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16 décembre 2020 3 16 /12 /décembre /2020 06:37

 Nous publions ici un texte d'hélène Nouaille dont l'idée fondamentale reprend largement   ce que nous venons d'énoncer dans notre article publié le 14 décembre dernier. De fait les difficultés américaines ont aussi pour cause l'effondrement d'un système de valeurs. Bonne lecture.

«  La démocratie constitutionnelle suppose la confiance du peuple en l’intégrité du processus électoral et des résultats » confiait en novembre dernier Lawrence Douglas, professeur de droit au Amherst College (Massachusetts) dans un entretien à National Geographic. « Lorsque le président d’une telle démocratie, le président en personne et non pas un groupe marginal, affirme devant son peuple que le système est truqué et qu’il ne faut pas se fier aux résultats, c’est un message incroyablement dangereux qui est alors transmis » (1).

 

Dangereux pour qui ? D’abord pour ceux, rappelions-nous en octobre dernier avec le politologue Frédéric Charillon (2), qui sont les « acteurs » de l’élection, point de vue « qui ne peut être le nôtre en Europe, et surtout qui appartient aux seuls électeurs américains ». Parce que, « si Trump est battu, tout ne reviendra pas à la normale pour autant. D’abord parce que sa défaite pourrait advenir – c’est la crainte de beaucoup – à l’issue d’un long cauchemar procédurier, d’une longue confusion dans les décomptes entre votes physiques et par courrier, tout au long de laquelle « le Donald » s’évertuera à discréditer le processus électoral ». Précisément, nous y sommes. Si, Etat par Etat, les 538 grands électeurs ont confirmé lundi 14 novembre la victoire du Démocrate Joe Biden, une majorité de Républicains, Donald Trump à leur tête, refuse encore de l’admettre. Que peuvent-ils donc faire encore ?

 

Le 6 janvier prochain, au Congrès, il y aura un décompte des votes du collège électoral suivi de l’annonce officielle du vainqueur – moment où des objections pourront être formulées. Notamment autour des Etats (Arizona, Géorgie, Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, Nouveau Mexique et Nevada par exemple) où des controverses sont en cours. Sans, pense notre professeur de droit Lawrence Douglas, « aucune perspective réaliste d’un impact quelconque sur l’élection ». Toutefois, que se passerait-il si les résultats de l’élection présidentielle étaient encore contestés le jour de l’investiture, le 21 janvier 2021 ? Bien que la situation ne se soit encore jamais présentée dans l’histoire des Etats-Unis ? Alors, il reviendrait au Congrès de régler la situation, en vertu d’un Presidential succession Act (3) modifié plusieurs fois depuis 1792. « Le Presidential Succession Act actuellement en vigueur a été signé par le président Harry Truman en 1947. Aujourd'hui, c'est le président de la Chambre des représentants des États-Unis qui occupe la première place de l'ordre de succession, suivi par le président pro tempore du Sénat puis les membres du Cabinet selon l'ancienneté de leur département (1).

 

Le professeur Lawrence Douglas estime que l’hypothèse est « presque inconcevable ». Mais, ajoute-t-il, « je n'imagine pas Trump reconnaître la victoire de son adversaire mais plutôt se résigner à la défaite » tout en continuant à proclamer, pour ses électeurs, que l’élection lui a été volée. Or, de tradition et comme c’est la norme, admettre sa défaite et assurer une transition pacifique est une nécessité pour un président américain. Si, de plus, les Républicains parviennent à conserver la majorité au Sénat, on imagine bien combien gouverner serait compliqué pour Joe Biden et son administration. Combien aussi le pays resterait divisé dans une période de grands défis sanitaires et économiques.

 

Il y a plus, remarque Adrien Jaulmes pour le Figaro (4). Les Démocrates sont divisés entre eux. Sérions les problèmes : il y a d’abord l’importance de l’aile gauche du Parti, qui s’estime mal représentée dans les premières nominations décidées par le président-élu. « L’aile progressiste mérite un certain nombre de sièges - des sièges importants - dans l’Administration Biden, a ainsi déclaré Bernie Sanders au site d’information politique Axios. Ce n’est pas ce que j’ai vu ». Or, rappelait-il encore, « l’aile progressiste représente 35 à 40 % de la coalition démocrate. Sans les efforts énormes de la part des militants progressistes, Joe n’aurait pas gagné l’élection ». Certainement, il s’est rallié à la candidature Biden, mais son programme de réformes radicales, inédit aux Etats-Unis, ne peut convenir au reste de la coalition, qu’elle soit proche de Barack Obama ou d’Hillary Clinton. Et il y a plus radical encore, telle Alexandria Ocasio-Cortez, représentante de New York. Elle « s’est publiquement interrogée sur les intentions politiques de Joe Biden ». Ce à quoi « le futur président a rétorqué avec agacement que s’il ‘‘ne se promenait pas avec l’étiquette progressiste collée sur le front’’, il avait ‘‘un palmarès de réformes au Congrès qui dépassait celui de n’importe qui d’autre’’ »

 

Il y a peut-être pire, avec la maladie qui gangrène les esprits dans le pays. Pays où le Parti démocrate est « obsédé par les questions d’identité, et où le genre ou la race ont plus d’importance que la compétence ou le mérite individuel (…). Des Noirs trouvent qu’il y a trop de Blancs, des féministes trop d’hommes, et les progressistes trop de technocrates ou de personnalités liées au monde des affaires ». Quand une autre partie de la population – celle qui a fait l’élection de Donald Trump et le soutient encore, refuse cette « déconstruction » de la société et du monde – concept, passé par les universités américaines, d’une « French theory » héritée, dans les années 1970 de philosophes français (Foucault, Derrida, etc.) et adaptée à l’imaginaire et aux failles propres au pays. Pour ceux qui veulent en connaître les ressorts, ici un texte détaillé (5). Si l’explication des divisions américaines a aussi des raisons économiques, revers d’une mondialisation mal maîtrisée, ces raisons seules ne peuvent expliquer complètement l’extraordinaire face-à-face qui oppose par moitiés la société américaine. Et met en danger une démocratie, qui, avec ses particularismes, tient depuis plus de deux cents ans.

 

Dangereux pour les Américains, le moment l’est aussi pour le monde occidental, qui vit depuis 1945 dans l’ordre organisé par les Etats-Unis, grands gagnants de la seconde guerre mondiale.

 

Pourquoi ? Parce que, répondait le politologue Frédéric Charillon (2), même avec Joe Biden, « les priorités américaines seront une fois de plus chinoises ou asiatiques, moyen-orientales ou mexicaines, et bien sûr internes ». Même sans Donald Trump, l’Amérique est tournée vers d’autres horizons que celui de l’Europe en particulier. Elle défendra d’abord ses intérêts dans un monde en mutation que son changement de cap a déstabilisé. De plus, « avec Biden, il faudra se souvenir des difficiles équilibres du parti démocrate, et de la montée en puissance de Kamala Harris (la jeune vice-présidente d’un Joe Biden âgé et de santé fragile), qui prendra une place importante. C’est l’autre Amérique, et elle n’est pas européo-centrée non plus ». Enfin, écrivait-il très tôt en octobre dernier, après le premier échange Trump-Biden, « la gauche du parti, qui saura se rappeler au bon souvenir de Joe Biden, sera plus proche des choix français et européens sur la santé ou l’environnement, mais pas nécessairement sur les questions de sécurité, ni sur certaines orientations de société ». Le tout en tenant compte de l’influence de « la jeune, charismatique et talentueuse Alexandria Ocasio-Cortez (qui) a un discours clivant et n’a sans doute que peu d’affinités avec une certaine Europe ».

 

Pas d’erreur donc, « l’Amérique a changé, il nous faudra vivre avec et apprendre à mieux la connaître, plutôt que de vivre sur des schémas pré-acquis ».

 

Mais si Frédéric Charillon voyait des « opportunités à saisir » pour l’Europe avec l’évolution américaine – rapports avec la Chine, défense européenne, c’était peut-être montrer beaucoup d’optimisme. L’Union européenne n’est pas au mieux de sa forme. « Je dis depuis longtemps que les Européens rêvent debout » plaide inlassablement un Européen convaincu, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin, Hubert Védrine. « Ils se sont crus dans le monde des Bisounours alors qu’ils sont dans « Jurassic park ». Ils ont du mal à s’adapter. L’idée que les Européens se font de la communauté internationale, du dépassement des conflits et des identités ne correspond pas au monde réel ». Lequel est très différent de celui où le Marché commun est né, dans un temps où les chars soviétiques menaçaient réellement l’ouest du continent – et sous le parapluie que les Américains avaient intérêt à garantir pour des raisons économiques et militaires. Pire peut-être, s’adapter suppose de savoir où l’on veut aller. Y a-t-il un quelconque consensus entre Etats membres ? Les uns rêvent du monde d’hier, le modèle français (« l’Europe puissance ») ne convient apparemment à personne, l’Europe allemande dessert les pays du sud, des tensions profondes existent entre les membres fondateurs et les arrivants de l’Est, de cultures et d’histoires différentes. La vieille démocratie britannique quitte le navire – même si l’on parvient à un accord. Rien ne va plus.

 

Or le moment est dangereux. Le futur de la puissance américaine – passage du gué qu’une Europe en désarroi est contrainte de vivre - est sans conteste l’élément déterminant de l’avenir de la planète – celui de la démocratie compris. Et ce passage ne sera pas tranquille.

 

Hélène Nouaill

 

(1) National Geographic, le 20 novembre 2020, Amy McKeever, Etats-Unis : que se passe-t-il si un président refuse de quitter ses fonctions ?

https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2020/11/etats-unis-que-se-passe-t-il-si-un-president-refuse-de-quitter-ses-fonctions

 

(2) Voir Léosthène n° 1504 du 7 Octobre 2020, Etats-Unis, une série qui peut mal finir

 

(3) Legal Information Institute, Chapter one, Presidential elections and vacancies

https://www.law.cornell.edu/uscode/text/3/19

 

(4) Le Figaro, le 13 décembre 2020, Adrien Jaulmes, La future Administration Biden déjà critiquée dans les rangs démocrates

https://www.lefigaro.fr/international/la-future-administration-biden-deja-critiquee-dans-les-rangs-democrates-20201213 

 

(5) Cairn info, Mouvements 2005/4 (n° 41), François Cusset, We need Jacques Derrida ou l’Amérique derridienne : politiques de la déconstruction

https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-4-page-136.htm

 

 

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14 décembre 2020 1 14 /12 /décembre /2020 08:48

En qualité de citoyen, nous pouvons imaginer un point de vue de relatif bons sens concernant la future élection présidentielle : quels sont, à priori, les probables problèmes du pays, et quelles sont les solutions raisonnablement envisageables. C’est ce que nous tentons d’évoquer ci-dessous en empruntant certaines idées émises par des correspondants et des collègues que nous remercions[1]. Pour autant l’émiettement de la pensée est devenu tel que le processus électoral risque de voir à son terme la continuité l’emporter sur le changement et c’est ce que nous envisagerons en conclusion.

