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1 mars 2020 7 01 /03 /mars /2020 06:46

                                                                    QUE CONCLURE ?

Il est banal d’affirmer qu’une issue positive au grand démantèlement qui menace, passe par un budget fédéral important. Aujourd’hui, c’est la politique monétaire qui supplée à son absence et maintient encore l’ensemble. Les politiques fiscales-sociales nationales interdisent, jusqu’ici, l’injection du ciment qui devait assurer la cohésion menacée, d’où le recours artificiel à ce producteur de « mauvais béton » qu’est la BCE.

 Parce que le projet de construction d’un ordre automatique est irréaliste, il est admis qu’il faut aller plus loin et édifier un important budget fédéral. De quoi aller, plus avant encore, dans l’édification de l'Union Européenne.

Ce projet est lui-même irréaliste puisqu’il met en cause l’existence des marchés politiques nationaux. Jusqu’ici les personnels politico-administratifs nationaux n’étaient que marginalement atteints par la construction de l’ordre automatique. Parce que cet ordre à construire et à reconstruire passait par des usines à gaz, sa montée en puissance n’affaissait en aucune façon la bureaucratie dans laquelle le dit personnel pouvait s’épanouir. D’où les allez et retours (le "revolving doors" ou "portes tournantes") des agents correspondants, entre privé et public, entre économie réelle et finance, entre administration et banques centrales, entre politique et économie qu’elle soit publique ou privée, entre agences indépendantes et fonctions ouvertement régaliennes, entre fonctions nationales et fonctions européennes, etc… Le tout dans le marché croissant d’une bureaucratie qui donne des espoirs de carrière.

 Ajoutons que ce personnel politico-administratif, devenu nomade, est apprécié du monde de l’entreprise, qui préfère ne pas voir se constituer un monopole barrant la route des libertés. Oui, à l’abaissement des coûts fixes offerts par le grand marché ; non, au grand Etat monopoliste. Ajoutons enfin que, même souvent délégitimé, ce personnel est mis au pouvoir par des citoyens, certes souvent devenus de "simples individus désirant", mais qui restent néanmoins travaillés par une culture, une histoire, des valeurs et surtout un positionnement dans l’ordre du marché en construction. De quoi multiplier les « produits politiques » à des fins électorales, et laisser le personnel politico-administratif national, d’une part, prospérer à l’intersection des 2 ordres, et d’autre part, nager dans l’ordre organisé.

La grande ambiguïté qui en résulte, fera que ce personnel, dans un cadre resté à priori démocratique, pourra à la fois travailler à la construction de l’ordre automatique tout en restant attaché à l’ordre organisé. Ainsi, par exemple, l’agriculture, notamment française, est soumise à la construction de l’ordre automatique alors même que la bureaucratie de la PAC, et des normes -tout aussi bureaucratiques et  purement nationales- allaient en sens inverse. D’où le problème d’une agriculture de qualité -ordre organisé- ruinée par des prix de marché qui se forment dans l’ordre automatique, avec la colère d’agriculteurs victimes d’une incohérence totale. Autre exemple, celui de la distribution du médicament qui baigne dans l’ordre automatique tout en étant chargée d’une mission de service public…avec pour conséquence des pénuries inquiétantes de certains produits bénéficiant de fortes marges à l’étranger. On pourrait multiplier les exemples.  Laissons de côté les innombrables cas de conflits d’intérêts, hélas trop connus, entre la finance et les acteurs qui, dans l’ordre organisé, sont censés la réguler.

Les marchés politiques nationaux sont donc indépassables et le passage à un monde européen parfaitement liquide et sans frontières est complètement irréaliste. Plus que jamais les ordres politiques nationaux restent des points d’appui pour tous les acteurs. Les débats autour du budget européen pour la période 2021-2027 sont là pour nous rappeler que l’avenir est éloigné de la société parfaitement liquide.

Il existera donc toujours une enveloppe organisée nationale au-dessus de l’ordre automatique européen. Le régalien continuera d’exister même si la plupart des fonctions correspondantes seront très largement privées et donc soumises à l’ordre automatique. Ainsi des fonctions parfaitement régaliennes comme les fonctions militaires peuvent s’enraciner dans des chaines de la valeur où le privé est dominant. C’est le cas partout, et même le « front -office » de la gestion militaire peut être partiellement privé. Il n’empêche que l’autorité militaire et les choix stratégiques restent soumis à un ordre qui n’est pas celui du marché. Il ne faut pas s’étonner que ce type de fonction, parce que, rattaché à une histoire, ne puisse s’homogénéiser dans la construction européenne. Clairement, le personnel politico-administratif polonais préférera le « F35 » américain au « Rafale » français. Clairement, la France ne pourra partager la dissuasion nucléaire. Les budgets nationaux, donc les Etats, sont certes invités à « produire le marché », mais ils sont aussi à l’intersection du marché, du social et du régalien et, à cet égard, sont puissamment soumis aux marchés politiques nationaux. Pas de place pour un budget fédéral accaparant des ressources nationales, voire un nouvel impôt européen étranglant davantage l’ordre du marché à construire.

Une conclusion provisoire semble s’imposer : les Etats ne vont pas disparaître et les blocages à de nouveaux développements de l’ordre automatique européen vont se multiplier : pas d’union bancaire protégeant les banques des pays en difficultés, pas d’union des marchés de capitaux assurant une diversification protectrice des actifs financiers de tous les pays… et bien sûr pas de budget fédéral. De quoi augmenter encore les hétérogénéités et en conséquence les risques de stratégies centrifuges de plus en plus visibles. Déjà la Grèce est dans un courant centrifuge avec l’aide  de la Chine ou Israël. Au-delà, l’initiative des « pays des trois mers » révèle à quel point un libre marché de l’énergie en Europe est dépassé par des objectifs stratégiques touchant tout l’est de l’Europe dans le cadre d’une compétition russo-américaine. Il serait possible de multiplier les exemples.

Plus grave est sans doute, dans ce contexte, les effets d’un retour au bilatéralisme dans le cadre de la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis. L’Accord dit de « phase 1 » entre les deux pays est bien le grand retour des ordres organisés avec l’idée forte d’un commerce administré par des Etats souverains , selon une logique que l’on croyait oubliée. Dans ce cadre, on sait que les 200 milliards de dollars d’importations chinoises supplémentaires sont administrativement et autoritairement réparties sur une multitude de branches. Sans entrer dans le détail, 8 secteurs industriels sont listés et correspondent à des produits américains dont la Chine a besoin... et qui ne seront plus achetés sur les marchés européens. Des marchés déjà agités par la logique de forces centrifuges. De fait, la fin possible du multilatéralisme correspond aussi au dégonflement potentiel de l’ordre automatique comme outil de base de la construction européenne.

Le chemin choisi dans la construction européenne n’était pas le bon. Existe-il une possibilité de reconstruire en faisant table rase des outils jusqu’ici tant valorisés ? Nous n’avons évidemment pas de réponse. Par contre les réflexions menées dans cette triple note révèlent que les bavardages continus sur une « nécessaire transformation de l’Europe » ou son « approfondissement » doivent prendre conscience du poids colossal du chantier. Un chantier qui passe évidemment par le repositionnement radical d'une finance, tireuse des ficelles qui agitent les pantins dans l'ordre automatique,  et ordre dont la construction lui est largement imputable.

Au delà, les conséquences de la crise sanitaire actuelle -avec notamment le dé-tricotage potentiel des chaines de la valeur, et le début de prise de conscience que l'ordre automatique à l'échelle planétaire, était d'une extrême fragilité, peuvent accélérer la mise en route du dit chantier. On voit mal en effet une Allemagne qui risque d'être violemment prise dans une dépression,  ne pas être contrainte par un changement de paradigme. Mais là encore cela passe par un repositionnement de la  finance et d'abord du regard que le personnel politico- administratif porte sur elle.

