuable sera véritablement sollicité. Bonne lecture. 

Combien de temps encore l’État français pourrait-il, quoi qu’il en coute, maintenir à flot les revenus de la sphère privée, et limiter la casse de l’économie réelle ? La résolution de la crise trouve aujourd’hui son issue dans la magie d’un argent gratuit qui permet à la France et à la plupart des États développés d’allonger des chèques sans les financer autrement que par la dette. Si l’on devait faire un bilan très sommaire de la facture de la crise au stade où nous en sommes, ce sont 400 milliards qui ont été injectés dans l’économie, entre les pertes de recettes fiscales issues de la crise, les trois plans d’urgence de 2020 et le plan de relance de 2021-2022. 400 milliards convertis en dette supplémentaire et dont la collectivité est redevable à terme. Il y a là une ombre inquiétante qui plane sur l’activité future. Car l’ardoise n’est pas effacée, elle est juste différée dans le temps, et les points de croissance sauvés à court terme risquent fort de se transformer en homéopathie de la rigueur qui grève les perspectives des 20 années à venir.


Et le quoiqu’il en coûte amène inévitablement la question du « à qui il en coûte ». Sur quel contribuable pèsera la charge et à quel rythme s’opèrera le remboursement ? Nous pouvons à ce stade esquisser deux scénarios : le premier est simplement le non remboursement de fait. Les échéances de la dette seront remboursées par de nouvelles émissions. C’est déjà ce qui s’opère en réalité. L’Etat n’a cessé d’augmenter ses émissions depuis 10 ans, couvrant bien au-delà de ses besoins de financement et allouant les deux tiers de ses émissions au remboursement de la dette passée arrivant à échéance et au paiement des intérêts. Il émettra 260 milliards en 2020 et 2021, à des taux toujours plus faibles. Et ce roulement de la dette peut encore durer plusieurs années, tant que la BCE garantit sans limite la liquidité sur les marchés des titres d’État. On ne voit certes pas aujourd’hui comment la BCE pourrait prendre le risque d’infléchir sa politique, sans créer un cataclysme financier qui mettrait en péril l’intégrité des banques dont elle a la supervision. Mais ce faisant, la France s’installerait sur un nouveau palier d’endettement, de 120% qui la rendrait très vulnérable en cas de moindre modification des conditions de financement. Miser sur une absence de normalisation sur un horizon de 20 ans est un pari plus que risqué.  La France devient aussi de la sorte un énorme glouton sur le marché des émissions. Alors qu’elle pèse pour 21% du PIB de la zone euro, ses émissions représentent aujourd’hui 35% des émissions brutes de la zone. Et compte tenu du niveau atteint par sa dette négociable (2000 milliards fin novembre), et de sa durée moyenne (8 ans et 78 jours au dernier comptage de l’agence France trésor), il lui faudra à terme émettre chaque année 240 milliards rien que pour amortir la dette négociable arrivant à échéance, contre 130 aujourd’hui… autrement dit la France devra en mesure de lever structurellement 100 à 120 milliards de plus par rapport aux levées déjà record de 2020 et 2021.  Pas certain qu’elle bénéficie alors de la même facilité qu’aujourd’hui et d’une souplesse intacte de la BCE sur un horizon aussi long. Pas certain surtout que l’Allemagne, pays créancier de la zone euro tolère dans la durée une situation d’hyper-endettement hexagonal qui piège la BCE dans la permissivité des taux zéro et lèse ses épargnants.


Le scénario le plus probable vers lequel on s’achemine ainsi est celui esquissé par le gouvernement en juin. Celui du cantonnement de la dette Covid…. Cette dette serait distinguée du reste de la dette héritée du passé et serait amortie en douceur dans la durée. A l’époque le gouvernement évoquait un amortissement à horizon 2042…mais sur la base d’une facture alors estimée  de 160 milliards.  Et sans impôt supplémentaire, en pérennisant la CRDS (la contribution pour le remboursement de la dette sociale, qui rapporte environ 7 milliards par an) au-delà de 2025, date à laquelle devait s’éteindre cette taxe en même temps que la dette sociale… Autant dire une super-homéopathie quasi-indolore.  Mais c’est un conte de fée auquel on ne croît plus. Car c’est maintenant 400 milliards que le gouvernement doit amortir à horizon de 20 ans, il lui faudra a minima alourdir structurellement la barque fiscale d’un point de PIB ou sacrifier autant en dépenses. Et la CDRDS, déjà convoitée pour faciliter l’équation des retraites ne suffira pas.