Un premier constat est que  l’élection présidentielle ne permet   plus, depuis longtemps, d’exprimer clairement et efficacement le choix des français. Plusieurs raisons peuvent  être invoquées :   

- une constitution très présidentielle dont le jeu est mal compensé par le recours au referendum sur les grands sujets qui engagent la nation ;

- le système des partis, favorisé par une élection majoritaire à deux tours, sans proportionnelle, qui élimine du Parlement une proportion croissante de l'intention populaire ;

- des abandons imposés et massifs de souveraineté vers Bruxelles, Genève, Strasbourg, Luxembourg, Washington ;

- une perte de légitimité et un désintérêt marqué puisque, désormais, entre les non- inscrits sur les listes, les abstentions et les votes blancs ou nuls, moins de la moitié des citoyens expriment leur choix .

Il en résulte un affaissement dramatique de la démocratie face à une montée de nombreux dangers.

1 Une démocratie affaiblie face à de grandes menaces

1 Perte d’autonomie de la France, c'est à dire perte de sa souveraineté nationale et populaire, perte qui se manifeste sur tous les plans : politique, économique, monétaire, militaire, migratoire.

2 Dilution des repères qui forgent l’identité d’une nation, identité qui préserve le pays d’une   fragmentation aujourd’hui hélas très avancée, et fragmentation en opposition à la montée des Etats-Nations partout dans le monde en dehors du continent européen. Le large abandon de l'enseignement de l'histoire dans sa fonction identitaire et son accaparement par des groupes minoritaires à des fins d'instrumentalisations mémorielles dénonciatrices de la République aggrave cette fragmentation.

3 Augmentation sensible des ferments de la division économique et sociale : chômage de masse, paupérisations nouvelles et enrichissements exponentiels, sécession de l’élite, divisions qui contribuent à la fragmentation du territoire national entre zones branchées à "l'économie monde" et zones abandonnées.

4 Mondialisation économique non régulée, au nom de l’idéologie libre-échangiste, avec une fulgurante ascension des activités simplement spéculatives, financières ou rentières, mais aussi avec effacement des cohérences économiques noyées dans des chaines de la valeur illisibles, aux conséquences sociales et humaines désastreuses. En particulier, l’effondrement industriel correspond aussi à l’affaissement des gains de productivité donc de la croissance potentielle et à des disparitions de compétences difficilement récupérables (nucléaire, industrie manufacturière et de la défense, etc.). Cela correspond aussi à l’effondrement d’un futur désirable et de projets globaux négociés au profit de la  consommation vorace du simple présent.

5 Effacement de l’humanisme (transhumanisme, genrisme, fichages informatiques, capitalisme de surveillance, disparition du citoyen responsable au profit d’un consommateur docile ou capricieux, etc.) et de l’universalisme français (dictatures des minorités ethniques, raciales, religieuses, LGBTI, idéologiques, etc.)

6 Montée de l’intolérance, de la violence et de l’insécurité : quartiers interdits, groupes séditieux, déstabilisation de la dimension régalienne du pouvoir, effondrement du crédit porté à la parole institutionnelle et épidémie de fake news , affaiblissement de la fonction protectrice des institutions ,dialectique du complotisme et de l’anti-complotisme dans un monde devenant Orwellien,  gouvernement des juges en particulier sur les questions économiques et sociétales, terrorisme islamique, etc. 

7 Montée de l’insécurité écologique et climatologique avec au final pollution et dégradation qualitative et quantitative de l'air, de l’eau, des terres, et du vivant.

8 Affaissement   du potentiel scientifique, technologique voire simplement cognitif avec abaissement de la qualité des formations, tout au long des cursus,  chute des compétences et savoirs -faire, voire simple affaissement de la raison au profit des seules émotions ou idéologies. 

Quelles solutions envisageables?

II Reconstruire les chemins d’un vivre-ensemble apaisé et sécurisé….

1 Récupérer la souveraineté populaire :

- au sein de la nation c'est le peuple qui doit pouvoir décider de son destin : introduction de la proportionnelle à l’Assemblée nationale , référendum obligatoire sur les grands sujets, mais aussi référendum d'initiative populaire ;

- au sein des instances internationales (OMC, OTAN) qui imposent aux nations ce qu'elles ne veulent pas et les empêchent de se tourner vers ce qu'elles souhaitent. Cela passe en particulier par moins de multilatéralisme, une coopération active entre Etats, mais aussi par une sortie de l’OTAN ;

- au sein de l'UE, avec renégociation des traités laissant davantage de place aux citoyens de chaque nation et moins de place aux seuls dirigeants européens non élus. Les accords entre gouvernements doivent, chaque fois que cela est possible, l’emporter sur un multilatéralisme déresponsabilisant et non démocratique.

2 Récupérer la souveraineté économique par une planification simplement indicative aux fins d’une reconstruction de chaines de la valeur plus autocentrées sur le territoire ; d’une maitrise, en partenariat avec d’autres pays, des technologies d’avenir, avec investissements massifs et montée rapide des qualifications correspondantes ; d’une limitation de la financiarisation  et des activités spéculatives parasitaires et rentières ; d’une décarbonisation des activités ; du développement des filières écologiques, par exemple celle de l’économie circulaire ; d’une limitation à la libre circulation du capital ; etc. Ces changements de paradigme supposent au final le rétablissement de tout ou partie de la souveraineté monétaire.

 3 Utiliser la souveraineté économique pour rebâtir un monde moins concurrentiel et respectueux des valeurs françaises : rétablir des droits de douanes compensateurs des inégalités de protection sociale entre pays ; établir le principe d’un maxima des rémunérations ; imposer sur le territoire national les revenus qui y sont produits et perçus ; mettre fin aux détournements réglementaires et comptables permettant à des pays européens d’en prédater d’autres (Irlande, Luxembourg, Malte…) ; etc.  L’objectif final est la reconstruction, autour de la valeur travail restaurée, d’une immense classe moyenne aujourd’hui en perdition.

4 Conforter le projet de renaissance d’une classe moyenne quasi hégémonique en remobilisant les valeurs qui fondent l’histoire commune de l’immense majorité. Cela passe par une immigration choisie et le retour au pays des immigrants clandestins. Cela passe aussi par la suppression de la législation concernant le regroupement familial ; la prééminence du principe d’assimilation sur celui d’intégration ; la fin de la tyrannie des minorités, etc. De quoi éviter l’aggravation de la guerre civile de basse intensité dans laquelle le pays se trouve aujourd’hui plongé.

5 Restaurer un vivre ensemble de qualité, avec pour finalité la reconstruction d’une immense classe moyenne, passe aussi par la protection d’une nouvelle démocratie, et ce, en évacuant le gouvernement des juges qu’ils soient nationaux ou supra nationaux : Conseil d’Etat, Cour Constitutionnelle, Cour européenne de justice, etc…  instances si souvent mobilisées par des minorités actives,  doivent  elles-mêmes être cadrées par des choix référendaires sur toutes les questions aux conséquences sociétales.

Ces constatations et préconisations que l’on vient d’évoquer sont  peu susceptibles de rencontrer une majorité de français.

III…Mais des chemins hélas largement impraticables….

Sans doute beaucoup de constatations et de propositions simplement énumérées ci-dessus sont -elles partagées par de très nombreux français. Pour autant ce qu’on appelle néo-libéralisme est aussi, au terme d’une longue et complexe évolution,  un nouvel arrangement social[2] qui a favorisé l’évaporation du citoyen, et  l’émergence de l’individu souverain. La souveraineté est ainsi passée de la communauté politique des citoyens, communauté par définition la plus large, à celle de «  l’individu désirant ». D’où des conséquences fondamentales débouchant sur une nouvelle sémiologie : les mots vont voir leur signification et leur charge symbolique se modifier. Prenons quelques exemples :

La souveraineté. Ce terme dans ce nouvel arrangement du monde est presque devenu une incongruité, voire une grossièreté ou une incorrection  taxant  de populiste celui qui l’emploie. Il en résultera, à titre de simple  exemple, que  la communauté écologiste veillera avec acharnement  à son abandon. L’ environnement naturel, dira t-on  ne connait pas de frontières politiques et donc il est impératif de s’éloigner d’une idéologie d’un autre âge. On pourrait prendre d’autres exemples allant dans le même sens : faible taille du pays l’empêchant de tenir son rang face à des géants, risque de dérive nationaliste derrière l’idée de souveraineté, etc. Une variété de thèmes s’additionnant pour former une probable majorité et interdire tout débat sérieux sur la notion de souveraineté.

Le politique et l’Etat. Le terme de « choix politique » perd beaucoup de signification dans un monde persuadé que la société n’est, au mieux, qu’une somme d’individus et qu’il ne saurait y avoir d’instance  surplombant chacun d’eux. Mieux, l’expérience concrète de l’anéantissement du lien social au profit de la seule relation individu/ordinateur semble révéler que la société elle-même disparait. Elle n’est même plus somme d’individus. On comprend dans ces conditions que la liberté est devenue, dans son exercice, radicalement  incompatible avec le politique. Le terme lui-même devient ainsi une autre incongruité, ce qui justifie idéologiquement qu’il serait temps de dépolitiser les débats au profit de simples mécanismes de marchés auto-régulateurs. Pensons, par exemple, à la retraite par points qui permettrait largement de passer, dans l’administration des retraites, par un automatisme plutôt que par un débat politique périodique  entre acteurs. Une foule d’autres exemples peut être avancé : indépendance des banques centrales, organismes de régulation indépendants, mise en concurrence forcée sous contrôle bureaucratique de ce qui est monopole naturel (EDF, SNCF) ; etc.

La frontière. L’exercice d’une liberté toujours plus grande et plus éloignée des contraintes politiques fait  que Le libre échange est un état rationnel qu’on ne saurait réduire à peine d’engendrer une perte de pouvoir d’achat du consommateur. A cet égard, les droits de douane mêmes dits égalisateurs des conditions sociales de la production sont vécus comme un impôt sur la consommation, paradigme universellement enseigné avec les habits et décors de la science et jamais contesté. Droits de douanes ou contrôle des frontières, encore une atteinte à la liberté que l’individu désirant ne saurait supporter.

La liberté. Cette dernière n’est plus elle-même le produit d’un arrangement social dans lequel la rencontre avec l’autre se doit d’être plus ou moins civilisée. Rencontrer l’altérité est aussi fait de comportements d’adaptation et de prudence, "règles de juste conduite" dirait un Hayek, comportements devenus largement inutiles dans le monde numérisé, lequel peut devenir lieu d’épanouissement d’une violence virale aux effets catastrophiques.  Une  liberté ainsi devenue dépourvue d’ ancrage social débouche naturellement vers une méfiance généralisée atteignant en particulier les institutions, le respect des savoirs, mais aussi permettant le développement d’une idéologie complotiste sans frontières. La liberté dans son sens français (dimension encore collective) devient  de plus en plus la liberté au sens anglo-saxon ( le bouclier « propriété » protège l’altérité invasive) d’essence beaucoup plus radicale et débouche, technologisme aidant,  sur un développement de la  "call culture" américaine (culture de la dénonciation) mais aussi de la simple violence. 