 

 

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26 février 2020 3 26 /02 /février /2020 06:32

                                             Le grand mythe des « coûts de la non Europe »

La recherche incessante du lissage des hétérogénéités développe naturellement des effets pervers lesquels dépassent ce qui était simplement raisonnable, d’où l’arrivée du temps des dislocations et de la contestation des règles imposées dans le jeu économique. Beaucoup de facteurs vont intervenir. Le présent texte ne prétend pas en dresser la liste et se contente de photographier, voire analyser les plus importantes.

Le « rabot économie » laisse intactes les rugosités sociales-fiscales

Curieusement le marché unique n’a pas a priori attaqué certains des outils, directement ou indirectement régaliens, de chaque Etat (Armée, police, justice mais aussi protection sociale). Le système politico-administratif européen n’a pas de prise directe sur l’impôt, et chaque Etat est encore très partiellement et trompeusement couvert par une règle de l’unanimité qui interdit encore d’effacer les hétérogénéités. Sur un plan purement rationnel, la contrepartie des prélèvement fiscaux -sociaux correspond à des distorsions de concurrence. C’est la raison pour laquelle les Etats eux-mêmes sont en compétition et que le mur de la fiscalité et de l’Etat-providence est un mythe qui permet aux entreprises de choisir le moins-disant fiscal avec toutes ses conséquences sur l’idée même d’Union[17]. En dépit des apparences, le monopole fiscal-social devient  - par le jeu de l’unanimité- un marché autorisant les entreprises à sélectionner l’Etat le plus compétitif. La question du travail détaché est là pour nous le rappeler. Ces faits sont trop connus pour être développés. Ils signifient toutefois le désarmement des politiques économiques et le développement de divergences que le lissage devait réduire. Bien évidemment la concurrence entre Etats est favorable aux entreprises lesquelles n’ont aucun intérêt à voir le dispositif social-fiscal se transformer en monopole.

Affaissement des Etats et nouvelles usines à gaz

Face à l’étranglement fiscal que chaque Etat tentera de compenser partiellement par des stratégies d’adaptation, le mur de la bureaucratie va se développer avec ce que l’on peut appeler la montée des « coûts de back office » lesquels vont toucher l’ensemble des institutions publiques ou privées de l’UE. Comme déjà indiqué, la normalisation obsessionnelle sera le fait d’Autorités Administratives Indépendantes, de régulateurs, de contrôleurs …donnant eux-mêmes naissance à une multiplicité d’experts, de cabinets de surveillance ou de contrôle, de bureaux d’évaluation, qu’il faudra eux aussi contrôler en raison de possibles risques de conflits d’intérêts. Le coût global de cette prolifération n’est pas connu.  D’une certaine façon nous avons là une sorte de nouvelle « loi d’airain » qui fait que toute volonté politique contribuant à son propre effacement par le biais d’une promotion d’un ordre spontané européen a pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total d’agents d’une bureaucratie répartie autant dans la sphère des Etats que dans toutes les autres qui se doivent de respecter les règlements. Pour ne donner qu'un exemple la révision des 500 normes homogénéisées touchant les matériaux de construction va exiger 10 années de travail pour un coût total de 1 milliards d'euros. Les usines à gaz constituent  le  premier coût de la participation à l’Union Européenne, coût à comparer fort logiquement aux « coûts de la non-Europe ». Mais, comparaison difficile tant l’enchevêtrement de la bureaucratie et du marché est opaque. Constatons simplement que la conjonction de ces 2 pôles constitue l’essence de la réalité présente. Pensons par exemple aux nouvelles usines à gaz qui ne manqueront pas d’émerger à propos des règles budgétaires nouvelles, ou le travail qui va se déployer autour de la commissaire à la concurrence à propos du concept de « marché pertinent », travail qui  mobilise déjà sans délai nombre de cadres supérieurs  d’Alstom, de Bombardier, de Bercy, des ministres français et étrangers, etc. Pensons à cette autre usine à gaz qui va se reconfigurer autour du prochain démantèlement d’EDF et de la nouvelle architecture de l’ARENH. Les exemples pourraient se multiplier à l’infini et révèlent, au bas de l’échelle le caractère comique, des slogans sur la simplification administrative.

Disjonction du salarié et du consommateur

Il est d’autres phénomènes sans doute plus fondamentaux et parmi eux la montée de la satisfaction du consommateur au détriment de celle du salarié et bien sûr du citoyen lui-même en faiblesse croissante. L’aiguisement sans fin de la concurrence, le juste à temps sécurisé et quasi-universalisé grâce à la montée du numérique, la fin de la sanctuarisation des droits sociaux, tout cela sonne le glas d’une conjonction d’intérêts qui faisait aussi l’efficience du modèle fordien. Jadis, le salarié était aussi consommateur et garantissait, par des revenus sécurisés, le niveau de la demande globale. Désormais, la disjonction croissante provoque un déséquilibre économique potentiel[18]. Au-delà, le salarié s’affaiblit lentement dans les nouvelles configurations du rapport salarial. Regroupés, ils formaient une classe de semblables capable de négocier la qualité du rapport salarial. Devenus éparpillés ils ne sont plus que des égaux en compétition.

Coopération ou compétition ?

Certes,  on pourrait imaginer la construction d’une souveraineté européenne et édifier un modèle fordien à cette échelle. La chose est hélas impossible puisque le choix fut celui de la compétition -construire un ordre automatique- et non celui d’une coopération, seule susceptible d’ajouter une dose d’ordre organisé dans le marché. Et il faut bien comprendre que la coopération suppose un véritable projet, hélas devenu difficile dans un monde européen qui, ainsi que nous l’avons souligné, est celui de la rétraction après sa longue phase impériale. Cette absence de voix européenne est particulièrement remarquable dans les relations avec le continent voisin, l’Afrique, continent naguère colonisé, et continent aujourd’hui massivement soumis à l’activisme chinois, lequel finit pas proposer un modèle de gouvernance alternatif. L’Europe n’est plus que le modèle des droits de l’homme et des droits de plus en plus ouverts à toutes les particularités, finalement de moins en moins définissables, de moins en moins appuyés sur des valeurs. Cela fait du monde européen un monde sans forces et sans voix en dehors de celles de l’individu désirant, aidé en cela par des bureaucraties judiciaires. C’est ce mouvement qui vient ruiner tout désir d’action collective et donc une coopération vers un objectif qui n’est plus définissable. Nous avons peut-être là l’une des sources de ce qui va - de plus en plus - être un déclassement de l’Europe : notre extrême difficulté à venir concurrencer les modèles  qui se mettent en place aux USA et en Asie. Les exemples sont nombreux et vont de ce qui fut l’impossible rapprochement d’Alstom et de Siemens en raison du « paquet Rail »[19] du marché unique, à l’impossible souveraineté financière dans l’affaire iranienne[20], en passant par La difficulté d’une stratégie numérique, les hésitations concernant les industries de la défense, l’exceptionnelle lenteur du système Galiléo par rapport à son concurrent chinois Beidou, la marginalisation d’Ariane espace, etc. Au final, nous comprenons le caractère vide du concept de souveraineté européenne. Nous comprenons aussi les discussions infinies autour d’un budget global dont personne ne veut réellement, et ce,  dans un contexte où l’ardoise du Brexit va se monter à 75 milliards d’euros sur 7 années.

 D’une certaine façon par sa volonté d’en rester au seul ordre spontané, ou par son incapacité à le dépasser, l’UE a pris appui sur la mondialisation pour s’y engloutir, faute d’identité suffisante, tandis que le reste du monde a pris appui sur cette même mondialisation pour conquérir ou restaurer une identité.