Encore n’ai-je évoqué ici que la partie émergée de l’iceberg. La dette publique qui fera l’objet de toutes les attentions est de tous les psychodrames. Si j’ajoute au quoi qu’il en coute toutes les avances remboursables dont ont bénéficié les entreprises entre les impôts, les cotisations différés, les prêts garantis ou non, soit au minimum  150 à 200 milliards remboursables à horizon de 1 à 6 ans, ont prend toute la mesure de la facture différée de plusieurs dizaines de milliards par an pour les entreprises. Toute la mesure aussi du risque de défaillance massive qui pèse sur les prochaines années, et d’évaporation de l’assiette fiscale.  Et l’on comprend aussi que le compteur de la facture des 400 milliards que j’ai évoquée pour l’État continue à tourner… Ajoutons à cela tous les nouveaux besoins révélés par la crise, en matière de santé, de sécurité, d’éducation… Et l’on saisit que derrière ses ellipses, la formule  « quoiqu’il en coûte », est une facture qui s’adresse d’abord au contribuable.

 

 

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11 janvier 2021 1 11 /01 /janvier /2021 09:06

Nous invitons ce matin les lecteurs à réfléchir sur l'intéressant texte qu'Olivier Passet publie chez XERFY. Oui la demande d'Etat augmente considérablement, mais cela ne signifie pas qu'un nouveau contrat social pourra naitre. Nous maintenons ainsi notre hypothèse pessimiste pour 2022. Parce que la gigantesque demande d'Etat n'est plus le fait d'une majorité politique aisée à se constituer, mais au contraire la quête d'individus complètement atomisés et en guerre les uns avec les autres, le schéma du second tour de l'élection présidentielle de 2022 ne pourra être que la reconduction de celui de 2017. Bonne lecture.

La crise sanitaire dévoile avec une acuité inégalée une de ces contradictions qui sont au cœur de la dynamique capitaliste. Ces contradictions qui font le lit des grandes crises qui ont jalonné son histoire, mais dont le dépassement est aussi le moteur de sa transformation. Elle révèle comme jamais le désir collectif de santé et la priorité des enjeux écologiques dans les préférences des agents. Partout, la protection de la vie humaine a pris le dessus sur la continuité des affaires, et partout l’enjeu environnemental s’est imposé comme moteur de relance.


La contradiction contemporaine réside précisément dans le fait que le désir de biens et de services collectifs n’a jamais été aussi élevé dans nos sociétés, j’ai parlé de santé, d’écologie, mais je pourrais encore parler de sécurité ou d’éducation, de justice etc. au moment même où le consensus fiscal est le plus fragilisé. Fragilisé sur deux plans 1/ une érosion du consentement de la classe moyenne et des plus riches à payer l’impôt et 2/une évanescence des bases fiscales avec la montée des secteurs de l’information, et un risque d’évasion croissant, qui rendent techniquement de plus en plus compliqué le financement par l’impôt. On demande ainsi toujours plus aux États, alors que leur assise financière n’a jamais été aussi faible. Et la résolution de cette impasse trouve son issue dans une explosion des dettes publiques qui interroge sur la soutenabilité du régime.


Les économistes ont prétendu résoudre cette tension à travers une marchandisation des biens collectifs et une privatisation partielle de leur gestion, qui les ferait sortir au moins partiellement du champ de la sphère publique. D’où le glissement de la notion de biens collectifs vers la notion de biens communs : le coût des premiers étant socialisé via les prélèvements obligatoires et leur accès étant gratuit et égalitaire ; les seconds pouvant être soumis à des barrières de prix qui en rentabilise la gestion mais qui différencient leur accès selon les capacités financière des individus.  Il en est ainsi du développement d’assurances ou des prestataires privées dans le domaine de la santé, de la montée des droits universitaires et de l’autonomie de gestion dans l’éducation, de la mise en place de taxes et de péages pour gérer la rareté et la pollution en matière environnementale.


Cette privatisation partielle, offre des opportunités nouvelles de création de valeur dans la sphère marchande, qui sont au cœur de la croissance des dernières décennies dans les économies avancées. Mais cette bascule vers une gestion, un financement privé, et une mise en concurrence favorise la segmentation par gammes et clientèles, qui génèrent de redoutables problèmes d’iniquité et, dans le pire des cas, de barrière à l’accès pour les plus pauvres. Cette évolution bute aujourd’hui sur un problème d’acceptabilité des populations, d’exaspération des classes moyennes déclassées, qui mine la cohésion sociale dans toutes les sociétés développées. Le caractère anti-redistributif des taxes et divers signaux prix en matière d’environnement, bute sur le même écueil.