L’intérêt général. Parler d’un intérêt général au dessus des intérêts particuliers n’a plus de sens dans une société d’individus simplement consommateurs. Au mieux, ces derniers peuvent se rassembler en communautés, ou en tribus, mais il est très difficile d’introduire une citoyenneté devenue une incongruité ou un simple signe dépourvu de  signifiant. Un intérêt de groupe se déploie en surplomb d’un intérêt général devenu invisible. Et les communautaristes verront, dans un intérêt tribal, un intérêt général puisque la communauté politique disparait. L’intérêt général évaporé laisse ainsi la place aux dictatures des minorités, en particulier simplement ethniques. Le mixage de la dictature ethnique et de la liberté radicale digitalisée ou numérisée peut ainsi déboucher sur des appréciations différentes du terrorisme, celle de Gilles Kepel laissant plus de place aux considérations ethniques et celle d’Olivier Roy accordant à la nouvelle liberté, comme effondrement d’un monde commun, un rôle plus essentiel[3]. D’où les interrogations sur la radicalisation : est-elle un effet de l’islam conquérant sur un Occident en perdition ou islamisation de la radicalité, elle- même effet de la fin d’un monde commun? Des débats qui nous éloignent du vrai sujet : comment décider aujourd’hui d’un thème disparu qui était pourtant l’un des fondements de la démocratie ?

La République et la méritocratie. Cette dernière ne peut voir qu’un rétrécissement considérable de son périmètre. La nation et la citoyenneté disparaissant,. il ne reste plus que des minorités qu’il faut aider par le biais de stratégies discriminantes. La vieille passion de l’égalité à la française peut ainsi évoluer  lentement vers des logiques de quotas et de nouvelles formes de discriminations à forts retentissements médiatiques et juridiques (juges), eux-mêmes  porteurs de nouveaux ressentiments et de méfiance.

Toutes ces pertes de repères font que les individus ont de plus en plus de difficulté à entendre et comprendre, notamment durant les campagnes électorales,  les discours d’ acteurs politiques largement démonétisés.

Les acteurs politiques sont eux-mêmes le plus souvent assis entre 2 chaises. Parce qu’il est question d’une élection présidentielle comme avant, on utilise les mots d’avant avec parfois le sens qu’ils avaient (démocratie, intérêt général, liberté etc.), de quoi développer la méfiance de nouveaux électeurs habitant le nouveau monde où les dits mots se trouvent démonétisés. Mais dans le même temps, ces acteurs politiques se doivent d'être modernes et expliquer que le monde a changé; que la démocratie ne peut que s’estomper dans le vide d’une souveraineté disparue ; que les frontières ne peuvent être rétablies en raison des impératifs d’une mondialisation favorable à la croissance et à l’épanouissement toujours plus grand de la liberté, ou de la consommation; etc. Parce que discourant au milieu du gué, les paroles publiques deviennent inaudibles, voire ridicules,  pour une majorité d’électeurs. Nombre d’entre eux seront ainsi tentés par l’abstention.

Il n’y a donc rien à attendre de la prochaine élection présidentielle. Aucun projet, tel celui développé plus haut ne peut naitre des prochains débats. Le plus probable est donc que l’on retrouve le même résultat avec des acteurs désignés légalement mais aussi des acteurs encore plus délégitimés que ceux d’aujourd’hui.

Plus probable est donc le changement qui proviendra des banques centrales en particulier la BCE. Cette dernière confirme sa situation d'Etat d'un type nouveau avec pour effet de masquer les difficultés issues de la triple crise sanitaire, économique et financière. Les lecteurs du blog savent que sa transformation empêchera tout effondrement de l'énorme pyramide financière. En revanche, on sait aussi que ladite transformation de la banque centrale développe d'énormes effets pervers en termes  de valeur des actifs (dont les actifs immobiliers), en termes de sous investissements réels et d'inégalités sociales -que le maintien des réformes structurelles et de la crise en termes réels  aggrave - effets qu'elle impose à la société. 

La Banque Centrale dans sa toute puissance a encore théoriquement les moyens de masquer les énormes inégalités sociales qui se construisent à grande vitesse. On peut ainsi imaginer le passage de l'helicopter money masqué (aujourd'hui) à l'helicopter money clairement revendiqué... lequel supposerait toutefois l'approbation de l'Allemagne... Il est difficile d'aller plus loin et nul ne sait comment les choses vont évoluer. Le plus probable toutefois est la conjonction de l'illégitimité aveuglante  du politique après 2022 et l'impossibilité d'une gestion coordonnée des affaires européennes. De quoi imaginer un monde d'après qu'il faudra construire si possible démocratiquement, avec comme le souhaite un Bertrand Badie dans son dernier ouvrage la fin du géopolitique et son remplacement par "l'inter-socialité". ("Inter-sociabilité, Le monde n'est plus géopolitique"; CNRS. 2020). 


[1] Nous remercions en particulier Henri Temple et Philippe Murrer.

[2] Pour une explication de cette dialectique entre nouveau paradigme économique et arrangement social nous recommandons l’excellent ouvrage de Pierre-Yves Gomez : « l’Esprit malin du capitalisme ; Desclée De Brouwer ; 2019.

[3] « Islamisation de la radicalité et radicalisation de l’Islam », entretien avec Olivier Roy ; l’Obs ; n°2683- 7 avril 2018.

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9 décembre 2020 3 09 /12 /décembre /2020 13:49

Nous proposons à nouveau un excellent billet d'Olivier Passet (XERFI). Bonne lecture.

"Jusqu’à quand l’Europe va-t-elle jouer solidaire ? Dans l’urgence les États membres sont restés soudés. L’Europe du Nord parcimonieuse s’est rangée au quoi qu’il en coûte français et la BCE a fait ce qui était en son pouvoir pour que l’ajustement soit indolore sur les taux d’intérêt. Ce faisant, de crise en crise, l’Allemagne, à l’insu de son plein gré, se transforme en grand hégémon bienveillant d’une communauté solidaire dans l’hyper endettement. Elle n’a jamais voulu cautionner l’idée d’une mutualisation de la dette européenne. Elle a toujours craint que la crédibilité de l’euromark ne soit un pousse au crime pour les pays du sud. Mais la BCE en neutralisant toute fièvre sur les spreads européens, et en refinançant sans limite les pays les plus exposés, crée une mutualisation de fait, où la signature ne crée plus que de faibles écarts entre les pays.


Lors de la crise des subprimes, l’Allemagne, avec l’appui de l’Europe du Nord avait rapidement sonné la fin de la partie, faisant de la Grèce un exemple. Elle avait préféré la dépression / déflation prolongée européenne au soutien artificiel de la demande régionale. Elle ne faisait par-là qu’affirmer ses intérêts industriels et les nouvelles réalités de son insertion dans le commerce mondial. La réorientation de son industrie sur les marchés extra-européens, notamment émergents, sa concurrence frontale avec les grands pays d’Asie (Corée et Chine notamment) et sa vision de l’Europe, comme un grand marché de facteurs à coût modéré. La crise de 2008 a entériné la mort de l’Europe du grand marché de consommation, et son glissement vers une Europe atelier de l’Allemagne. La convergence des coûts unitaires, passant par une dévaluation salariale, devenait dans la vision allemande une priorité  qui supplantait la préservation de ses débouchés locaux. Et dans l’axiomatique de la stabilité européenne version germanique, la crédibilité, la soutenabilité financière de la zone, le caractère irrévocable des engagements souverains prévaut sur tout autre objectif. Pays structurellement créancier du reste de l’Europe, c’est toute la sécurité de son appareil bancaire et de l’épargne de ses retraités qui est en jeu.


Beaucoup ont vu dans le plan de relance européen, malgré ses déboires récents, et la réaffirmation de la coopération franco-allemande un  tournant majeur. Un tournant ouvrant la voie à un budget européen, une Europe des transferts et une solidarité financière renforcée. Ce changement de cap signifierait qu’avec la crise sanitaire l’Allemagne opérerait un repositionnement stratégique, qu’elle repondérerait ses intérêts, accordant une nouvelle priorité à ses débouchés régionaux et à l’intégration sociale européenne.

Mais en quoi les intérêts allemands se sont-ils déplacés par rapport à 2008 ou 2010 ?


Car il ne faut pas s’y tromper, aussi spectaculaire que soit l’enveloppe du plan de relance européen, et l’hétérodoxie monétaire de la BCE, il s’agit avant tout d’un plan d’urgence. La réorientation industrielle allemande vers le grand large, ne signifie pas qu’elle soit imperméable à l’effondrement de marchés qui représentent encore 37% de ses débouchés. Et c’est ce qui est en jeu aujourd’hui, et rien d’autre. Mais passé la stabilisation incontournable des économies de la zone euro, la zone euro offre un tableau de divergence exacerbé par rapport à 2008 : avec une fracture Nord-Sud en matière d’endettement qui a franchi de nouveaux seuils. Et surtout avec en germe, une nouvelle divergence des coûts unitaires qui efface les acquis de la dernière décennie. La cicatrice en termes de croissance et de productivité s’annonce en effet bien plus profonde pour les économies de services peu qualifiées du Sud. La reprise, sera portée par l’industrie, les plateformes, le secteur de la santé…autant de trains sur lesquels le Sud ne pourra embarquer.


L’Allemagne, aujourd’hui comme hier doit jouer sa concurrence frontale avec l’Asie. Son enjeu prioritaire est celui du repositionnement numérique et écologique de son industrie. Son paradigme sera celui de l’offre. Et ses débouchés plus que jamais sont en Asie, la zone du monde aujourd’hui la moins déstabilisée par la crise sanitaire. Malgré toutes ses dérives et dérogations financières, l’Allemagne contrairement au Sud de l’Europe sortira de la crise avec un niveau d’endettement public inférieur à celui de la crise des subprimes. Elle ne se départira pas de l’objectif de normaliser sa dette à 60% du PIB dans un horizon rapproché, objectif atteignable pour elle, contrairement au Sud ou à la France, même dans un contexte de faible croissance européenne. Bref, chasser le naturel, il reviendra au galop… et ceux qui misent sur un changement de doctrine allemand au-delà de l’urgence ont du souci à se faire."

 

 

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7 décembre 2020 1 07 /12 /décembre /2020 08:58

Comme tous les lundis Olivier Passet (XERFI) évoque en termes très brefs mais aussi très justes les réalités du temps présent. Bonne lecture.

L’histoire des taux d’intérêt depuis 30 ans, c’est celle d’un long affaissement au fil des cycles et des crises successives qui ont ébranlé les économies développées. Un affaissement des taux  sur toutes les échéances qui conduit à un écrasement structurel de la courbe des taux. Or dans la vision classique, les taux sont l’expression de notre relation au temps. La baisse des taux est le résultat d’un surcroît d’épargne sur l’investissement. Elle résulte d’une faible appétence des ménages pour le présent. Ces derniers ne sont pas dominés par l’impatience du plaisir de consommation immédiate. Ce que l’on dénomme souvent par « préférence pour le futur », avec l’idée d’une consommation différée. Les entreprises de leur côté, dans un contexte de faible consommation investissent peu, mais sont en quête de hauts rendements. Elles deviennent de plus en plus sélectives et jouent la croissance intensive, autrement dit la recherche de la profitabilité, plutôt que la croissance extensive, par expansion de leurs capacités. Ce pourrait être le paradigme d’une société vieillissante. Les ménages consomment peu, et cherchent à adosser leur revenu futur sur la rente produite par un capital sélectionné avec soin.