Cette constatation est fondamentale pour comprendre les forces de dislocation qui -au-delà de celle du Brexit- se mettent en place tant entre Etats européens qu’à l’intérieur de chaque Etat.

Obéissance aveugle envers l’ordre spontané ou commandement ?

Nous avions déjà noté dans la première partie du présent article à quel point existait une contradiction entre la volonté de lisser toutes les rugosités par le marché généralisé et donc parvenir à construire, par le règlement, ce monde automatique qu’est l’ordre spontané. Dans ce cadre, une élite -formatée pour être actrice à l’intérieur de l’ordre spontané- agit en dehors de tout sentiment collectif et ne se rend compte que difficilement qu’il obéit à l’ordre tout en le commandant. C’est en lui obéissant que l’ordre fonctionne, qu’il répond à ses désirs et qu’il constate la rationalité de son action. En obéissant à cette rationalité, il se trouve aux contacts de toutes les élites elles-mêmes plongées dans la même rationalité. Il peut ainsi prétendre à l’universalité de son action et ne verra dans le futur que l’asymptote du présent. D’où l’idéologie progressiste qui se développe et rassemble les gagnants de l’Europe face à des perdants beaucoup plus nombreux. Une idéologie extrêmement puissante puisqu’elle s’annonce comme pragmatisme : le modèle intellectuel est concrètement vérifié par la réalité vécue des intéressés.

 Progressistes et universalistes contre rétrogrades et populistes.

Si maintenant le développement continu de l’ordre spontané offre des résistances : -  volonté de résister de la part de certaines corporations ( protection des titres, activités réservées, emplois réservés, caisses de retraites réservées, etc.)  -,-  difficultés culturelles ou sociales au regard de l’insertion dans le grand marché, - résistances religieuses, etc.-ces dernières seront vécues sous l’angle de l’irrationnalité. Toute entrave à la rationalité de l’ordre spontané est ainsi vécue comme une étrangeté, une particularité dépassée qu’il faut contester, une affaire d’identité inacceptable[21]. Il en résulte de l’incompréhension, voire une attitude condescendante ou plus gravement de mépris à l’égard de ceux qui vont apparaître comme des frustres, des inadaptés, des paresseux, ou d’insupportables rentiers. Il en résulte des forces croissantes de dislocation et la contestation radicale de l’édifice de l’UE, ce que l’on désigne souvent sous le terme de populismes, naturellement ennemis des élites devenues incapables de donner du sens et de proposer un « nous ». Cette incapacité se vérifie au quotidien dans les négociations entre les Etats de l’UE : beaucoup d’agitation, beaucoup de rencontres et très peu d’avancées sérieuses….tandis que la rationalité du marché unique continue d’élargir son déploiement et vient irriter les résistants….qui constatent de plus en plus le grand écart des revenus, modes et genres de vie à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. L’UE qui devait rogner les hétérogénéités débouche sur de nouvelles inquiétudes quant à la capacité de construire un vivre-ensemble.

Une monnaie unique mal conçue pour rogner les hétérogénéités

En faisant de l’euro un outil non manipulable dans la logique du marché unique, ses concepteurs ont oublié qu’une monnaie était aussi un objet concentrant en lui toutes les caractéristiques d’une société et de son histoire. De la même façon qu’un produit financier voit sa valeur être le reflet d’un ensemble d’informations, une monnaie nationale incorpore nombre de caractéristiques d’un monde chargé d’identités fondamentalement spécifiques : organisation sociale en général et économique en particulier, choix sociétaux, valeurs, caractéristiques familiales et démographiques, etc. Ces caractéristiques définissent finalement la réalité d’une monnaie au regard de toutes les autres avec lesquelles elle se trouve en contact : son niveau de convertibilité, son espace de circulation, le taux de l’intérêt qui lui est associé, son taux de change, son exposition à l’inflation, etc.

Reconnaître cette réalité c’est aussi prendre conscience qu’en adoptant une monnaie unique - au nom du grand travail de lissage imposé par le marché unique - les concepteurs de l’euro allaient détruire tout ce qui permettait la compatibilité entre mondes différents. Parce qu’au fond une monnaie est aussi l’habit spécifique d’un monde, passer de monnaies nationales à une monnaie unique revenait à passer de la haute couture à un prêt à porter[22]….n’offrant toutefois qu’une seule taille…Cela va donc poser une question de compatibilité entre les sociétés européennes et leur habit c’est-à-dire leur monnaie nouvelle.

Pour en revenir au langage hayekien, c’est reconnaître que s’attaquer au travail de construction de  l’ordre spontané, n’est pas sans risque, et que derrière le marché unique et la monnaie unique comme garanties de son respect, il y a toutes les caractéristiques essentiellement non économiques qui vont faire problème. En faisant disparaître l’outil  "taux de change", Il n’y aura plus d’écluse reliant un « dedans » à un « dehors » et assurant la compatibilité. Désormais , le « dedans » exposé à la concurrence va de fait toucher – bien au-delà du seul appareil productif- ce que les fondateurs du traité de Rome ne voulaient pas, c’est–à-dire les modes d’existence en général et que Hayek désignait par « règles de juste conduite »….règles dont il reconnaissait qu’elles pouvaient évoluer… mais avec lenteur[23]. Emmanuel Todd dans son langage d’Anthropologue aboutit aux mêmes conclusions[24]. Dit autrement, l’ordre spontané ne peut devenir hégémonique et, les espaces d’ordre organisé, parce que fondamentaux, vont offrir des poches de résistance. La disparition de toute écluse met de fait les cultures les unes en face des autres avec un risque de confrontation important si le travail de lissage n’aboutit pas à une certaine harmonisation économique.

Or, le lissage ne s’intéresse qu’à l’approfondissement de la concurrence et se trouve souvent démuni face à des caractéristiques plus profondes et plus proches de l’ordre organisé mais très en prise sur l’économie : le poids des dépenses en R/D très variables selon les pays, Le dispositif qualitatif et quantitatif de formation et donc le niveau de compétence des populations, le poids des importations dans le PIB, le modèle de répartition secondaire de tradition inflationniste ou non, le régime démographique, les dimensions culturelles des choix économiques (type d’industrie et de service, taille des entreprises et type de propriété notamment, degré d’industrialisation et niveau de gamme), etc. Mille paramètres que marché unique et monnaie unique ne peuvent facilement homogénéiser et finiront par devenir les vecteurs d’une divergence croissante. Le résultat devenant l’inverse du but recherché. La monnaie unique conçue comme outil de lissage ne pourra qu’élargir les rugosités et disparités.

La monnaie unique génère de la divergence….

 Dès sa naissance,  la monnaie unique introduit des « coups de pouce » (nudges) qui vont introduire de la divergence entre les pièces du grand lego de l’euro-zone.

 Ces nudges sont pour le nord (essentiellement l’Allemagne) une évolution des règles du jeu : dévaluation impossible de la part des  principaux clients, intensité concurrentielle plus élevée, taux de change plus faible que sous l’empire du mark,  taux d’intérêts possiblement plus élevés que sous l’empire du mark. Ces mêmes nudges sont pour le sud (Espagne, Italie, Grèce, etc.) autant de caractéristiques symétriques : taux d’intérêt plus faibles que sous l’empire des monnaies nationales, maintien d’une forte propension à importer en raison de la dévaluation impossible, intensité concurrentielle plus élevée, taux de change plus élevé que sous l’empire des monnaies nationales.

Et le jeu des acteurs en approfondit le poids et le volume….