Et sur le plan de l’efficacité, le bilan est tout aussi calamiteux. Le désir ou le besoin de biens collectifs atteignent de telles proportions aujourd’hui, que les réformes libérales ne parviennent même pas à endiguer la montée de ces dépenses dans les finances publiques. Partout le poids de ces dépenses augmente, sous l’effet 1/ d’une montée  des prix (des médicaments, des équipements, des technologies) et 2/ d’une érosion de la part des circuits de financement public qui demeure très en deçà des promesses des réformes libérales. Cette part demeure prépondérante presque partout. Et le sous-financement de cette demande collective en pleine expansion conduit à des restrictions de coûts d’équipement, de stocks, de personnels et à des déficiences de maillage que la crise sanitaire a mis en relief de façon éclatante. Concernant l’écologie, le bilan est plus désastreux encore : la poursuite du mythe selon lequel la transition écologique pourrait relever d’arbitrages et de financement de marchés, guidés par des taxes punitives bute sur une réalité irréductible. Il faudrait augmenter d’un facteur 5 à 10 les taxes existantes, pour commencer à avoir une prise sur les comportements privés à la hauteur des objectifs climatiques.  Autant dire un objectif intenable pour des gouvernements rivés sur un horizon électoral court, et confrontés à un climat social de plus en plus explosif. Résultat, alors que les gouvernements sont les seuls acteurs qui pourraient impulser de façon coordonnée la transformation écologique, à travers leurs choix d’investissement, de R&D et de consommation, face à l’urgence du compte à rebours du réchauffement climatique, ils ne consacrent qu’une part dérisoire à cet enjeu massif et prioritaire. Ce faisant, ils condamnent la soutenabilité de nos régimes de croissance.


Bref l’Etat n’a jamais été aussi incontournable. L’argent gratuit lui permet certes aujourd’hui de différer l’impasse d’une fiscalité qui s’étiole. Mais cela ne durera qu’un temps. Et sans nouveau pacte fiscal, nos économies contemporaines courent au-devant d’une crise fatale.

 

 

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6 janvier 2021 3 06 /01 /janvier /2021 14:37

L’ouvrage de Christophe Guilluy commenté dans la partie 1 du présent article était finalement très optimiste, le grand retour des classes populaires pouvant donner lieu à un possible renouveau du contrat social.

Les choses se présentent fort différemment dans le livre d’Éric Sadin signalé dans la première partie de l’article[1]. Ici, il n’est fait aucune allusion à ce que certains appellent :  le possible grand retour de l’Etat comme solution aux grandes crises et en particulier celles de l’épidémie et du climat. Pas non plus de collectif qui serait issue de l’emprise du social à l’échelle mondiale[2] comme le pense un Bertrand Badie. Eric Sadin est ici beaucoup plus proche d’auteurs comme Christopher Lash[3] ou plus encore de Jean Claude Michéa[4]. Toutefois, pour lui, la désocialisation et sa résultante politique n’est plus le fait d’une sécession des élites (Lash), ni même d’un passage d’un gouvernement des hommes à une administration des choses (Michéa), mais à une décomposition beaucoup plus profonde au sein de ce formidable chaudron  technologique que serait le numérique. Avec au final une confrontation de rivalités entre individus atomisés, rendant irréaliste tout programme politique supposé rendre justice à tous les motifs centrifuges de rancœur personnalisée, ressentis par la multitude d’êtres qui depuis longtemps auraient abandonné leur qualité de citoyens ou  leur identité  de classe.

Sadin n’aborde les questions économiques que du point de vue d’un progressif passage de la reconstruction de l’après-guerre, vers la production de masse puis le néo-libéralisme d’aujourd’hui. Sans analyse fouillée il en conclue que la gouvernance ne cesse de se tromper quant aux vertus du présent modèle économique et qu’à ce titre le pouvoir politique fabrique, par ses mensonges répétés, son incapacité à gouverner réellement. Il y a là une insuffisance réelle : Pourquoi le tournant néo libéral ? Pourquoi une répétition de mensonges sur les résultats macroéconomiques et macrosociaux attendus par ce tournant ? Avec parfois des propos qui mériteraient mieux que des affirmations non démontrées par exemple celles concernant le recul de l’Etat- providence. N’analysant pas, comme le fait Michéa, que le tournant économique néo libéral s’est accompagné d’un tournant sociétal lui-même libéral, il passe rapidement à l’analyse des effets du numérique sur une matière première humaine encore citoyenne.