Pourtant, cette idée de préférence pour le futur, qui sous-tend le faible niveau des taux d’intérêt est trompeuse. Elle nous fourvoie par rapport à la réalité de notre relation au temps. Elle suggère une projection sur l’avenir qui est précisément absente du monde contemporain. Elle entre de surcroît en totale contradiction avec l’explosion des taux d’endettement public et privés que l’on observe depuis plusieurs décennies, qui alimente les dépenses courantes, et l’inflation des prix d’actifs, plus que l’investissement. Autrement dit, nos comportement de fourmis, entre des ménages qui préfèrent épargner et des entreprises de plus en plus sélectives sur leurs choix d’investissement, produirait paradoxalement des économies cigales, qui se consument dans la dette et qui utilisent avec frénésie tous les artifices monétaires, pour maintenir à flot les dépenses courantes et la valeur des actifs.


Tout cela n’a rien à voir avec une économie tournée vers l’avenir. Car une telle économie met au contraire en tension le marché des capitaux et donc les taux d’intérêt. Dans une économie confiante dans sa prospérité future, les ménages dépensent sans prudence excessive. L’acte d’épargne sera conditionné par un juste niveau de rémunération de cette dernière. Et les entreprises, confiantes dans le rendement futur de leurs investissements, dans les opportunités liées au progrès technique et dans l’expansion de leurs débouchés seront prêtes à s’endetter à taux positifs. Dans ce monde, tourné vers le futur, l’économie est traversée d’anticipations positives sur la croissance et l’inflation, dont les taux d’intérêt portent la marque.


Et, in fine, ce n’est pas une préférence pour le futur que reflètent les taux zéro et même négatifs sur les échéances longues, mais tout au contraire une préférence pour le passé disons plutôt un repli sur le passé. Il suffit de décrypter les arbitrages des acteurs privés et publics aujourd’hui pour en prendre toute la mesure.


Derrière la formidable explosion de l’endettement qu’y a-t’il ? Des entreprises, notamment les plus grandes qui débordent de cash. Et qui plutôt que de mobiliser cette liquidité sur des investissements nouveaux et une extension de leurs capacités en pariant sur l’avenir 1/ rachètent leurs actions anciennes sur le marché de l’occasion pour doper à court terme la valeur actionnariale de leur entreprise. 2/ jouent sur le levier d’endettement pour acquérir les concurrents ou les nouveaux entrants de leur secteur. Ce faisant l’endettement alimente le jeu de la concentration, renforce le pouvoir de marché et de réseau des acteurs déjà existants. Dans un monde de taux zéro et sur des marchés en attrition, il est beaucoup plus rentable financièrement d’opérer la cueillette des capacités et des compétences déjà installées, de tirer profit des synergies potentielles, de renforcer sa rente d’oligopole, que de prendre le risque de financer d’une croissance organique. Un mouvement de concentration qui a pour arrière-plan le développement des fusions-acquisitions avec des conditions favorables de financement. L’endettement alimente in fine un jeu d’enchère sur le capital existant, mobilier et immobilier dans la grande salle des ventes du capital d’occasion.


Du côté des États, la hausse phénoménale de l’endettement public depuis 15 ans est toute entière dédiée au maintien à flot des débouchés courants, au renflouement des secteurs en perdition, et donc à la sauvegarde, que qu’en soit le prix des capacités existantes. Ce sera l’occasion manquée du début du 21ème siècle. Les États auront mobilisé 40 points de PIB d’endettement supplémentaire  pour maintenir en état de survie artificielle l’économie du passé, loupant l’occasion de mettre sur les rails, à taux zéro, la transition écologique. 


Et face à cela, ce n’est pas l’abondance de l’épargne des ménages qui a permis de boucler cette fuite en avant dans la dette. Il a fallu l’irruption des banques centrales en acquéreuses en dernier ressort, de titres gagés sur le passé. Et ce que l’on retrouve du côté des ménages, comme trace des tombereaux de liquidité déversés par les banques centrales, c’est de l’épargne liquide, c’est de l’immobilier… Une composition de l’épargne, qui ressemble plus à une défiance qu’à une préférence pour le futur. 

 
 
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1 décembre 2020 2 01 /12 /décembre /2020 07:43

Les partisans de l’ordre monétaire et financier actuel sont  sur la défensive quand on leur parle, depuis quelques jours, de l’opportunité d’une annulation de la dette COVID. C’est vrai qu’ils ne peuvent plus se cacher derrière la défense des investisseurs ou celle des épargnants, puisque ladite dette se trouve très largement logée à l’actif de la BCE, une institution qui ne repose pas sur de vrais créanciers potentiellement victimes d’indélicats défauts. Les arguments de défense empruntent alors la paresse du juridique : les traités interdisent l’annulation des dettes. Mais le politique n’est-il pas source de refondation du droit ? Ils empruntent aussi le scabreux argument de l’inflation qui résulterait d’un tel relâchement disciplinaire. Mais l’actuelle monétisation massive est- elle source d’inflation ?

En sorte qu’il existe probablement un risque caché, autrement plus important derrière cette mobilisation contre une annulation de la dette COVID. Quel est-il ?

Bien évidemment, à horizon assez bref, le roulement de la dette publique serait allégé. A priori de quoi limiter les déficits futurs ou baisser la pression fiscale ou augmenter les dépenses de reconstruction. Au total de quoi apporter de l’oxygène aux Etats les plus endettés. De quoi faire rêver un pays comme la France dont le gigantesque roulement de la dette n’est plus très éloigné du total de ses recettes fiscales. C’est oublier les réactions du marché et ce avant même de décider - par un Etat, voire plusieurs, voire même l’Union Européenne dans son ensemble -  l’annulation des dettes COVID.

Le fait d’en parler- à quelque niveau que ce soit, Etats, Conseil européen, Commission, etc.- entrainerait automatiquement une hausse des taux assortie de spreads considérables. La raison en est simple. Bien sûr aucun « investisseur » ou épargnant ne serait lésé puisque cette dette est, ou serait cantonnée, à l’actif de la seule banque centrale. Toutefois, une perte de confiance se manifesterait légitimement : les Etats ne vont-ils pas s’affranchir du respect qu’ils doivent à l’autre  partie de la dette publique, celle acquise par des investisseurs et qui figure dans des patrimoines privés, voire publics ? Plus simplement après avoir « tiré » sur une cible largement virtuelle - la BCE - ne vont-ils pas « tirer à balles réelles » sur les épargnants ?

Il est clair qu’un « bouquet » de hausse des taux s’élèverait rapidement et qu’un comportement de contagion mimétique s’enclencherait avec la vitesse de l’éclair. Dans le même temps, et à l’échelle planétaire, tous les produits financiers incorporant de la dette publique européenne verraient leur valeur s’affaisser avec effet boule de neige sur la plupart des titres mondiaux. N’oublions pas non plus les effets dévastateurs sur les dettes des pays émergents.  Bref, une série « d’événements » qui ferait  disparaître rapidement l’espoir d’une diminution du roulement de la dette et mettrait en cause la signature, donc les cotations, de la totalité des pays de l’Union Européenne

C’est dire que les principaux acteurs qui récemment sont intervenus après les propos du Secrétaire d’Etat italien Riccardo Fraccado, (le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau ; le chef Economiste du Trésor, Agnés Benassy-Quéret ; mais aussi Bruno Le Maire  et beaucoup d’économistes) ont utilisé des arguments qui cachaient le véritable objectif : celui de maintenir en l’état le dispositif monétaire et financier. La crise financière serait d’une telle puissance que l’ensemble de l’édifice financier serait détruit, laissant alors la place à un tout autre monde qu’il faudrait construire. Soyons donc rassurés, tout sera mis en œuvre pour entretenir la fiction d’un remboursement de la dette. C’est très difficile, mais il faut y arriver.

 Et donc tout sera mis en œuvre pour poursuivre les réformes structurelles censées participer au redressement des finances publiques… comprenons ici le maintien de la rentabilité des grandes entreprises financiarisées…. avec ses effets en chaîne sur les petites entreprises dépendantes toujours enkystées dans un taux de change irréaliste… lesquelles  attendent des réformes structurelles en compensation de la faiblesse des marges laissées par les grandes entreprises qui nourrissent leurs carnets de commande….

 Il est évident que l’annulation des dettes COVID ne lèse aucun épargnant, mais il faut surtout ne pas en parler.

 

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30 novembre 2020 1 30 /11 /novembre /2020 07:01

Dans cette très brève première partie, nous tenterons de montrer que si de graves préoccupations économiques devraient retenir l’attention des divers candidats, celles-ci ne seront traitées qu’en oubliant de questionner la plus importante des branches d’activité du pays : l’industrie financière. Une industrie qui est la clé de voûte de l’ensemble et que nul candidat ne peut aborder avec un minimum de rigueur, voire d’honnêteté.

On pourrait imaginer qu’au moment de l’ouverture de la future campagne (approximativement d’ici moins de douze mois), les choses se soient rétablies tant sur le plan sanitaire que sur le plan économique. Toutefois, en admettant un retour de confiance dynamisé par une couverture suffisante des nouveaux vaccins, il restera à gérer d’énormes conséquences économiques. Conséquences que chacun a en tête et qu’il est inutile de détailler. Contentons nous d’en dresser un résumé succinct : mise à l’écart durable de quelques branches d’excellence technologique ( Aviation civile), difficile retour de branches très consommatrices d’emplois moins qualifiés (tourisme), endettement fortement croissant des entreprises, (le système d’aide imaginé par l’Etat est extrêmement généreux mais non assurantiel), chômage massif avec en particulier une quasi-exclusion de la classe de jeunes normalement intégrables dans la machine économique au titre des années 2020 et 2021[1], endettement public colossal (probablement plus de 120% du PIB fin 2021). Ajoutons au niveau international que l’écart avec l’Allemagne se sera fortement accru, puisque la France sera plus touchée dans ses positions d’excellence que l’Allemagne. De ce point de vue, le grand écartèlement à l’intérieur de l’UE  sera considérablement aggravé.

On sait que si le bateau ne sera pas pour autant coulé fin 2021, c’est en raison des largesses de la BCE qui achète et continuera d’acheter la quasi -totalité de la nouvelle dette publique émise. Largesses qui s’expriment également et continueront de s’exprimer dans les bilans bancaires et financiers directement gonflés par la pompe BCE. D’où d’ahurissants propos d’économistes qui affirment que l’extrême abondance monétaire permet une réallocation des patrimoines impliquant des hausses à venir de 20% sur les actions de la zone euro et de 10 à 15% des prix de l’immobilier. D’une certaine façon, la BCE - en coopération complète avec les autres banques centrales - encourage la montée de toutes les dettes publiques et privées en veillant, par les taux, à ne point déboucher sur une crise financière majeure. La France voit ainsi, en cette fin d’année, sa dette privée atteindre les 150% du PIB[2], ce qui en fait   – en dehors de sa dette publique -  le pays  le plus endetté de la zone euro.

A la vitesse de réaction de la finance s’oppose la lenteur de la mise en place du plan de relance. Ce dernier - intégrant à près de 40% le plan de relance européen - ne commencera, au mieux, à voir ses premiers effets que durant la campagne présidentielle. Une lenteur qui risque encore de s’aggraver avec le blocage de la Hongrie et de la Pologne. Comment en effet, à ce jour, être convaincu que sur les 32 milliards investis au titre de la relance 2021[3], les 17 milliards prévus en provenance du plan européen seront effectivement disponibles ?