Les « coups de pouce » développeront mécaniquement une modification du comportement des acteurs dans le sud : consommation en hausse, par crédit plus accessible, lui-même facilité par la libre circulation du capital bancaire ; importations en hausse ; investissements réorientés plutôt vers l’immobilier, ou les infrastructures, que vers une industrie aux capacités exportatrices limitées, notamment par des barrières  de gamme et de taux de change durablement plus élevés ; financement mondialisé et aisé du déficit budgétaire autorisant de nouveaux cadeaux sur les marchés politiques, en particulier de nouveaux postes de fonctionnaires, ou des emplois de services au final financés par des fonds publics. La dette croissante n’est plus payée par un taux croissant sur les titres publics, d’où l’illusion d’une possible vie plus facile : l’euro permet aussi la fête promise par le personnel politico-administratif tant national que bruxellois.

Cette modification des comportements développe -tout aussi mécaniquement- un recul de l’industrie au profit des services… avec la faiblesse des gains de productivité qui lui sont associés, d’où une baisse de la croissance potentielle. Globalement, le sud doit se diriger vers des déséquilibres extérieurs croissants, dans le cadre d’une croissance reposant davantage sur la demande que sur l’offre. A ces déséquilibres croissants se trouve associé une perte de qualité d’un système productif qui était déjà de qualité inférieure à celui des pays du nord.

Ces derniers pays, essentiellement l’Allemagne, vont connaitre un jeu d’acteurs parfaitement symétrique : peu de spéculation immobilière et consommation contenue par des taux d’intérêt qui ne baissent pas, investissement plus fortement réorienté vers l’industrie, en raison du taux de change externe à la zone euro et des exportations garanties vers le sud. A moyen terme ces comportements développent une politique de l’offre, un système productif à base industrielle solide, des gains de productivité plus élevés, une croissance potentielle plus forte. Mais aussi, toujours à moyen terme des risques d’enlisement en raison d’une monnaie sous-évaluée par rapport à celle de l’ancienne monnaie nationale. Un confort aujourd’hui menacé par la crise de l’industrie automobile qui forme encore un écosystème assurant 2 millions d’emplois directs et 20% du total des exportations.

Monnaie unique et marché unique étaient sur le papier des outils de convergence, ils deviennent réellement des outils de divergence continue[26] voire de dislocation. Conçue pour lisser, elle développe un terrain de plus en plus accidenté.

 …Et qu’une crise financière va rendre explosif

Avec la crise de 2008, les écarts vont devenir insupportables et vont engendrer un impérium allemand qui -dans les faits- sera en charge de nouveaux « nudges » catastrophiques.

 La crise financière vient creuser les effets des « nudges » de la première vague. Cette dernière ne permettait déjà plus d’ajuster les pièces du lego européen, la nouvelle va les séparer avec radicalité. Sauf quelques exceptions comme l’Irlande, Les déficits et dettes publiques augmentent beaucoup plus rapidement dans le sud que dans le nord de la zone. Il en est mécaniquement de même des taux qui vont engendrer la trappe à dettes[27],  ce qui questionne immédiatement la survie de l’euro. La circulation du capital à l’intérieur de la zone euro disparait[28] et les marchés de la dette publique se nationalisent tandis que le commerce intra-européen se contracte[29].  Parallèlement les déséquilibres extérieurs du sud se concrétisent dans des soldes TARGET qui inquiètent l’Allemagne[30]. Le sauvetage de l’Euro suppose alors l’alignement immédiat des politiques sur les exigences allemandes.

D’où de nouveaux nudges, qui se rassemblent autour de règles budgétaires et de réformes structurelles et vont tous dans le sens des dévaluations internes. Ces nudges ne peuvent être évités et sont exigés par une Allemagne qui doit conserver un excédent extérieur à priori vital[31] sans pouvoir en payer le prix par des transferts impensables dans le cadre de son marché politique. Les dévaluations internes étant infiniment plus coûteuses que des dévaluations externes[32], il en résulte des conséquences très négatives : diminution des croissances potentielles et écrasement du futur par la gestion de l’urgence du présent[33]. La séparation des pièces du lego devient progressivement dramatique et si les dévaluations internes ont permis au sud de se rééquilibrer sur des bases d’une grande fragilité et probablement d’une très grande précarité, à l’échelle globale la zone révèle un investissement anormalement faible tout en bénéficiant d’un excès d’épargne s’investissant dans le reste du monde[34]. Par exemple on sait aujourd’hui que si la crise des balances courantes des pays de la périphérie s’est effacée (- 8% du PIB en 2008 contre +2% en 2013) ce fut au prix d’une chute de 17% de la demande intérieure. On sait aussi que la grande précarité est quelque peu contenue par la politique monétaire très expansionniste de la BCE. Sans achats massifs de dettes publiques, le sud ne pourrait pas, malgré ses efforts, ne pas entraîner l’ensemble  -par des taux élevés-  vers les abysses. On sait enfin que la limitation des dégâts s’est réalisée au prix d’un éloignement vis à vis du bercail européen (Grèce qui s’oriente de plus en plus vers la Chine, ou Israël… ; Portugal qui joue sur une stratégie ouvertement non coopérative ; Italie qui se rapproche de la Chine  etc.)

Rassembler les différentes nations européennes sur la base de la seule automaticité des marchés était sans doute le chemin le plus facile. Nous mesurons aujourd’hui qu’il s’agissait d’une voie sans issue. D’autres pistes doivent être découvertes afin d’éviter le risque de chaos qui menace l’ensemble.

                                               ( A suivre dans partie 3)


[17] Le taux moyen d’imposition des profits au sein de l’UE est passé de 36% en 1995 à 24% en 2018.

 

[18] A noter que cette dislocation des 2 statuts (salarié/consommateur) se déploie pour l’essentiel à l’échelle mondiale d’où globalement un déséquilibre qui jusqu’ici n’est dangereusement compensé que par le vertigineux accroissement de la dette planétaire  184000 milliards de dollars, soit 225% du PIB mondial en décembre 2018.

[19] Nous faisons ici référence à l’apparente incapacité européenne à faire face au géant chinois du rail : le CRRC.

[20] Nous faisons ici référence à l’impossible mise en place concrète d’un véhicule financier européen pour faire face aux menaces américaines concernant l’embargo envers l’Iran.

[21] Comprenons bien que toutes les caractéristiques sociales, sociétales, culturelles, ethniques, etc. qui n’entrent en aucune façon en contradiction avec l’ordre du marché, ne seront pas dévalorisées et seront vécues comme manifestation concrète de la réalité des droits de l’homme. Seules les caractéristiques qui entravent le lissage seront dévalorisées et, si d’aventure celles qui n’entrainent en aucune façon l’ordre du marché sont contestées par certains, ces derniers apparaitront comme développant un point de vue non légitime au regard  des droits de l’homme. Défendre le mariage mixte est affaire de droits de l’homme mais si les tenants de ce point de vue sont en même temps adeptes de la décroissance, du protectionnisme, etc. ce même point de vue ne pourra être que dévalorisé.

[22] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-l-euro-implosion-ou-sursaut-43801089.html

[23] Hayek montre que les règles de juste conduite sont des données quasi indépassables, des règles qui dépendent de l’action des hommes et non de leur intention, des structures qui sont entre la nature et l’artificiel, entre l’instinct ou l’inné et la raison. Nous renvoyons ici à « Droit, Législation et Liberté » PUF ; 2007.

[24] Cf en particulier son ouvrage de synthèse : « Où en sommes- nous ? » Seuil ;2017.

[25] Expression attribuée à Richard Thaler et Cass Sunstein dans l’ouvrage : « La méthode douce pour inspirer la bonne décision » ; Vuibert ; 2012.

[26] Cette divergence se matérialise par toute une série d’indicateurs. Retenons-en un, celui de l’évolution des capacités manufacturières. Selon NATIXIS, sur la base 100 en 1996, nous avons pour 2018 : 140 pour l’Allemagne, 110 pour la France et seulement 90 pour l’Italie.