Pour autant les effets du chaudron technologique numérique sont étudiés avec une finesse remarquable. Partant d’internet et du smartphone, il en étudie tous les produits dérivés et leurs effets anthropologiques. Les premiers textes, données, images, contacts, etc. qui sont apparus avec les premiers dérivés d’internet ne sont plus des fenêtres sur le monde mais, pense Sadin, des horizons spatio -temporels infinis, horizons que produisent des moteurs de recherche censés aussi simplifier l’existence à coûts a priori nuls. D’autres outils veillent en permanence à s’ajuster aux habitudes et désirs de chacun. De quoi, pense Eric Sadin, augmenter la centralité de soi, mais aussi engendrer la perte d’une socialité qui peut se réduire à un compagnonnage entre l’être et la machine. Quelques années plus tard le smartphone et ses premières « applications » vont augmenter cette impression de centralité, avec ce sentiment que les choses viennent automatiquement vers nous et transforment l’homme moderne en roi de sa vie. Les objets et outils ainsi générés et conçus  construisent pour certains un eldorado économique d’autant plus grand qu’il situe l’individu au centre de toutes les préoccupations. Plus tard encore « you-tube » engagera, selon Sadin, chacun à devenir plus visible voire à se « diffuser », le célèbre « Broadcast yourself » ou le « you » proposant à l’homme moderne de devenir populaire, de se mettre en scène, voire même de se transformer en « individu multinationale » très lucrative. Au nom de la transparence et de la souveraineté de chacun, d’autres outils proposeront une « démocratie internet » permettant une transparence sans limite dans les affaires privées ou publiques ou d’en découdre avec tous les puissants, et ce, bien sûr, sans la délibération qui caractérise le vieux monde démocratique. Avec ici de grandes conséquences sur la transformation digitale des entreprises, qui vont permettre à l’actionnaire de mieux contrôler le manager et ses cadres, et autoriser le déploiement d’outils numériques de gestion allant toujours vers plus d’adaptabilité et de flexibilité continue à des fins de résultats plus performants. D’autres progrès comme les assistants numériques personnels vont désormais administrer une large part de l’existence en nouant une relation d’un nouveau genre, celle débarrassée de toute négativité, relation qui entraine selon l’expression d’Eric Sadin une véritable « sphérisation de la vie », faisant que chacun évolue à l’intérieur d’une bulle faite d’une attache privilégiée nouée avec des systèmes ne s’adressant qu’à lui[5]. La « sphérisation de la vie » réduit ainsi l’apport d’autrui à la portion congrue, voire apport inutile ou même nuisible : la voix « supérieure » de l’assistant étant nécessairement bienveillante. Eric Sadin multiplie les exemples : celui de Twitter qui n’aboutit au travers du « follower ou « retweet » qu’à une « boursoufflure du soi » et ne revient qu’à pérorer sans jamais agir ; celui du TripAdvisor qui généralise la notation de tous par tous , l’étalage des subjectivité devenant ainsi des « vérités » objectives. De notre point de vue, Sadin n’insiste pas suffisamment sur les effets divergents de cette notation dans les 2 mondes celui de l’économie, plus exactement celui de l’entreprise, et celui du sociétal : la notation de l’actionnaire dirigeant par le salarié ne modifiant pas la verticalité de la relation, tandis que la notation du professeur par l’élève promettant davantage d’horizontalité[6]. Par contre, il perçoit clairement que les techniques nouvelles génèrent aussi une économie où l’intermédiaire public deviendrait superflu. Idéologiquement, l’individu, désormais numériquement équipé, devenu souverain de lui-même, acteur devenu efficient et important, capable d’agir sans intervention publique, ne peut  qu’exiger davantage de marché, donc de liberté dans ce nouveau paradigme, de la part d’un Etat invité à se retirer du jeu. Et si les résultats globaux ne sont pas au rendez-vous c’est parce que l’Etat n’a pas été assez loin dans la libéralisation, l’extension continue de ce qui est marché, l’abaissement de toutes les barrières, certes économiques, mais bien davantage sociétales. En particulier la nouvelle technologie, et ses effets immenses sur l’homme moderne, mène à ce que les contraintes et interdits traditionnels soient dépassés, que les codes, règles et autres usages soient abandonnés. Parce que les êtres peuvent ne plus se rencontrer, les valeurs qui encadrent ce qui était la société ne sont plus justifiées. Dans  ce monde nouveau, ce qui entrave encore la « sphérisation » de la vie n’est plus acceptable, ce qui entrave encore la montée de la centralisation de soi n’est plus acceptable, ce qui limite la « boursoufflure » de soi n’est plus acceptable, etc. Dès lors s’effritent le principe d’autorité et celui de confiance accordée aux institutions. D’où, à la limite, la colère si un gouvernement ne se comporte pas comme un assistant numérique. D’où aussi, et probablement simple oubli de Sadin qui n’en parle pas, l’irruption d’une monnaie complètement privée tel le Bitcoin. Un objet technologique, la crypto monnaie, permet ainsi de se passer complètement d’un Etat que l’on imagine désormais dépourvu de fiabilité. Sa monnaie n’étant  plus considérée comme réserve de valeur, il faut recourir à une technique numérique (une limitation programmée de l’émission, et l’éviction de toutes formes de tiers) pour éviter ce que l’on croit être la planche à billets de l’Etat.