Le questionnement est d’autant plus légitime que rien n’est dit sur l’essentiel. On peut certes pérorer sur les modalités du plan de relance et ne pas aborder la question fondamentale de l’étouffante financiarisation des entreprises laquelle aboutit toujours, malgré la crise, à une exigence de ROE d’environ 12% [4]. Concernant cette question fondamentale, le pouvoir persiste et continue à garantir le modèle en ne renonçant pas aux réformes structurelles, en s’interdisant toute hausse de la fiscalité, voire même en mettant en place une commission de réflexion sue le retour à l’équilibre des finances publiques[5]. Le pouvoir est ainsi tenu de marcher sur un fil : il ne peut se permettre de refuser les largesses de la BCE et  se doit de rester en totale conformité avec les règles de la finance. La France, comme nombre d’autres pays, restera bloquée dans sa croissance par le mur du mode de propriété et de l’énormité des rentes spéculatives correspondantes. Les revenus versés aux créanciers, au lieu d’être réinvestis dans des moyens de production pour aider l’économie à croître, sont et seront dépensés pour acheter d’autres actifs. D’une certaine façon, Michael Hudson n’a pas tort de comparer la présente situation, à celle plus intelligente des civilisations de l’Antiquité, où l’extinction autoritaire et périodique de toutes les dettes était aussi le moyen de rétablir le vivre ensemble[6]. Rassurons-nous, la question de la dette ne sera abordée que dans sa dimension publique tout au long de la campagne présidentielle et aucun candidat n’évoquera l’énormité des dettes privées. Aucun candidat n’abordera la question de la solvabilité du système bancaire français nécessairement plus malade dans les prochains mois en raison d’une forte accumulation de créances douteuses. Aucun candidat n’abordera la question de la spéculation qui a -elle seule- explique la taille gigantesque de la finance, avec ces conflits secondaires comme celui du marché des dérivés (50000 milliards d’euros au titre des couvertures)… que l’on  ne peut plus conserver à Londres… et qu’il faudrait- faute de mieux en termes de maintien de la liquidité- transférer sur Wall-Street….En conséquence aucun candidat n’abordera la question de la grande confusion qui existe aujourd’hui entre la qualité d’investisseur de celle de spéculateur, voire de simple truand, et confusion savamment entretenue par les médias[7].  Aucun candidat n’évoquera l’anormalité du ROE. Aucun candidat n’évoquera la question des dizaines de milliers d’emplois hautement qualifiés de la finance, emplois  gaspillés dans des bullshits jobs dont le contenu essentiel est  « l’adresse » ou le « talent » à effectuer de bons paris sur de simples fluctuations de prix. Une «adresse» et un   «talent» confiés de plus en plus -rationalité oblige- à des « fintech » elles- mêmes grandes consommatrices de personnels hautement qualifiés qui pourraient se déployer dans des activités moralement et économiquement plus acceptables.

 Rien ne permet de penser aujourd’hui qu’un état des lieux sérieux et réfléchi concernant le colossal édifice financier, sera abordé par les divers candidats : trop délicat, mais aussi trop compliqué pour des élus ou anciens élus qui ne comprennent pas toujours la dimension « casino » d’un monde financier qu’ils ont pourtant largement construit.


[1] La récente du CEREQ, reprise par la chronique d’Olivier Passet (XERFY)en date du 30 novembre dernier révèle à quel point la génération de la crise financière (2010) fut pénalisée par rapporte aux générations antérieures : plus de précarisation, affaissement des profils de carrière, etc. La présente génération verra ces effets s’aggraver avec d’autant plus de force que les politiques d’acompagnement de la crise actuellle ont largment profité aux insiders : l’intégration se fera au compte-gouttes.

[2] Il faut ici préciser que cette dette privée se compose de la dette des ménages (65,9%) et de la dette des entreprises ( 84,7% ). Au total, la France est beaucoup plus financiarisée que les autres pays de la zone euro.

[3] Estimation  de L’OECE dans son « Policy Brief » d’0ctobre 2020.

[4] Nous renvoyons ici à notre article : http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/11/le-mur-du-neo-liberalisme-interdira-toute-sortie-de-crise.html

[5] « Commission sur l’avenir des finances publiques » dont certains membres sont issus du MEDEF et ce afin de rassurer les marchés financiers.

[6]CF : «  Debt and Economic Renewal in the Ancient Near East » ; University presse of Maryland ; 2018.

[7] Sans s’apesantir sur les cas français, on peut s’étonner du respect donné à l’information de Saudia Aramco (Les Echos du 17/11/2020) qui déclare que pour payer les dividendes, il faudra trouver des acheteurs d’obligations nouvelles pour un montant de 6 milliards de dollars….donc des investisseurs…Mais où se trouve le capital investi ? Comme quoi le terme investissement mériterait d’être clairement identifié.

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13 novembre 2020 5 13 /11 /novembre /2020 08:20

 

Nous ne savons évidemment pas quel sera le monde de l’après crise. Par contre, il se dit que des transformations majeures feront l’objet - à tort ou à raison- de chantiers considérables. La préoccupation environnementale constitue un exemple de ces chantiers qui seraient prioritaires dans nombre de pays. Le présent papier se propose de montrer que le néo-libéralisme n’est pas l’outil susceptible de prendre en charge les transformations souhaitées. Auparavant, il nous faudra élucider ce qu’est le chemin historique du néolibéralisme. Démarche qui permettra d’en comprendre sa nature et sa dynamique au regard des enjeux d’aujourd’hui.

Le jeu logique du néo-libéralisme historique

Nous tenterons ici de reprendre partiellement l’excellente[1] présentation du travail de Pierre-Yves Gomez. Le néo-libéralisme n’a pu apparaitre qu’avec la redécouverte, la consolidation et la libération  de l’épargne au début des années 70. La promulgation aux USA de « l’Employer Retirement Income Security Act » le 2 septembre 1974, fera que les caisses de retraites des entreprises deviennent des organismes financiers autonomes chargés de diversifier leurs placements. Il s’agit là de l’acte de naissance de ce qui deviendra des fonds de pensions, fonds qui, eux-mêmes, vont se diversifier et, plus tard, concevoir des partenariats avec ce qui deviendra des organismes de gestion d’actifs aux périmètres croissants.

Cette première libération de l’épargne entraînera presque mécaniquement des effets importants : d’abord une augmentation du poids de la Bourse qui deviendra un outil, voire une contrainte dans le devenir des grandes entreprises. Assez rapidement,  la valeur de ces dernières s’exprimera en « valeur boursière », une valeur qu’il faudra ménager et qui va intéresser aussi bien les fonds de pension que tous les gestionnaires d’actifs dont les futurs « hedge funds ». Comme il est de l’intérêt des épargnants de sécuriser une retraite, le passif des fonds deviendra souvent des dettes fixes (retraites futures dont le montant est fixé à la signature des contrats, ce qu’on appelle les retraites à prestations définies). Une telle disposition invitera à la vigilance sur les actifs donc les titres des grandes entreprises. Cela signifiera que les entreprises doivent de plus en plus être sous surveillance. Ces dernières, soucieuses de s’approvisionner en capital, devront elles-mêmes rassurer les actionnaires en veillant à leurs résultats économiques, ce qui passe aussi par des innovations permanentes et des projets disruptifs qu’il faut communiquer, voire inventer pour élever les cours[2]. Au-delà, pour mieux sécuriser et mieux surveiller, on invitera à des réorganisations managériales en alignant l’intérêt des dirigeants d’entreprises sur ceux des actionnaires. Plus tard, cet alignement imposera aussi des processus de concentration avec tentative de construction de monopoles planétaires. On passe ainsi progressivement, disons dans les années 70, d’un capitalisme des grands organisateurs[3] éloignés de la finance, à un capitalisme partiellement noyé dans une matière première appelée épargne et dont le volume  - croissant et libre de toute attache - donne lieu à une  spéculation financière sans limite. Cette matière première est à l’origine d’une nouvelle industrie appelée « industrie financière ».

La logique de ce jeu est, bien sûr, de s’élargir continument, de devenir un modèle de rationalité, et surtout d’imposer une élévation continue du rendement du capital, le « return on equity » (ROE), lequel atteint aujourd’hui les 12%. Cette élévation est  un simple effet de marché qu’il faut expliquer. Dans le monde de l’économie réelle, la concurrence a le plus souvent pour effet la baisse des prix. Par contre, dans l’industrie financière, la concurrence entre fonds de pension, gestionnaires d’actifs, entreprises de capital-investissement, fonds activistes, fonds de private equity, etc. a logiquement pour effet de faire monter le prix du capital. C’est la réalisation de cet objectif que les épargnants de base ( les clients finaux de l'industrie financière) attendent de l’institution sous peine de fuir vers la concurrence. Chacune des organisations de l’industrie financière se doit par conséquent de ponctionner toujours davantage la valeur ajoutée des entreprises… au risque de ne pas survivre.  On pourrait certes imaginer que des fonds de pension raisonnables se contentent de collaborer avec des entreprises moins productrices de ROE. Toutefois, au nom de la rationalité, ils délègueront la gestion à de nouveaux entrants de l’industrie, les Hedges funds par exemple, dont l’objectif sera de capter toujours plus de valeur… avec une partie redistribuée aux fonds de pension dans le cadre d’une relation d’agence peu transparente. Globalement, il en résultera une contraction de la vision et du temps : les investissements réels des entreprises seront de moins en moins des investissements visant le long terme[4]. Plus grave encore, la captation croissante de valeur sur l’économie se paie d’une forte pression sur les salaires, lesquels vont augmenter 3 fois moins que la productivité du travail sur les 20 dernières années. Certes, toutes les entreprises ne seront pas financiarisées, mais celles qui le deviennent reporteront la ponction financière sur leurs propres salariés, mais aussi sur leurs fournisseurs (qu’il faudra également surveiller) lesquels ne survivront qu’en comprimant leur masse salariale. Une vague qui, de proche en proche, finira par atteindre la très petite entreprise… pourtant à priori très éloignée de l’industrie financière et de ses exigences…et dont les résultats économiques sont souvent très modestes…Mais aussi une vague qui va concerner les Etats, lesquels se doivent de devenir fiscalement moins voraces afin de ne pas entraver le bon fonctionnement de ces entreprises désormais très surveillées par les actionnaires.

Le jeu logique du néo-libéralisme historique est donc très clair : une épargne peu dirigée vers un futur lointain, une exigence croissante de rendements (ROE de 12%) comme effet de la concurrence sur le marché de l’industrie financière, des inégalités sociales croissantes et non maitrisables. Au final, l’éviction de tous les investissements de rendements inférieurs et donc une croissance globale de plus en plus limitée. Chaque nouvelle étape de la financiarisation devient l’approfondissement d’un cycle qui s’éloigne de plus en plus de ce que l’on pourrait vaguement appeler un intérêt général. Nous en sommes là au moment du déclenchement de la pandémie.

Un monde d’après qui se fracassera sur le mur du néo-libéralisme.