[27] Rappelons qu’il y a trappe à dettes lorsque le taux de croissance devient inférieur au taux de l’intérêt.

[28] Epargnants hollandais et Allemands cessent d’investir dans le sud de l’Europe, phénomène qui s’aggrave avec la perte de confiance des investisseurs au regard de l’Italie.

[29] Représentant jusqu’à 53% du commerce extérieur de la zone en 2003 il n’en représente plus que 46% en 2018.

[30] Au 31/12/2017 les créances TARGET de l’Allemagne dépassaient les 9OO milliards d’euros...pour l’essentiel contrepartie des dettes TARGET de l’Italie (450 milliards) et de l’Espagne (400 milliards).

[31] 9% du PIB. Un simple équilibre provoquerait une gigantesque, et politiquement peu acceptable, contraction de l’emploi en Allemagne.

[32] Une dévaluation externe correspond à un changement de tous les prix extérieurs. En cela elle introduit une possibilité de rééquilibrage avec croissance de la demande globale. Une dévaluation interne diminue la dépense et autorise un freinage des importations. En revanche parce qu’elle n’impulse pas facilement une baisse générale du niveau des prix, son effet est très limité sur les exportations. Chute de la demande interne et rééquilibrage difficile des échanges extérieurs font de la dévaluation interne un outil peu efficace et socialement très couteux.

[33] A cet égard l’évolution du PIB par habitant est éclairante. Selon NATIXIS sur la base 100 entre 1999 et 2018 pour l’Allemagne, la France passe de 90 à 85 , L’Italie de 80 à 71 et la Grèce de 51 à 41.

[34] On pourra se reporter ici au n° 1279 du Flash Eco Natixis.

 

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20 février 2020 4 20 /02 /février /2020 09:42

Le présent papier ne cherche pas à reprendre et commenter les idées des fondateurs de l’Europe. Il tente à l’inverse de considérer que le choix d’une homogénéïsation, source d’affaissement des tensions anciennes entre vieux pays westphaliens, devait s’opérer logiquement par le canal de l’économie et que c’est cette même économie qui aujourd’hui débouche, tout aussi logiquement, sur de nouvelles hétérogénéités, sources elles-mêmes de nouvelles tensions probablement  dangereuses.

La première partie de cet article va s’intéresser aux conséquences directes de la nature méta-constitutionnelle de l’ordre européen en construction. La seconde évoquera les coûts de l’Europe.

Le grand avantage du choix de l’économie : son humilité

En dehors du cas particulier de certaines constructions de type impérial, telle la construction Ottomane, la plupart des systèmes politico-administratifs se justifient par une ambition normative : les différentes pièces faites de réalités et cultures humaines variées doivent pouvoir entrer en cohérence par le recours à des normes communes. Ce fut le cas du droit voire de la langue à l’époque de Rome, ou de l’église à l’époque médiévale. La norme d’équilibre des puissances des traités de Westphalie n’ayant pu aboutir à la « paix perpétuelle » de Kant, il fallait trouver un nouveau ciment : ce fut l’économie.

Il est sans doute important de s’interroger sur le pourquoi d’un tel choix. Une réponse facile serait de reprendre la thèse du doux commerce chère à Montesquieu, thèse reprise par nombre d’auteurs. Une autre, plus satisfaisante, serait de considérer que les nations européennes, après s’être reconnues comme système de forces impériales disant le droit et la morale de par le monde, se trouvent à l’issue de la grande période de déshonneur (1933- 1945) confrontées à un moment de grande rétraction, phénomène lui-même encouragé par la décolonisation. Les Nations européennes n’osent plus s’affirmer en dehors d’une logique des droits de l’homme, droits qui eux-mêmes ne cesseront de s’élargir au fur et à mesure que les vieux principes d’actions collectives s’effacent au profit de la mise en avant de l’individu[1]. L’action dans un monde en rétraction ne se conçoit plus que dans les règles abstraites de l’économie et du droit et l’on comprend ainsi mieux qu’il était beaucoup plus facile de construire une monnaie commune qu’une armée européenne et une diplomatie qui logiquement l’accompagne. Le présent débat avec la volonté du président Macron face au reste de l’Europe est là pour nous le rappeler.

Il était dans ces conditions peu concevable, même en 1957, de recourir à un autre système de normes que celles du marché pour relier les pièces du lego européen. Et parce que l’économie de marché devenait une priorité croissante, tant en raison de l’existence de l’URSS que des exigences sociétales, il fallait concevoir un système de règles assez proche de ce que Hayek entendait par « ordre spontané »[2]. Parce que les nations européennes avaient largement perdu leur voix, il fallait construire un ordre simple, presque automatique, fonctionnant sans un ambitieux principe d’intégration, littéralement sans chef, donc un « ordre spontané ».

Certes en 1957, nous avions - encore toujours selon le langage hayekien- des ordres plus ou moins organisés qu’il fallait alors opposer à ce super ordre organisé[3] qu’était le monde soviétique. Toutefois, si la construction européenne devait passer par le marché, il fallait bien réduire progressivement tout ce qui, dans chaque pièce du lego, empêchait la connexion avec les autres pièces. Concrêtement, il fallait progressivement dissoudre ce qu’il y avait d’organisé dans chaque pièce. Plus concrètement encore, si dans chaque pièce -pourtant animée par une économie de marché- on trouve des règles finalisées, ou prescriptives limitant la concurrence, interdisant la logique des prix de marché, manipulant la monnaie ou les taux de l’intérêt, fixant administrativement les taux de salaire, etc., on ne pourra unir qu’en « rabotant » tout ce qui est ordre organisé pour ne laisser en place que le pur marché, c’est-à-dire un ordre spontané. Il appartiendra donc au système politico-administratif qui se mettra en place, à organiser l’émergence d’un ordre spontané, seul susceptible de rassembler les différentes pièces dans le projet commun. Cet ordre spontané est en quelque sorte l’équivalent d’un code de la route : chacun est libre de choisir son parcours, aucune indication ne fixe une destination obligatoire, chacun respecte les autres usagers en respectant les règles du jeu de la circulation, etc. Et si le code de la route est vecteur de liberté, alors il faut imaginer un code normalisé à l’échelle mondiale….

La normalisation pose pourtant très vite une question essentielle. Les règles économiques étaient jusqu’ici les règles émises à l’intérieur de chaque Etat selon les méta-règles de chacun et méta-règles appartenant à des traditions spécifiques. Si les Etats en question étaient déjà démocratiques, il apparaît dans ces conditions que le « rabotage » risque très vite de mettre en danger les démocraties internes à chaque Etat.

Le « rabot économie » lisse les rugosités… mais à quel prix ?

De fait, l’ordre européen qui doit se mettre en place selon la logique de l’économie devra se méfier de l’idée de démocratie, une réalité pouvant nuire directement ou indirectement à l’ordre spontané de marché. Certes on ne peut s’opposer directement à la démocratie, toutefois elle ne pourra en aucune façon contester l’ordre spontané de marché, par exemple en venant contester les résultats du libre jeu économique, et donc en le manipulant par une intervention politique. Le système politico-administratif qui se met au travail pour construire l’Union Européenne peut accepter la démocratie comme simple procédure de sélection, mais il ne peut accepter la démocratie comme choix souverain d’une communauté. A l’intérieur de chaque Etat on pouvait jadis choisir des règles permettant de corriger les résultats du marché (répartition secondaire des revenus, monopole, activités réservées, titres professionnels protégés contrôle des prix, des changes, des capitaux, etc.) mais cette distorsion ne pouvait être durablement acceptée sans mettre en cause l’édifice européen en construction. Il s’agit par conséquent de lisser une réalité trop hétérogène.