Désormais il ne serait plus d’ordre plus grand que soi et le libéralisme classique, celui qui garantit ce dernier en se conformant à un registre de valeurs et repères partagés, disparait au profit d’une constellation d’êtres mus par leurs seuls tropismes et à l’égard desquels il est demandé à l’ordre collectif de se changer : autoriser la « fluidité du genre, la « location d’adultes », la fin de « l’esclavage du patrimoine génétique », etc. Avec comme conséquence l’irruption des logiques marchandes dans toutes les sphères de la vie. La technologie numérique permettant aussi d’agréger les individus devenus isolés en  foules, il est aussi demandé à ce même ordre collectif de reconnaitre toute sa culpabilité envers toutes les formes de minorités : anciens colonisés, ethnies maltraitées[7], usurpation du pouvoir blanc masculin, dévoiement de l’universalisme républicain, langue et régime syntaxique reproduisant la domination sexuelle, etc. D’où le refus, voire la haine, de l’ordre majoritaire censé être devenue l’arme des dominants ou d’une élite corrompue…donc le refus de ce qu’on appelle la démocratie. Cette dernière n’est pas simplement affaire de libre élection, et Sadin pourrait y ajouter que la démocratie suppose, comme le note Michael Foessel[8], que vivre les uns avec les autres n’apparaisse pas comme une contrainte, ce qui exige un principe fondamental d’empathie, et principe disparu avec la « boursoufflure des moi » autorisé par la technologie numérique.

Les conclusions de Sadin sont sans appel l’autorité comme l’institution sont rejetées massivement et il n’est plus question d’accorder le moindre crédit au contrat social et donc à l’ordre politique existant.

On peut certes critiquer l’ouvrage : pandémie et dérèglement climatique avec les peurs engendrées ne sont-elles pas refondatrices d’un grand retour de l’Etat ? Le très envahissant univers numérique est-il la  source principale d’explication du rejet de la démocratie? N’existe-il pas d’autres explications telle le multilatéralisme géopolitique ou la juridiciarisation de la vie politique ? On peut aussi critiquer l’absence d’une articulation étudiée entre le néolibéralisme économique et le libéralisme sociétal, par exemple l’absence d’une prise de position au regard du choix des politiques publiques qui vont favoriser le principe de « diversité » contre celui de « l’égalité »[9]. L’analyse de cette articulation, notamment dans le temps, nous semble fondamentale pour comprendre en particulier l’effondrement de la gauche en France voire les difficultés du parti démocrate américain. On peut enfin se poser la question de la récupération des technologies numériques par les pouvoirs encore en place. A la rupture anthropologique affectant les anciens citoyens peut correspondre une rupture dans les stratégies de pouvoir : comment ne pas voir dans les futures monnaies digitales des Etats une réponse puissante et très autoritaire, pour ne pas dire totalitaire, au risque de décomposition sociale ? L’exemple de la Chine est là pour nous le montrer avec sa banque centrale qui prépare la fin du cash et la surveillance complète de quelque 300000 transactions par seconde effectuée par une foule de ce qui n’est plus que des sujets[10]. Ajoutons les « Nudges » des économistes …et il n’y aura plus que des marionnettes…..

Ces critiques ne sauraient effacer l’essentiel à savoir l’extrême difficulté dans laquelle se trouve et va se trouver le système politique français au printemps 2022. Comment les règles du jeu de la cinquième république vont-elles pouvoir fonctionner si les acteurs/électeurs qui croient encore à un ordre plus grand qu’eux se trouvent très minoritaires ? Si l’épuisement du politique est tel qu’il ne pourra que dessiner et remettre sur la table les contours anciens d’un monde disparu ou en voie de disparition, il est clair que le résultat de la campagne est déjà écrit. S’il y a impossibilité pour les divers candidats de faire naitre un ou des groupes instituant la tension la plus équitable et harmonieuse entre chaque être et l’ordre collectif, le conservatisme ou la peur l’emportera et fera apparaitre un second tour de campagne avec les mêmes personnages qu’en 2017.


[1] « L’Ere de l’individu tyran » ; Grasset ; 2020.

[2] Cf Bertrand Badie :"Inter-sociabilité, Le monde n'est plus géopolitique"; CNRS. 2020.  :

[3] Cf : « La révolte des élites et la trahison de la démocratie » ; Champs Essais;2020.

[4] Cf : « Le loup dans la bergerie socialiste » ; Climats ; 2018.

[5] On retient ici les intéressants développements des pages 140 et suivantes de l’ouvrage.