Les effets destructifs considérables de la pandémie se conjuguent aux défis laissés par une croissance sous dépendance de l’industrie financière[5]. D’où l’émergence de ce nouveau vocabulaire pour envisager le futur : « construire le monde d’après ». Sans que l’on sache très bien,  on sait pourtant que nous serons probablement amenés à envisager des investissement de long terme aux dimensions colossales et aux rendements inconnus : restauration des fonds propres des entreprises victimes de la crise sanitaire, recomposition des chaînes de la valeur et relocalisations industrielles, reconversion de l’agriculture, décarbonisation de toutes les activités, isolation de l’habitat, conversion aux énergies nouvelles, réaménagement des services de santé, recherche et mise à niveau du ou des pays dans cette matière première de demain qu’est « l’électron », infrastructures nouvelles et nouveaux moyens de transport. La liste n’est évidemment pas exhaustive. A cette liste, il faudrait aussi ajouter tous les abandons par les pouvoirs publics d’investissements ou de simples entretiens de biens communs, ce que nous avons appelé les « dévaluations internes masquées »[6]. Il s’agit là des infrastructures  civiles généreusement construites au cours des 30 glorieuses et que la financiarisation des activités devait au moins partiellement laisser en jachère : rails, ponts, routes, canaux, etc. Il s'agit aussi des équipements militaires dont les dépenses au titre du simple amortissement ont été souvent abandonné. Au total une reconstruction à périmètre et profondeur gigantesques devant mobiliser l'entièreté de la population, avec peut-être la fin de la sécession des gagnants de l'industrie financière, qui ont tant capté la valeur ajoutée pour la transformer en rente mondialisée (Au cours des dernières années, 1% de la population capte 82% du supplément de richesse produite selon OXFAM).

S’agissant de la France, de tels travaux d’Hercule ont déjà été envisagés après la seconde guerre mondiale. A l’époque, il fallait reconstruire le pays, ce qui passait là aussi par des besoins d’investissements colossaux, investissements qui furent réalisés sous la houlette des pouvoirs publics. A simple titre d’exemple, l’électron ou le numérique de l’époque, était l’électricité, d’où des investissements colossaux dans le nouvel EDF. Ainsi, en 1950, l’investissement de l’entreprise dépassait son chiffre d’affaires, un investissement réalisé sur fonds publics. Toutes les grandes entreprises nationales, les fameuses « GEN », furent ainsi vitaminées avec des participations ou aides publiques de long terme. A l’époque, il n’y avait guère d’épargne substantielle et donc, un modèle administré d’économie d’endettement s’est mis en place[7]. Bien évidemment, c’est l’articulation entre le Trésor, la Banque de France et les grandes institutions financières publiques (Caisse de Dépôts et Consignations, Crédit National, Crédit Foncier, Crédit Agricole, etc.) qui va permettre des investissements colossaux largement financés par création monétaire de la Banque de France. L’Etat n’a lui-même pas de marché financier disponible à l’échelle mondiale et ne peut disposer de ce qui est aujourd’hui l’Agence France Trésor, chargée avec l’aide de ses « SVP »[8] de valoriser une dette publique à l’échelle planétaire. Ses moyens reposent, par conséquent, assez largement sur la répression financière : il contrôle les Banques, oblige ces dernières à lui acheter des bons du Trésor et dispose d’importantes avances de la Banque de France. L’Etat oblige également ses institutions satellites, c’est-à-dire les grandes institutions financières susvisées et les banques, à financer le colossal investissement des entreprises. Les crédits à moyen et long terme sont ainsi aisément escomptables auprès du guichet de la Banque de France, ce qui est bien sûr pur acte de création monétaire. On conçoit ainsi que, sans argent, c’est-à-dire sans épargne, il est donc possible d’assurer la reconstruction du pays.

Si l’on compare maintenant les 2 périodes, la présente et celle de l’après- guerre, on constate une similitude et une grande différence :

La similitude est le fait que, dans les 2 cas, la banque centrale est mobilisée, naguère pour des investissements programmés dans l’économie réelle, aujourd’hui pour le maintien d’une situation éminemment dangereuse. La monnaie créée aujourd’hui a pour objectif essentiel d’empêcher -par toute hausse des taux… même infiniment petite- l’effondrement de la pyramide financière avec effets sur la solvabilité des entreprises et des Etats[9]. Elle avait naguère pour objet une réelle reconstruction, en particulier industrielle.

La grande différence est que naguère, même sans épargne, rien ne s’opposait à la reconstruction du ou des pays sinistrés, alors qu’aujourd’hui l’industrie financière, de part sa simple logique de fonctionnement que nous venons de présenter, étouffe toute tentative de reconstruction. Il n’y a évidemment pas de complot, et ce que certains appellent « l’oligarchie » est simplement composée de gens qui, pour se sauver, sont tenus de tenir les banques centrales et contrôler la montée en puissance de ces dernières[10]. Le ou les Etats ne restent que les accompagnateurs dociles du mouvement général. Ils devraient même remercier leur maitre car,  dans l'éruption monétaire, ils récupèrent le moyen de faire face aux nouvelles dépenses publiques associées à la pandémie. De quoi leur donner une apparence de légitimité. Par contre toute tentative sérieuse de modification - même légère- des règles du jeu, par exemple un durcissement de la loi PACTE, ne pourrait que contrarier le mouvement du ROE, avec effets de contagion sur la pyramide financière qu’il faudrait restabiliser par plus de création monétaire…[11]. D'où l'interrogation populaire bien légitime: comment se fait-il que l'Etat dépense sans compter (pandémie) tout en poursuivant ses  objectifs de réformes structurelles imposées par la logique de la finance ? 

La conclusion nous semble  claire : on ne pourra pas établir un monde enviable en modifiant les règles du jeu néo-libéral mais en changeant de jeu. S’agissant de la France, cette préoccupation devrait être au centre des débats au titre de l’élection présidentielle de 2022.


[1] « L’esprit malin du capitalisme » ; Desclée De Brouwer ; 2019.

[2] Le cas de la présente course au vaccin contre la covid19 est à cet égard édifiant, les bourses connaissant un accroissement de valeur de quelque 1400 milliards de dollars en 2 séances…suite à un simple communiqué de Pfizer.

[3] C’est la thèse de James Burnham dans son ouvrage : « l’ère des organisateurs » ; Calmann-Levy ;1947.

[4] C’est la conclusion de la Thèse de Sandra  Rigot – Cotillon soutenue en 2011 à l’Université de Nanterre sous l’autorité de Laurence Scialom et Michel Aglieta : «  Stratégie et gouvernance des fonds de pension ».

[5] Au cours des années 60 le taux d’investissement des sociétés non financières était en moyenne de 24%. Il tombe à 19% entre 1990 et 2010.

[6] http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/09/une-crypto-monnaie-souveraine-pour-la-france.html

[7] On sait que les économistes aiment distinguer cette croissance par création monétaire de celle d’aujourd’hui qu’on appelle économie de marchés financiers.

[8] C’est-à-dire des banques sélectionnées pour devenir des spécialistes en valeurs du Trésor.

[9] http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/08/enfer-de-la-dette-ou/et-paradis-de-l-illimitation-des-ressources-financieres.html

[10] http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/10/comprendre-la-toute-puissance-de-la-banque-centrale.html

[11] A la limite on notera qu’au titre de la pandémie,  les aides publiques aux ménages et aux entreprises financées avec de la dette immédiatement monétisée par la banque centrale, aide qui ressemble ainsi à l’hélicopter monnaie souvent vanté par les critiques du néo-libéralisme…ne fait que contribuer au bon fonctionnement de ce dernier….

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12 novembre 2020 4 12 /11 /novembre /2020 09:49

Nous nous permettons de publier sur notre blog le texte d'une vidéo réalisée par l'un des dirigeants de XERFI : Olivier Passet. Exprimée avec des mots bien choisis, ce texte très bref donne une vision claire de notre réalité. Bonne lecture.

La crise sanitaire marque en apparence un retour de l’État, disons une re-légitimation de l’État interventionniste. Sans son action, l’économie se serait effondrée. A travers les aides ciblées, à travers les dispositifs de chômage partiel, le système des prêts garantis, ou encore à travers le soutien aux différents secteurs névralgiques du plan de relance, l’économie est maintenue en état de survie artificielle. Mais il ne s’agit pas là d’un choix doctrinal. Cette bifurcation s’impose, au gouvernement français comme à tous les autres gouvernements de la planète, y compris les plus rétifs, Allemagne en tête. Les gouvernants ne se sont pas soudain tous converti à la dette, à la relance keynésienne, pas plus qu’ils n’ont renoncé à l’économie de marché et décidé de se rallier au dogme de l’intervention, de la socialisation et peut-être demain de la collectivisation des moyens de production. Rien n’a été prémédité. Ce revirement ne tient qu’au pragmatisme et à une fuite en avant dans l’action pour sauver ce qui peut être sauvé. Mais au fond, personne ne connaît l’issue d’un processus improvisé dans l’urgence. Les gouvernements des pays avancés sortiront de cette séquence avec plusieurs dizaines de points de PIB de dette supplémentaire. Et chacun pressent, que ce qui fait solution à court terme, peut devenir le problème de demain.


Le discours sur le retour de l’État, ne saurait se contenter de la seule volumétrie des dépenses et des dettes. Certes le poids de la dépense publique dans le PIB augmente partout. Et l’accès à une dette gratuite semble ne plus opposer aucune limite à la croissance des dépenses. Mais cette dernière reproduit ce qui s’est passé lors d’autres épisodes de crise depuis plusieurs décennies. L’état à travers son intervention ne fait au fond que reprendre à son compte les pertes de la sphère privée, qu’il socialise. Autrement dit qu’il répartit entre tous les contribuables. Cette dérive des dépenses s’inscrit dans une tendance qui n’a fait que se renforcer au fil des années. Un non-dit dont nous avons maintes fois souligné l’importance croissante. La montée en puissance d’une fonction assurantielle de l’État, qui est à l’origine de l’essentiel de la hausse de la dette des pays avancés depuis 20 ans et qui ne donne lieu à aucun provisionnement faute d’être reconnue.  Le nouveau consortium qui se dessine entre la finance et les États, et qui semble procurer à ces derniers des moyens illimités, sur lequel ils pourraient asseoir son ascendant sur les autres acteurs de l’économie, n’existe que pour expurger le risque de la sphère privée, et protéger les détenteurs de capitaux des pertes inhérentes à l’instabilité croissante du système. Ce faisant, cet ascendant apparent de l’État n’est que la manifestation d’une instrumentation sur lequel, ni le citoyen, ni le politique n’a droit au chapitre. Le renflouage des agents privés, le report de la dette sur la collectivité se produit sous la tutelle bienveillante des banques centrales, et tout cela a pour seul but d’éviter une défaillance généralisée des agents privés, une contagion des risques qui atteindrait tout aussi violemment la sphère réelle et la sphère financière.