Les conséquences de cette situation sont considérables. Sans doute les droits traditionnels et fondamentaux de l’homme étaient déjà constitutionnalisés dans les Etats démocratiques européens, mais il faudra aller plus loin et constitutionnaliser toutes les règles qui permettront de garantir le respect intégral de l’ordre spontané seul ciment capable de faire tenir l’édifice européen en chantier. En particulier, tout ce qui sera manipulation du marché ne pourra être que rigoureusement interdit.

Nous prendrons 2 exemples fondamentaux, d’abord celui de la monnaie unique, ensuite celui du marché unique, pour expliquer cette idée de Constitutionnalisation[4],

 

La monnaie unique : premier corset de l’ordre spontané en construction.

 

Il s’agit ici de comprendre la fin de l’ordre monétaire national. Dans cette affaire qui, au terme d’une longue négociation, fera naître l’euro, il ne s’agit pas à proprement parler de monnaie mais bien davantage de constitutionnaliser, voire méta-constitutionnaliser l’ordre du marché. Ce qui gênait dans les monnaies nationales était le fait qu’elle pouvaient être manipulées par les pouvoirs en place, par exemple un taux de change, favorisant abusivement des exportations et donc venant perturber les marchés, sous forme d’une guerre possible des monnaies.  Certes, il eut été possible d’aller plus loin en renonçant aux monnaies nationales et en laissant émerger une compétition entre banques libres lesquelles émettraient des contrats de monnaie. Ce dispositif est celui traditionnellement préféré par les économistes libéraux[5], mais il faut reconnaître qu’il n’est apparu qu’en de très rares cas dans l’histoire, et que les règles du jeu monétaire avaient historiquement abouti à des monnaies nationales et ce, depuis très longtemps. La solution retenue fut donc la construction d’une monnaie unique contribuant puissamment à la consolidation du marché unique. Déjà une première difficulté : il fallait édifier un ordre très organisé… donc une bureaucratie….pour parvenir à cet idéal d’ordre spontané….Comment ne pas voir ici une contradiction ?

Cette édification est aussi celle d’une constitutionnalisation de l’économie car elle devait entraîner des conséquences majeures en termes de dessaisissement des Etats en tant que puissances souveraines. D'abord le taux de change, instrument de manipulation des prix, disparaît. Au-delà, elle retire aux Etats tout pouvoir sur les banques centrales dont ils étaient le plus souvent propriétaires : elles deviennent indépendantes et auront pour objectif central la stabilité monétaire. L’inflation cesse ainsi d’être un instrument de manipulation dans ce qui était encore un ordre organisé. Mieux les Etats deviennent nécessairement des « interdits bancaires » et ne peuvent plus bénéficier d’avances sur leur compte au passif de leur banque centrale. Dépossédés ils doivent recourir au marché des capitaux pour se financer, ce qui les expose au risque de défaut tel un acteur privé. Bien évidemment, ils deviennent les simples spectateurs de la libre circulation du capital et ne peuvent s’octroyer un quelconque contrôle des changes. La conséquence sera que, dépourvu du pouvoir monétaire, ils sont aussi dépourvus du pouvoir budgétaire, la cause étant – potentiellement - un dangereux spread de taux avec effets de contamination sur les autres Etats. La monnaie cesse donc – avec toutes ses conséquences - d’être un attribut de la souveraineté et entre dans un bloc méta-constitutionnel. Nous disons bien bloc méta-constitutionnel puisque si, en pratique, chaque Etat peut renouveler sa loi fondamentale, il doit néanmoins reprendre dans sa nouvelle Constitution, l’ensemble des règles économiques qui font le ciment de l’UE et dépasse chaque Etat. La loi monétaire est donc bien « au-dessus » des Etats.

Cette méta-constitutionnalisation est très lourde de conséquences en termes d’économie réelle et d’économie financière.

En termes d’économie réelle la monnaie unique permet de travailler sur un espace beaucoup plus vaste, espace lui-même homogénéïsé par le marché unique sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Parce que le marché est plus vaste, les entreprises peuvent accéder plus librement aux poches d’hétérogénéité – notamment fiscales et sociales -  et profiter des avantages qu’elles procurent. En cas d’indifférence relative entre le « make » et le « buy », La logique de l’externalisation peut l’emporter puisqu’il n’y a plus à assurer les coûteuses couvertures de change. Disparition des risques de couverture auxquels s’ajoutent la diminution des coûts assurés par la mise en place du marché unique. La monnaie unique est donc un élément parmi d’autres qui viendront faciliter l’allongement des chaines de la valeur et donc redessiner les frontières de la "devenue vieille entreprise fordienne". De ce point de vue la monnaie unique, avec ses infrastructures associées tel le dispositif TARGET, est un monopole naturel permettant aux acteurs de bénéficier de rendements croissants[6]. Et même lorsque les échanges se feront dans une autre monnaie, les coûts de couverture seront beaucoup plus faibles en raison de la stabilité de la nouvelle monnaie face aux autres grandes monnaies dont certaines se placent aussi au-dessus des Etats en raison d’une mondialisation parallèle à la construction européenne. Le résultat devient une modification progressive du commerce international des marchandises : quantitativement plus important, il est qualitativement transformé en ce qu’il devient un ensemble d’échanges de produits intermédiaires bénéficiant de valeurs ajoutées, au gré des divers déplacements qui lui sont imposés dans des unités qui ne sont plus que des maillons d’un ensemble planétaire. D’une certaine façon, la monnaie unique élabore  automatiquement et à son rythme, une nouvelle division internationale du travail. Il faut toutefois reconnaître que ce façonnage n’est qu’une contribution au regard de forces plus importantes : la mondialisation dans laquelle se déploie l’ensemble européen en construction. Nous y reviendrons.

En termes d’économie financière, la monnaie unique met fin, au moins jusqu’à la crise de 2008, à la longue période de répression financière. Il n’y a plus de « circuit du Trésor »[7] naguère vécu comme une prison par le système financier. Seul le marché vient fixer les prix et s’ils sont parfois manipulés et donnent lieu à scandales, les bénéficiaires sont les acteurs de la finance. L’indépendance de Banques centrales désormais chargées de la stabilité monétaire participe activement à la fin de la répression financière, une répression qui, par l’outil inflationniste, permettait d’éteindre les dettes en particulier les dettes publiques, mais également les dettes privées. Par exemple, gardons à l’esprit que l’accès à la propriété par les ménages était à l’époque du « circuit du Trésor », même dans ses formes déjà transformées, infiniment plus facile qu’à l’époque des banques centrale indépendantes. La monnaie unique est donc au final un puissant catalyseur dans le processus d’explosion de la finance, explosion elle-même facilitée par le marché unique et la déréglementation financière, issue du monde anglo-saxon, une déréglementation qu’il va ancrer dans l’ordre financier européen.

 

Le marché unique : second corset de l’ordre spontané en construction[8].

 

Si la monnaie est un équivalent général qui tente de s’universaliser au niveau de l’ensemble européen[9], elle n’est que la contrepartie de ce qu’elle véhicule et qui s’annonce comme les « 4 libertés » : celles de la circulation des marchandises, des services, des personnes et des capitaux.

Bien évidemment l’ordre spontané ne saurait accepter les barrières douanières, mais il faudra aller bien au-delà, en anéantissant tout ce qui peut apparaître comme barrière non tarifaire : entraves techniques, formulaires douaniers, fiscaux, sanitaires, etc. Tout ce qui pourra apparaitre selon le langage bruxellois comme des « coûts de la non Europe »[10]. Bien évidemment, faire disparaitre de tels coûts est une opération elle-même coûteuse que l’on pourrait désigner par « cots de la participation à l’Europe » et coûts qui vont logiquement apparaître sous la forme de coûts de la « production normative » fortement consommatrice de travail hautement qualifié, réalisé par des fonctionnaires ou quasi-fonctionnaires. Et travaux impliquant aussi l’activité quotidienne de nombreux avocats, consultants, lobbyistes, etc.