[6] Cette distinction révèle  que le libéralisme généralisé peut au fond masquer ce que Marx aurait désigné par « rapports sociaux de production ». Le monde du libéralisme est aussi un monde illibéral et même l’éventuelle fin du salariat ne permet pas de sortir de la dépendance du marché. Sur l’illibéralisme ou l’autoritarisme du libéralisme on pourra aussi consulter les textes de Carl Schmitt et d’Herman Heller rassemblés et publiés chez Zones : « Du libéralisme autoritaire » ; 2020.

[7] Cela peut donner lieu à des actions surprenantes, telle ce restaurateur Nantais victime de  moins de 100 internautes qui exigent de changer une appellation de l’établissement jugée inacceptable ( « Le nez grillé ») au vu du passé de la ville.

[8] CF Le Monde du 1 et 2 janvier 2021.

[9] On pourra ici consulter, parmi tant d’autres,  l’ouvrage de Walter Benn Michael : « La diversité contre l’égalité » ; Liber/Raison d’agir ; 2009.

[10] Cf Le monde du 5 janvier 2021.

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24 décembre 2020 4 24 /12 /décembre /2020 16:29

 

Deux ouvrages importants et à priori en opposition sont publiés en cette fin d'année, celui de Christophe Guilluy ( "Le temps des gens ordinaires"; Flammarion; 2020) et celui d'Eric Sadin (l'ère de l'individu tyran; Grasset; 2020)) Le premier accorde encore encore un peu de crédit au politique. Le second radicalement pessimiste parle ouvertement de la fin d'un monde commun et le passage progressif d'une situation où les individus, certes devenus solitaires, sont encore solidaires à un monde où ces mêmes individus deviennent des "isolés antagonistes". Nous aurons l'occasion de commenter ces 2 ouvrages à partir de la réflexion déjà menée dans le blog sur les doutes concernant l'utilité de la prochaine élection présidentielle ( voir les articles du 30 novembre et 14 décembre intitulés: "France: il n'y a pas grand chose à attendre de la future élection présidentielle ", partie 1 et 2). Nous aurons l'occasion d'y mêler des billets invités sur le blog dont celui d'Hélène Nouaille publié le 16 décembre et celui d'Olivier Passet publié le 7 décembre.

En attendant nous remercions la Fondation Res Publica et en particulier Joachim Imad qui vient de publier une brève note de lecture concernant l'ouvrage de Christophe Guilluy, commentaire que nous reproduisons ci-dessous. Bonne lecture.

Aux Trente Glorieuses, période de forte croissance et de relative domestication du capitalisme, a succédé un processus de marginalisation économique et culturelle des classes populaires. Analysant les conséquences de l'avènement du néolibéralisme, conjugué à des mutations technologiques rapides et au triomphe d'une nouvelle division international du travail, Christophe Guilluy évoque « le plus grand plan social de l'Histoire », à coups de précarisation, de désindustrialisation, de délocalisations et de chômage de masse. La ruralité et les petites et moyennes villes françaises en ont été les premières victimes, comme l'illustre la carte de France de l'indice de fragilité sociale des communes [1], un indicateur élaboré par le géographe à partir de onze critères (la part des ouvriers dans la population active, la part des employés et ouvriers dans la population active, l'évolution de la part des ouvriers et employés dans la population active, le revenu disponible médian des 60 ans et +, le taux de chômage, la part des actifs en temps partiel, la part des actifs en emploi précaire, la part des plus de 15 ans non diplômés, le revenu disponible médian des ménages, la part des propriétaires occupants sous seuil de pauvreté, la part des locataires du parc privé sous seuil de pauvreté).

Dans le même temps, les classes populaires ont perdu leur statut de référent culturel. Auparavant prescriptrice, enrichie par le travail remarquable de syndicats et de partis politiques comme le Parti communiste et magnifiée par des réalisateurs comme Jean Renoir, Marcel Carné ou Julien Duvivier, la culture populaire s'est retrouvée cantonnée aux marges de la société, au point de devenir une « sous-culture inquiétante », méprisée par les vainqueurs de la mondialisation et par des minorités acquises à l'idéologie libérale-libertaire.

Ce déclassement économique et culturel a enfin été aggravé par une relégation politique. Les partis de gouvernement qui avaient auparavant à cœur de défendre les intérêts des classes populaires s'en sont progressivement détournés, à gauche au nom d'un ralliement à la mondialisation au prétexte de l'idéologie européiste et d'une vision sociétaliste de l'avenir, à droite au nom d'une vision gestionnaire de l'économie et du dogmatisme néolibéral. Délaissées par les partis traditionnels et les élites anciennement industrialistes et confrontées à une détérioration de leurs conditions matérielles d'existence, les classes populaires n'ont eu d'autre choix que de basculer dans le vote pour le Rassemblement national (auparavant le Front national) ou dans l'abstention, alimentant ainsi la crise de la démocratie sur laquelle tant d'éditorialistes et d'universitaires se plaisent à disserter.