Et ce poids croissant de la dette est précisément ce qui étiole peu à peu ses possibilités d’intervention discrétionnaires traditionnelles. Le renflouage des pertes du privé prend le pas sur toutes les autres missions de l’État. Elle met sous pression les fonctions historiques qu’elles soient régaliennes, sociales ou productives. L’hyper sensibilité de la solvabilité des États aux conditions de financement, le risque disproportionné induit par une petite variation des taux d’intérêt, fait que ces derniers passent sous tutelle financière comme ils ne l’ont jamais été et qu’ils sont soumis plus que jamais, comme les entreprises aux bonnes règles de gouvernance qu’édictent les gestionnaires d’actifs.  Une tutelle qui dramatise l’impôt, notamment sur le capital et dédramatise la dette. Ce que produit la crise, c’est un état obèse… mais plus faible que jamais et de moins en moins en mesure de répondre aux préférences issues du jeu démocratique.


Reste que la crise a eu une autre conséquence, qui la différencie des précédentes. Elle surligne précisément les défaillances de l’État sur ses fonctions essentielles qui ont trait au bien commun. Santé, éducation, production à caractère stratégique, qui exposent nos économies à des risques d’effondrement économiques et sociaux qui revêtent un caractère systémique tant la finance, est exposée, elle-aussi à cette défaillance. Elle replace aussi au premier plan l’État comme commanditaire clé pour solvabiliser et impulser les marchés de demain. Mais comment ignorer l’autre message tout aussi fort de la crise.  L’État n’a plus la main sur les infrastructures collectives essentielles. Il a été moins le garant de la continuité du système productif et du lien social que les géants de la net économie ou de l’industrie pharmaceutique. La vision du capitalisme de demain est portée in fine par ces acteurs et les gestionnaires d’actif qui les gouvernent. Et lorsque l’État fait mine de reprendre la main comme agent productif, il ne fait qu’accélérer les dessins d’acteurs privés plus puissants que lui

 

 

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4 novembre 2020 3 04 /11 /novembre /2020 10:33

Les articles précédents ont largement évoqué la progressive transformation des Banques centrales en véritables proto-Etats[1]. Devenues structures protectrices d’entités très affaiblies par le choix de l’endettement, elles s’obligent aussi à maintenir des taux très bas afin de ne pas provoquer un tsunami financier. En sorte que « tenant le tout » et responsables de l’essentiel, elles sont elles-mêmes devenues les outils d’une finance dont la faiblesse est d’abord son gigantisme. Ces proto-Etats au service d’un capitalisme spéculatif sont -ils des outils infaillibles ? Les très nombreux économistes qui annoncent l’imminence d’une crise financière semblent douter de cette capacité des banques centrales à « tenir le tout ».

Le présent texte se propose  d’approfondir la question.

A priori, Covid aidant, La crise pourrait venir des Etats devenus incapables d’assurer le roulement d’une dette continuellement croissante. Elle pourrait aussi provenir de la finance dans ses excès spéculatifs aux conséquences macroéconomiques graves. Elle pourrait enfin provenir d’un mix de ces deux causes.

S’agissant des Etats, le point de départ serait bien évidemment une remontée des taux. Ces derniers sont actuellement négatifs pour nombre d’Etats et cela signifie que l’offre de titres est inférieure à la demande. Pour bien comprendre cette situation, il faut savoir que le marché primaire de la dette se fait aux « prix demandés », c’est-à-dire aux prix proposés par les acheteurs (banques) pour une émission par le Trésor. Si le prix proposé est supérieur, voire très supérieur au nominal, cela signifie que pour un taux fixé par le Trésor, le rendement peut devenir négatif. Par exemple si, pour une maturité de 1 an, une obligation de 100 au taux de 2% est vendue 105, cela signifie que le porteur recevra à terme 2 (intérêt)+ 100 (le capital investi), alors qu’il a avancé 105. D’où une perte de 105- (100+2) = 3. Si le rendement net est négatif, c’est bien en raison du prix, un prix ici trop élevé. A l’inverse, si la dette publique était boudée et que le prix demandé n’était que de 95, il est clair que l’opération serait autrement rentable pour les banques… et le coût de la dette autrement plus élevé pour le Trésor. Dans ce cas le Trésor devra à terme payer 100+ 2= 102 alors qu’il n’aura reçu que 95. Ce qu’il faut donc comprendre au travers de cet exemple est, qu’en cette fin d’année 2020, le prix des titres publics est plus élevé que le nominal et que, par conséquent, la dette publique est d’une certaine façon trop rare : les Trésors des grands pays sont, d’une certaine façon, insuffisamment endettés et le roulement de la dette n’est pas suffisant au regard des appétits des investisseurs. Le lecteur averti sait aussi que si l’appétit des banques pour la dette publique est grand, c’est aussi pour une double raison, d’abord l’énorme liquidité dont elles sont abreuvées par les banques centrales[2], ensuite la réputation de solvabilité des Etats. Cette seconde raison est ancienne alors que la première est très nouvelle et résulte du seul choix des banques centrales : « tenir le monde tel qu’il est ». Et d’une certaine façon, les Etats trouvent dans « l’abri » Banque centrale de quoi s’enrichir : plus ils s’endettent et plus ils gagnent de l’argent. En particulier, le Trésor allemand avec une dette à 10 ans au Taux de -0,6% peut fort bizarrement combler une partie de son déficit….Il s’agit là d’un paradoxe parmi d’autres…

Le poids des dettes publiques est, en moyenne, d’environ 100% des PIB des Etats. Même s’il est appelé à s’accroitre fortement en raison de la double crise sanitaire et économique, il restera faible au regard des dettes privées et de la finance en général. C’est dire que les banques centrales sont tout à fait capables d’entretenir cette rareté de dette publique -rareté garantissant des taux négatifs ou proches de zéro - en augmentant leur aide aux banques. Ainsi pour la BCE qui verrait en 2021 un roulement de la dette européenne de probablement 1200 milliards d’euros, il lui sera techniquement aisé d’augmenter son bilan de quelques centaines de milliards par le biais de nouvelles aides aux banques acheteuses de dettes publiques nationales. Et même une aggravation de la crise économique résultant de celle de la crise sanitaire serait parfaitement gérable pour les instituts d’émission. En particulier, la BCE qui a pu abandonner certaines de ses règles internes et qui n’est plus menacée par la Cour Constitutionnelle allemande, peut sans difficulté maintenir l’artificielle pénurie de dette publique et donc des taux proches de zéro.

Au total, il est peu probable que la prochaine crise financière ait pour berceau la dette publique et l’endettement croissant des Etats.

Les choses sont sans doute différentes pour ce qui est des dettes privées et de la finance en général, dettes dont le volume est autrement considérable. Les estimations sont diverses et cela correspond à ce que l’on y inclut : d’une part, encours de crédits, obligations d’entreprises, capitalisation boursière, activités du shadow banking, garanties diverses, finance de marché, etc.   et à la  définition des activités correspondantes, d’autre part. Quoi qu’il en soit, et au -delà de la seule dette publique, la taille de la sphère financière se situe entre 550 et 1100% des PIB. S’agissant de la France, ce volume en dehors de la dette publique se compose approximativement de la dette des ménages (65% du PIB), de la dette des entreprises (entre près de 100% du PIB pour l’évaluation de la Banque de France et 160% du PIB pour l’évaluation d’Oxford Economics), du total des bilans bancaires (environ 450% du PIB), et  du total des engagements hors bilan et de la finance de l’ombre (environ 200% du PIB). Le total global s’élève ainsi aux alentours de 850% du PIB.

Bien évidemment, si l’on pouvait opérer une consolidation, la situation ne serait guère effrayante. Hélas, un accident même modéré sur un actif, par exemple un défaut sur dette d’une entreprise envers son banquier, peut entrainer une contagion. Le mécanisme est simple à comprendre : puisque tout défaut sur la valeur des actifs (les crédits bancaires aux entreprises sont un actif) entraine une diminution de même valeur des fonds propres des banques, les actionnaires sont directement impactés[3]. Un mouvement de contagion est donc théoriquement possible avec les étapes suivantes : rapide disparition de la fragile digue du mécanisme de l’Union Bancaire, effondrement du cours des banques, impossibilité de reconstituer du capital sur les marchés, affolement de la multitude des clients qui soldent leurs comptes privés, explosion de l’illiquidité sur la finance de marché, etc… La propagation, en raison de la foule des acteurs sur les marchés financiers -une foule ordonnée qui devient foule paniquée- provoque une illiquidité planétaire et donc un effondrement généralisé. Et la panique ne provient pas exclusivement de la foule travaillant modestement dans le périmètre des bilans comptables (entreprises, ménages), elle provient aussi de la foule située dans l’ensemble des hors bilans (finance de marché…avec ses produits très sophistiqués et très dangereux), une foule par nature autrement volatile puisque le métier de base est le report en continu des risques sur les autres acteurs.[4]

Théoriquement, les banques centrales peuvent unir leurs efforts pour empêcher l’effondrement mais force est de constater que la tâche est autrement plus  difficile que le simple sauvetage des Etats. Deux forces se conjuguent ici : la taille du système financier dont nous venons de voir qu’il était près d’une dizaine de fois plus important que le système étatique, et la contagiosité. Dans le cas des Etats, la contagion est complètement contenue par la séparation, par l’isolement des acteurs et par la réputation de solvabilité. Dans le langage courant, il y a disparition possible des entreprises et jamais  disparition des Etats. Plus simplement encore, la BCE, par exemple, peut traiter séparément les cas difficiles en achetant davantage de dettes publiques aux Etats du sud de la zone euro. Par contre, elle ne peut isoler les banques systémiques fragilisées et leur porter durablement secours sans entamer les règles de la concurrence. Il faut donc agir globalement sur des montants gigantesques. Alors que le maintien de la solvabilité étatique peut se payer en centaines de milliards d’euros (en termes d’accroissement du bilan de la BCE), il se paie en milliers de milliards d’euros pour le maintien du système financier.

Toutefois, l’irruption potentielle d’une panique entrainant quasi mécaniquement un effondrement généralisé -avec un effondrement des Etats eux-mêmes qui devraient affronter une remontée des taux-  est bien sûr dans le viseur des Banques centrales. C’est la raison pour laquelle la plupart d’entre-elles monétisent de la dette d’entreprises, une monétisation qui affecte même les petites banques centrales (Pologne, Thaïlande, Mexique, Colombie, Israël, Corée du sud, etc.), et une monétisation qui au final protège et améliore la rentabilité des fonds propres des entreprises financiarisées.

Au total, si une crise financière devait se déclencher, elle passerait d’abord par le système financier et laisserait probablement intacte la capacité des Etats à rouler la dette et au final leur solvabilité. Notre conclusion est fort nuancée : les banques centrales sont toutes puissantes, peuvent retarder une explosion, limiter une panique, mais face à un tsunami qui s’énoncerait en milliers voire en dizaines de milliers de milliards d’euros, il est difficile d’imaginer qu’elles puissent doubler ou tripler leurs bilans en quelques heures.