Ce travail est quasiment continu car l’ordre spontané à ériger est un travail de très longue haleine, et il faudra toujours ici et là, perfectionner le marché unique par affûtage permanent ou lissage continu des règles de la concurrence. D’où la multiplication de directives complexes mettant en œuvre des articles eux-mêmes très complexes du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne[11]. Cette colossale complexité ne peut surprendre car les marchés quels qu’ils soient sont eux-mêmes très complexes et souvent difficiles à interpréter sur un plan réglementaire.

 Cette colossale complexité se déploie dans tous les espaces d’une vie économique que l’on veut extirper de son ordre organisé, d’où des « paquets » réglementaires très nombreux ( « mobilités » « énergies », « routiers », « services », « ferroviaires », etc.) qui, eux-mêmes, se subdivisent en sous-paquets numérotés en fonction des accords, vers davantage de concurrence et de lissage vers l’ordre spontané généralisé. Le droit de la concurrence ou le droit économique national se trouve ainsi totalement refondu à partir du marché unique et, afin de mieux assurer le dessaisissement des Etats, il est convenu de multiplier les « Autorités Administratives Indépendantes »….indépendantes comme les Banques centrales…ici chargées de veiller,  non pas à la stabilité monétaire, mais à la bonne application des 4 libertés.

Pour mieux apprécier cette situation d’extrême complexité, prenons l’exemple de l’article 101 du TFUE. Ce dernier énumère tous les interdits découlant du marché intérieur (marché unique), interdits qui correspondraient à des empêchements, ou des restrictions à la concurrence par des acteurs divers. De son principe, découle un certain nombre de dispositions difficiles à établir ou interpréter : « fixation directe ou indirecte des prix », « limitation des investissements », « répartition des marchés », « inégalités des conditions de prestations », etc. Autant de situations concrètes qu’il faut interpréter, et situations d’autant plus obscures que le même article 101 précise dans son paragraphe 3 que les dispositions interdites peuvent être déclarées inapplicables si elles « contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte »….De quoi alimenter une armée de fonctionnaires, de lobbyistes et de juristes…. et générer des activités et emplois, correspondants parfois à ce que certains appelleront des « bullshits jobs »[12] ou des « féodalités managériales », faites d’un enchevêtrement illisible du public et du privé.

Et parce qu’il y a enchevêtrement on comprendra que l’affûtage permanent et toujours recommencé de l’ordre spontané à construire, est fait de compromis. Ainsi, en particulier pour ce qui concerne les affaires industrielles on pourra trouver des accords autour de l’idée non pas de concurrence effective mais de concurrence possible ou potentielle[13]. Néanmoins tout doit devenir potentiellement concurrentiel. Ainsi en est -t-il des entreprises à monopole tel EDF qui doivent se transformer pour permettre une offre concurrentielle. Dans ce type de situation les Etats ne sont plus des entités seulement susceptibles de faire respecter l’ordre du marché mais bien des « organismes de production » de ce même marché[14]. Ainsi il sera possible de sanctionner EDF qui - dans son peu d’empressement à vendre de l’électricité à des concurrents qui jusqu’alors n’existaient pas -  pratiquera un « injuste ciseau tarifaire »[15]. Plus tard, il sera demandé à l’Etat d’intervenir au titre de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) pour la mise en place concrète d’un marché de l’énergie qui, dans l’ordre organisé français, n’existait pas. Disposition qui là encore va mobiliser de nombreux fonctionnaires, quasi fonctionnaires, lobbyistes, avocats, collaborateurs d’agences indépendantes[16], etc.

Les Etats peuvent résister au statut de « producteur de marché » qui devient  leur dure réalité et -présentement- on note quelques réflexions intéressantes sur le concept indéfinissable de « marché  pertinent ». D’où une probable inflexion à partir de la possible naissance du groupe « Alstom-Bombardier », de la question de la 5G, ou de celle de « l’intelligence artificielle ». On notera toutefois qu’il ne s’agit que d’une inflexion et non d’un renoncement au marché unique.

Bien évidemment dans ce continuel travail d’affûtage de la concurrence, une surveillance toute particulière doit être réservée aux SIEG (Services d’Intérêts Economiques Généraux) lesquels sont toujours soupçonnés de bénéficier d’aides publiques surdimensionnées au titre de la compensation de services publics. D’où toute une réglementation toujours contestable et toujours perfectible issue du « paquet Monti-Kroes ».

Tout aussi évidente est la dialectique naturelle entre monnaie unique et marché unique. Et s’il est vrai qu’au fond la monnaie unique est elle-même à l’intérieur du marché unique, Ils ne se conçoivent pas l’un sans l’autre et chacun épaule l’autre dans l’objectif commun de construction de l’ordre spontané de l’UE. La monnaie unique permet de profiter des dispositifs d’un marché unique qui réduit les coûts de transaction, affaisse les barrières à l’entrée, génère les économies d’échelle, autorise une optimisation sans limite du périmètre des entreprises, etc. En revanche le marché unique permet l’allocation optimale du capital, sécurise et autorise un développement spectaculaire du volume de la finance, permet d’optimiser l’allocation de l’épargne par une meilleure diversification des portefeuilles, élargit les possibilités d’investissements pour les pays excédentaires en épargne, au profit de ceux qui en sont déficitaires, etc. A priori, la grande marche vers l’ordre spontanée est la voie royale de l’abaissement des « coûts de la non Europe »….

Si la construction communautaire d’un ordre spontané était le chemin le plus facile, la voie retenue nous dirige -t -elle vers une issue heureuse ? Quels sont les « coûts de la participation à l’Europe » C' est ce que nous verrons dans la publication de la seconde partie du présent article. 

(fin de la partie 1).

[1] Sur ce point le livre de Pierre Manent : « La loi naturelle et les droits de l’homme, PUF ; 2018) est très éclairant.

[2] Selon Hayek un ordre spontané désigne un ordre qui émerge spontanément dans un ensemble comme résultat des comportements individuels de ses éléments, sans être imposés par des facteurs extérieurs aux éléments de cet ensemble. On pourra ici se référer à l’œuvre majeure de l’auteur : « Droit, Législation et Liberté » ; PUF ; 2007.

[3] Un ordre organisé est un ordre produit de façon intentionnelle par un planificateur. La réalité concrète est souvent un mixage des 2 conceptions. D’une certaine façon les vieilles nations européennes avant l’âge de leur rétraction étaient des ordres organisés.

[4] Cette idée de constitutionnalisation économique est déjà ancienne chez les juristes. Elle a donné lieu à de nombreuses publications. On citera celle issue d’un colloque qui s’est tenue à Reims et qui a donné lieu à une publication sous l’autorité d’un collectif : « La Constitution Economique de l’Union Européenne – seconde rencontre du GIEPI- 12 et 13 mars 2006 ; Olivier Debarge, Olivier Rabaey et Théodore Georgopoulos ; Editions  Bruylant ; 2008.

[5] En particulier Hayek qui avait publié dès 1976 un ouvrage : « The Denationalization of money », ouvrage traduit et publié aux PUF en 2015 : « Pour une vraie concurrence des monnaies ».

[6] Bien évidemment l’apparition des cryptomonnaies pourra le cas échéant rendre obsolète le paradigme du monopole naturel : le pair à pair autorisé par la block chain est à priori infiniment plus efficient que n’importe quel TARGET.

[7] Expression que l’on doit à son artisan Bloch Lainé, directeur du Trésor sous la 4ième république. Ce circuit du Trésor est bien analysé dans l’ouvrage de Benjamin Lemoine : « l’Ordre de la dette, enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité du marché » ; La Découverte ; 2016.