Ce constat, nourri par de nombreux exemples, s'inscrit dans la longue lignée des ouvrages de Christophe Guilluy qui, depuis Fractures françaises, met en évidence la persistance d'une conflictualité sociale que l'idéologie libérale s'efforce de dissimuler. L'originalité du Temps des gens ordinaires n'est pas là. Elle réside dans le constat, plutôt optimiste, que propose l'auteur d'un basculement des classes populaires dans la résistance. Refusant la place subalterne à laquelle la recomposition du capitalisme et l'idéologie dominante les assignent, celles-ci passent aujourd'hui de l'ombre à la lumière.

Cette résistance est d'abord pratique et va bien au-delà de ce qu'il convient d'appeler le populisme. Bien qu'il ait débouché sur un échec politique, le mouvement des gilets jaunes a par exemple fait entendre les exigences et le cri de détresse des couches populaires dont beaucoup avaient préféré oublier l'existence. Quelques mois plus tard, à l'heure du premier confinement et du passage d'une partie des Français en télétravail, ces mêmes gens ordinaires, qu'ils soient aides-soignants, caissiers, livreurs, éboueurs ou encore chauffeurs routiers, ont dû assumer presque seuls le principe de réalité et faire tourner ce qu'il convenait alors d'appeler « l'économie de guerre ». Nullement naïf sur le processus d'héroïsation dont ils ont pu faire l'objet (« L'héroïsation est une manière de garder la main, de continuer à objectiver les plus modestes mais certainement pas une façon de leur laisser la place. »), Christophe Guilluy observe que les classes populaires, et ce pour la première fois depuis des décennies, occupent désormais une large place de l'espace médiatique.

Cette visibilité nouvelle va de pair avec une renaissance culturelle. Négligées voire vilipendées par le monde de la culture depuis les années 1980, les classes populaires sont de nouveau des sujets de premier plan de la création artistique, en témoigne la multiplication des œuvres qui contestent les représentations dominantes du peuple. Pour étayer son propos, Christophe Guilluy cite de nombreux exemples issus aussi bien de la scène artistique française (le prix Goncourt attribué à Nicolas Matthieu, la descendance littéraire d'Annie Ernaux, etc.) qu'anglo-saxonne (le succès des films de Ken Loach, le phénomène autour du roman Hillbilly Elegy de J. D. Vance, les romans populistes de John King, etc.). On peut néanmoins s'interroger sur leur portée réelle. Ces œuvres ont rencontré un succès indéniable mais sans commune mesure avec celui d'œuvres invitant par exemple à jeter un regard nouveau sur les banlieues. Pensons par exemple à la notoriété immense de certains rappeurs ou à des phénomènes de société cinématographiques, à l'image de La haine de Mathieu Kassovitz ou, dans une moindre mesure aujourd'hui, Les misérables de Ladj Ly, prix du jury 2019 du Festival de Cannes.

En outre, les classes populaires tendent, aux yeux du géographe, à ne plus jouer sur le terrain du pouvoir et à s'autonomiser. Refusant « les faux débats sous contrôle » et « le piège de la récupération politique et syndicale », elles se recomposent autour des valeurs traditionnelles (besoin d'ancrages, attachement aux solidarités organiques, refus du progressisme diversitaire, etc.) et d'un diagnostic commun : l'échec de la globalisation, de la métropolisation et du multiculturalisme. Avant tout pragmatique, la France périphérique a tourné le dos à l'idée de révolution et aux grands récits ayant structuré le XXe siècle. Seule la préservation de l'essentiel lui importe dorénavant : « un niveau de vie, un niveau de protection sociale, mais aussi un environnement culturel qui favorise le bien commun ».

Consacrant de nombreuses pages aux enjeux migratoires et démographiques, Christophe Guilluy explique que la question identitaire s'avère fondamentale dans les milieux populaires, à la faveur notamment de l'ethnicisation des débats sociaux. En première ligne face à la crise de l'intégration, ceux-ci font le constat des tensions auxquelles conduit nécessairement « la société multiculturelle à 1000 euros par mois ». Loin des procès en repli sur soi et en xénophobie, le géographe rappelle cependant que l'hostilité des classes populaires au multiculturalisme et à l'immigration non-contrôlée ne découle pas d'un racisme renaissant mais bien d'un attachement à un mode de vie et à une culture façonnés par l'histoire : « Ce que les élites feignent de définir comme du racisme n'est en réalité que la volonté des plus modestes de vivre dans un environnement où leurs valeurs restent des références majoritaires. » Christophe Guilluy évite néanmoins, à raison, l'écueil consistant à accorder la primauté à la question identitaire sur la question sociale : « S'il partage ses valeurs et sa langue, un ouvrier européen se sentira toujours plus proche d'un ouvrier d'origine maghrébine ou africaine que d'un bobo parisien blanc. »