De fait, les banques centrales ne pourraient confirmer leur toute puissance que si elles arrivaient à limiter le gigantisme financier, ce qui passerait par une dé-financiarisation de l’ économie réelle, et donc une prise de pouvoir beaucoup plus approfondie, c’est-à-dire  un pouvoir d’Etat classique. Cela passerait par une redéfinition complète de la gouvernance des grandes entreprises et donc la modification des relations qu’elles entretiennent avec les détenteurs de leur capital. Une telle modification permettrait la fin de l’alignement de l’intérêt des managers sur ceux des gestionnaires d’actifs, donc une redéfinition plus juste du partage de la valeur ajoutée. Cela passerait aussi par un contrôle strict des activités  spéculatives ou dangereuses : interdiction de la titrisation, interdiction des « Credit Default Swaps » à position nue, interdiction d’accès aux marchés à termes pour les  spéculateurs non impliqués dans l’activité économique réelle, etc. On pourrait même imaginer l’interdiction de création monétaire par les banques. Autant de thèmes aux conséquences macro-économiques considérables, qui supposent un travail juridique de grande portée réglementaire et évidemment un travail politique….  Mais aussi autant de thèmes impensables dans la réalité de la  gouvernance des banques centrales qui font de ces dernières un outil, certes puissant, mais  simple outil au service de la seule finance.

 Devant ce handicap, les Banques centrales restent, d’une certaine façon, spectatrices du développement des effets pervers charriés par leur stratégie de simple maintien du monde tel qu’il est : bulles sur les actifs financiers voire immobiliers avec le fantastique développement des inégalités  sociales qui en découlent, maintien d’entreprises zombies, faiblesse des gains de productivité et donc de la croissance potentielle.  

 


[3] On comprend ici toute l’inquiétude suscitée dans la profession par les différés de remboursement imaginés par le Ministre de l’économie en France. La Banque de France considère traditionnellement qu’un différé, surtout sur une somme aussi importante (123 milliards pour 600 000 entreprises au titre du PGE) correspond à un véritable défaut aux conséquences incalculables. D’où les pressions sur les régulateurs et les modifications déjà intervenues dans le calcul des fonds propres.

[4] Notons toutefois qu’une partie de la finance de marché se déroule à l’intérieur du périmètre des bilans bancaires, c’est le cas de la finance pour compte propre des banques.

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18 octobre 2020 7 18 /10 /octobre /2020 09:00

A la fin de ce mois d’octobre 2020 le total du bilan de la BCE dépassera les 7000 milliards d’Euros soit davantage que le total du bilan de La FED. Compte tenu du recul du PIB des pays de la zone, il dépassera en 2021  les 60% de la richesse produite dans ladite zone . Pour l’essentiel la croissance du bilan provient des prêts  aux quelque 700 banques de la zone (plus de 1300 milliards d’euros) et au roulement de la dette publique ( quelque 800 milliards). A cela il faudrait encore ajouter les achats de dettes d’entreprises (« Corporate Sector Puchase Program»- CSPP-)  et du papier commercial.

L’émission massive de monnaie correspondante n’est pas, contrairement à ce qui est généralement affirmé, une détérioration potentielle du bilan de la BCE : une banque centrale ne connait pas comme les agents économiques classiques d’exigence de passif. C’est la raison pour laquelle certains souhaitent l’annulation des dettes, en particulier les dettes publiques devenues des poids lourds dans le budget des Etats. Et il est vrai qu’une telle annulation ne rendrait pas la BCE plus pauvre et qu’elle soulagerait nombre d’agents.

Que devient la considérable liquidité ainsi émise ?

En juillet 2020, les banques européennes ont vu leur compte à la BCE augmenter de 1300 milliards d’euros, au titre d’un nouveau crédit à moyen terme de la part de l’Institut d’émission. Cette écriture en actif a ensuite permis des prêts considérables aux entreprises arrêtées dans leurs activités pour cause sanitaire. A ce titre, s’agissant de la France, c’est au moins 140 milliards qui sont ou seront au total débloqué par les banques en 2020. Pour autant les banques ne voient pas leur liquidité affectée, et les 140 milliards en accroissement d’actifs (prêts) se retrouvent en ressources pour un montant équivalent (dépôts). Tout étudiant en économie sait en effet que les « prêts font les dépôts » et seule une conversion en billets (de plus en plus rare) vient nuancer cette banalité. Nous sommes donc dans un système monétaire – tout au moins dans la zone euro- où la liquidité extrême permet des achats de titres, et en particulier des titres de la dette publique. Une dette dont on pense qu’elle est sécurisante en ce que, comme l’or - banque centrale oblige - elle est un titre qui ne figure finalement dans le passif de personne : la banque centrale a acheté 71% de la dette émise en 2020[1] et ne s’appauvrit pas si les débiteurs sont indélicats. Il existe à cet égard une assez grande confusion des esprits et souvent ce sont les mêmes qui considèrent comme sûre la dette publique tout en s’inquiétant du mythe de la dégradation du bilan de la banque centrale.

La liquidité extrême se portant sur la dette publique fait évidemment monter la valeur des cours des dettes publiques et, corrélativement, baisser les taux correspondants. On comprend ainsi qu’une dette publique, jugée plus sûre encore que toutes les autres, puissent déboucher sur un taux négatif : le Trésor allemand peut ainsi proposer, en ce mois d’octobre, un Bund à 10 ans à -0,60%. Et si le Bund est trop rare sur le marché, donc trop cher, les banques pourront se reporter sur des dettes moins sûres qui  seront toutefois assorties de taux proches de zéro. C’est ainsi que même l’Italie et la Grèce vont bientôt bénéficier de taux nuls. Les « investisseurs », essentiellement ce qu’on appelle en France les « Spécialistes en Valeurs du Trésor » (SVT) sont des  banques qui, elles -mêmes, ont bénéficié de prêts à moyen terme à taux négatifs de la part de la BCE. De fait, recevant une subvention de la BCE, les SVT partagent ladite subvention avec les Etats endettés. Et un partage bien intéressé puisque la dette publique, pour des raisons purement conventionnelles, donc relevant de pratiques comptables validées par la Banque des Règlements Internationaux, ne « mange » pas les fonds propres comme cela est le cas pour une dette corporate. Se trouve ainsi mis en place un circuit allant de la BCE vers les banques, puis les Etats, avec retour vers la BCE sous forme de rachat de la dette. Et un circuit qui accroit la liquidité, et des banques et des Etats, et qui a pour moteur la BCE.

Mais la BCE ne prête pas qu’aux banques et ne monétise pas que de la dette publique, elle achète de plus en plus de dette corporate, donc des obligations d’entreprises. Ce faisant, elle en soutient le cours et permet d’améliorer d’abord l’image des entreprises, les conditions de leur mobilisation de capital, voire leur rentabilité si les rachats débouchent aussi sur le rachat par les entreprises de leurs propres actions. La BCE peut ainsi contribuer indirectement au financement de profits simplement spéculatifs. Plus généralement elle participe, avec sans doute d’autres banques centrales, et en particulier la FED,  au soutien de l’ensemble de la finance de l’ombre, avec en particulier les poids lourds de la gestion d’actifs. Ainsi Black Rock, Vanguard, JP Morgan, Amundi, etc. dépendent directement des politiques monétaires devenues aussi progressivement de vrais politiques budgétaires des banques centrales. Plus généralement encore une extrême liquidité en hausse constante nourrit un Trading qui fait l’essentiel du profit des grandes banques américaines[2], l’investissement dans le casino étant plus rentable que dans celui de l’économie.

Face à un rapetissement des Etats, on peut se demander si la clé de voûte du système - la Banque centrale qui semble tenir le tout - n’est pas que simple apparence. Manifestement, la banque centrale n’est pas au service d’elle-même mais au service d’autres acteurs qui se situent essentiellement dans le monde de la finance, de la banque, et d’une manière plus générale dans ce qu’on appelle le réseau des acteurs d’un capitalisme devenu financier.

D’une certaine façon, la BCE a déjà dépassé le stade du proto-Etat classique. On se rappelle en effet que le « coup d’Etat constitutif des Etats » (Pierre Clastres)[3] correspond à l’accaparement de ce qui était le commun des hommes par des individus privés. Nous disions dans un texte précédent[4] que l’Etat primitif était la première privatisation dans le monde des humains. Manifestement, la Banque centrale moderne n’est pas le fait d’un coup d’Etat, et ses dirigeants sont de fait les simples exécutants d’une œuvre qui les dépasse. Le système des « portes tournantes » chère à Laurence Scialom[5] ne contredit pas ce point de vue : les acteurs privés de la finance, prennent momentanément les rênes de la machine pour la rendre obéissante…. mais le passage dans le public est d’autant plus bref que la carrière se déroule ailleurs…. Cela signifie aussi en reprenant notre article du 8 octobre dernier[6] que le scénario rationnel d’une banque centrale devenant monopole naturel est assez peu probable[7].

Très réellement, Marx a partiellement raison dans son analyse de l’Etat qui fait des acteurs politiques les architectes d’une reproduction des « rapports sociaux de production ». La Banque centrale de la décennie qui s’ouvre, est déjà un Etat moderne chargé, au plus haut niveau, du maintien de l’ordre néo-libéral. Et dans ce contexte les vieux Etats, d’une certaine façon, nourris par le roulement continu et croissant de la dette, n’ont plus qu’à aider, telle une simple collectivité locale, à entretenir chacun dans son espace, l’ordre libéral.

Et cet entretien à l’échelle devenue locale doit respecter les règles du système : même si le roulement de la dette est garanti par des taux nuls devenus obligatoires si l’on veut sauver le système,[8] ces nouvelles collectivités territoriales que sont devenues les vieux Etats, doivent épauler l’entreprise financiarisée en rabotant en permanence ses charges. Ils doivent aussi concourir à la disparition des spreads de taux sur la dette publique en maitrisant la dépense publique. Garantir le respect du libre-échange, garantir la parfaite circulation du capital, mais surtout diminuer le poids des charges sociales et de la fiscalité,   sont devenus la besogne quotidienne de chaque vieil Etat, une besogne dument contrôlée par des acteurs qui les dépassent.

 Ce travail peut apparaitre comme celui de « petits bras » puisque les sommes rapportées par les réformes structurelles (marché du travail, retraites, fiscalité, etc) , se comptent, pour un pays comme la France, en dizaines de milliards quand le simple roulement de la dette s’énonce, lui, en centaines de milliards. Il est néanmoins fondamental car il contribue à la bonne tenue des cours de la dette des entreprises et aux valorisations boursières devenues fondamentales avec la financiarisation généralisée. Au fond la Banque centrale tient le système par le haut, tandis que ces nouvelles collectivités territoriales que sont devenus les vieux Etats sont chargés de le soutenir par le bas…tâche rémunérée par la garantie du roulement de la dette.


[1] CF FMI dans le Fiscal Monitor d’octobre 2020 : « Policies for the recover ».

[2] 25,6 milliards de dollars pour le seul troisième trimestre 2020 pour les 6 grandes banques américaines : JP Morgan, Bank of America, Goldman Sachs, Morgan Stanley et Wells Fargo.

[3] Cf son ouvrage majeur : « La société contre l’Etat » ; Editions de minuit ; 1974.

[5] Cf : « La fascination de l’ogre» ou comment desserrer l’Etat de la finance- Fayard ; 2019.

 

http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/10/questions-autour-de-l-euro-numerique-de-la-bce-monopole-naturel-ou-proto-etat.html[6]

[7] Nous renvoyons ici à notre article du 6 juillet et à ses conclusions : http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/07/les-banques-centrales-vont-elles-devenir-des-etats,partie-2.html

[8]  condition devenue fondamentale pour la finance, y compris pour les banques qui seraient vites en cessation de paiement si leurs actifs devaient s’effondrer par une remontée des taux.

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