Cette renaissance des classes populaires s'accompagne d'un inévitable effondrement culturel et idéologique du monde d'en haut. Les gens ordinaires ne sont plus dupes sur l'écologisme, l'antiracisme et l'antifascisme de façade de celui-ci, comme l'exprime Guilluy par la formule lapidaire suivante : « La lessiveuse idéologique ne fonctionne plus. » Ces discours bienveillants peinent selon lui à dissimuler la réalité de la lutte des classes et le refus de la diversité sociale d'une large partie des élites, en témoigne par exemple l'inquiétante homogénéisation des métropoles que souligne Guilluy : « Pourtant bastions de la « société ouverte », les métropoles sont des lieux de ségrégation territoriale et d'exclusion sociale radicale des classes populaires. »

Conscientes de cette hypocrisie, les classes populaires contestent désormais avec virulence l'idéologie dite progressiste. Si celle-ci demeure hégémonique au sein du bloc élitaire, elle s'avère selon le géographe à bout de souffle, en témoigne par exemple la perte brutale d'attractivité des grandes villes, exprimée par des données très révélatrices compilées dans l'ouvrage. Christophe Guilluy rappelle par exemple que 600 000 à 800 000 personnes quittent les grandes villes françaises chaque année et que seuls 13% des Français vivant dans les espaces métropolitains désirent continuer à y résider. Lassés par l'hypermobilité propre aux métropoles et rêvant de « décélération », ceux-ci devraient à terme être amenés à renouer avec la sédentarité inhérente à la France périphérique (si l'on passe outre les mobilités contraintes liées à l'activité professionnelle). Comme l'écrit Christophe Guilluy, la mobilité, géographique comme sociale, pour tous est en effet un mythe. En 2016, 65 % des Français vivaient par exemple dans la région où ils sont nés, tandis que « les chances d'ascension sociale des individus d'origine populaire (soit les enfants d'ouvriers et d'employés) varient du simple au double selon les territoires de naissance. N'en déplaise aux thuriféraires du nomadisme, cette sédentarisation ne devrait faire que progresser du fait des grandes dynamiques anthropologiques caractéristiques de notre temps (augmentation de l'espérance de vie, vieillissement de la population en Occident, ralentissement de la croissance démographique mondiale, raréfaction des ressources, etc.).

Cet essoufflement du modèle néolibéral et de la métropolisation dissimule une crise beaucoup plus profonde. Christophe Guilluy juge qu'il ne faut pas seulement adapter marginalement le modèle à l'origine de la désindustrialisation - ce même modèle qui fait que pour la première fois de l'histoire, les gens ordinaires sont contraints de vivre sur les territoires qui créent le moins d'emplois - mais bien le transformer radicalement, ce qui implique un volontarisme politique accru, un changement de cap économique et une capacité à planifier que notre classe dirigeante a laissé en déshérence depuis des décennies.

Christophe Guilluy relève que les territoires périphériques demeurent les « heartlands » des démocraties occidentales et que la mécanique des gens ordinaires correspond non pas à une « entrave » mais au « mouvement du monde ». Au-delà de ce constat fort intéressant, il serait néanmoins nécessaire de poursuivre la réflexion sur les implications pratiques du changement de modèle que le géographe appelle de ses vœux (quid de l'articulation entre une élite responsable et des classes populaires exprimant une légitime demande de protection ?) et de réfléchir aux politiques ambitieuses qu'un bloc républicain devrait mettre en œuvre pour réorienter notre modèle économique vers un horizon souhaitable. [2]

Alors que la crise du coronavirus a mis en lumière nombre de nos dépendances et de nos faiblesses, contribuant ainsi à réhabiliter des notions depuis longtemps ostracisées dans le débat public, à l'instar de la souveraineté, de l'autonomie stratégique ou des frontières, ce travail intellectuel s'avère plus impératif que jamais.

Enregistrons bien cette analyse débouchant sur un possible retour des "gens ordinaires". Conclusion jugée positive et conclusion qui sera très critiquée dans l'ouvrage d'Eric Sadin, ouvrage qui sera bientôt commenté dans la partie 2 de cet article. 

Bonnes fêtes de fin d'année à toutes et à tous.

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[1] Carte de l'indice de fragilité des communes françaises (Données INSEE), p.97
[2] Voir le colloque organisé par la Fondation Res Publica « Quelle recomposition du paysage politique pour la France ? », 3 décembre 2019

 

16/12/2020

 

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