[8] On pourra s’étonner de la contradiction relevée dans un tel titre. Nous verrons qu’il s’agit là d’un des mythes du libéralisme : au plus il se développe, au plus il se « soviétise ».

[9] Il ne faut pas oublier que tous les Etats adhérents à l’Union Européenne ont vocation à adopter l’euro.

[10] On pourra s’étonner d’une telle expression qui remonte aux travaux des rapporteurs européens Albert-ball et Cecchini en 1983. On notera que cette expression est maintenant couramment utilisée par l’instance « Valeur Ajoutée Européenne » du parlement européen. Selon cette dernière sur la seule période 2014/2019-   6% de PIB supplémentaires auraient pu s’agréger à la richesse produite si l’on avait davantage réduit les coûts de la non Europe par un lissage plus robuste des hétérogénéités entre Etats.

[11] Il s’agit essentiellement des articles 101 , 102,103, 104,105, 106, 107, 108 et 109.

[12] Expression que l’on doit à David graeber et thème analysé par jean- Laurent Cassely dans son ouvrage: « La révolte des premiers de la classe » ; Arkhé ; 2017.

[13] On pourra lire ici avec le plus grand intérêt l’article de Fabrice Riem publié dans la Revue Internationale de Droit Economique : « Concurrence effective ou concurrence efficace – l’ordre concurrentiel en trompe l’œil » ; 2008 ;T. XXII.

[14] Cette idée sans doute fondamentale pour comprendre la transformation du politique en simple management était déjà perçue par Michel Foucault dans son cours au Collège de France de 1978-1979 : « Naissance de la biopolitique » ; Gallimard/Seuil ; Paris ;2004.

[15] La notion de « ciseau tarifaire » a été définie par la Commission européenne dans les affaires British Sugar (Déc. n° 88/518/CEE, 18 juillet 1998, JOCE, 19 août, n° L284, p. 41) et Deutsche Telekom (Déc. n° 2003/707/CE, 21 mai 2003, JOCE, 14 octobre, n° L263, p. 9). Il s’agit d’une situation où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu’une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n’est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif sans subir de pertes.La notion de « ciseau tarifaire » a été définie par la Commission européenne dans les affaires British Sugar (Déc. n° 88/518/CEE, 18 juillet 1998, JOCE, 19 août, n° L284, p. 41) et Deutsche Telekom (Déc. n° 2003/707/CE, 21 mai 2003, JOCE, 14 octobre, n° L263, p. 9). Il s’agit d’une situation où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu’une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n’est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif sans subir de pertes.

[16] Notamment ceux de l’Autorité de la Concurrence.

 

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1 février 2020 6 01 /02 /février /2020 10:24

 

Beaucoup s’étonnent du double mouvement de la croissance de la dette et de l’épargne. Les valeurs correspondantes n’ont jamais été aussi élevées[1] et il conviendrait d’en expliquer le moteur à un moment où l’on voit la finance s’intéresser à la réforme des retraites en proposant les services d’une capitalisation. Le présent article tente de proposer un éclairage sur la question.

Une réalité fort banale

Raisonnons sur un monde clos composé d’acteurs : ménages, entreprises, Etat etc., qui se livrent classiquement à des activités économiques avec leurs échanges correspondants. A un instant quelconque, on peut construire la comptabilité de ces activités et constater logiquement que certains acteurs seront en « capacité de financement » : ils auront constitué une épargne, tandis que d’autres seront en « besoin de financement » et devront s’endetter. Tout aussi logiquement certains vont donc détenir des créances sur d’autres. 2 constatations s’imposent :

  • La dette et l’épargne sont les deux faces d’une même réalité ;
  • La somme des « besoins de financement » est strictement égale à la somme des « capacités de financement ».

Le lecteur pourrait s’étonner et se poser la question d’une situation dans laquelle tous les acteurs seraient des fourmis dépensières… Dans ce cas, il n’y aurait tout simplement ni épargne ni dette… et la somme des capacités et des besoins serait égale à zéro…  Les économistes diraient que la somme algébrique des créances et des dettes est nulle.

Le monde n’est toutefois pas clos et les agents économiques se livrent à des échanges avec l’étranger : exportation, tourisme, placement de capitaux à l’étranger, revenus de capitaux issus de l’étranger, etc. Les économistes vont donc intégrer ces relations dans le système initialement clos et vont produire la comptabilité d’un ensemble plus vaste. Pourtant, rien ne va changer car ces relations avec le reste du monde feront introduire par les comptables nationaux, un agent appelé précisément « reste du monde », agent qui permettra de retrouver la clôture d’un système plus global. C’est dire qu’au terme des activités des uns et des autres, on va retrouver des agents en « capacité de financement » et des agents à « besoin de financement ». Le lecteur comprendra que le compte  « reste du monde » n’est que le miroir de la « balance des paiements », et que, là encore, la somme algébrique des créances et des dettes est égale à zéro. Nous retrouvons toujours la même réalité : si « A » a pu s’endetter vis-à-vis de « B », c’est que « B » disposait des moyens nécessaires et donc, qu’il a financé « A » à partir de son épargne. Classiquement, si le solde des activités des agents internes d’un pays   est un « besoin de financement », le solde de la balance des paiements dudit pays révèlera un endettement vis-à-vis d’un « reste du monde » devenu créancier. Plus concrètement encore, si les ménages français connaissent un « besoin de financement » et s’il en est de même des autres agents (Etat en déficit, entreprises qui s’endettent etc.), cela signifie que ces besoins ont été comblés par une épargne en provenance du « reste du monde  : achat d’entreprises françaises, achat de dette publique française, couverture du déficit de la sécurité sociale française par émission d’obligations internationales, etc.  Cette dernière situation est un peu celle de nombre de pays y compris les USA où le gigantesque « besoin de financement » interne, essentiellement provoqué par le déficit du Trésor américain (6 points de PIB), est compensé par des achats de dette publique par le reste du monde, essentiellement la Chine qui en fut grosse acheteuse pendant de très nombreuses années.

Globalement, pour un pays quelconque, le « besoin de financement » de certains de ses acteurs et les modalités de son comblement (souscription d’actions, souscription d’obligations, prêts, titres de dette publique, etc.), n’est que la contrepartie des « capacités de financement » d’autres acteurs, des acteurs qui ont dégagé une épargne, laquelle va se matérialiser par les instruments financiers susvisés. Il y a donc bien identité formelle entre dette et épargne.

L’introduction de la finance.

L’introduction du système financier dans le raisonnement vient compliquer les choses. Les banques sont des outils permettant de combler les besoins de financement des agents déficitaires…et à priori sans mobiliser une épargne puisque lesdites banques ont la possibilité de créer de la monnaie. Les banques ne sont pas de simples intermédiaires transformateurs d’une épargne - une « capacité de financement » - en dette pour des agents révélant un « besoin de financement » : les banques créent de la monnaie. Cette création est a priori une richesse qui n’existe pas. Il y a bien identité comptable sur le bilan du système bancaire pris dans son ensemble, mais il faut bien comprendre que la hausse de l’actif n’est qu’une promesse.

A l’inverse, dans un système qui ne prévoit pas de création monétaire, « besoins de financement » et « capacités de financement » sont des réalités tangibles. Si les acteurs « A », au terme de leurs opérations, ne disposent pas d’assez de moyens pour s’équiper de tel ou tel bien (voiture, machine, etc.), ils pourront s’endetter (combler leurs « besoins de financement ») auprès d’acteurs « B », qui eux, au terme de leurs opérations, disposent d’un excédent en biens déjà créés (voitures, machines, etc.). Bien sûr, il y a toujours le risque d’un non- respect des contrats, les acteurs « A » ne remboursant jamais les avances des acteurs « B ». Toutefois, dès qu’il y a création monétaire par les banques, il y a création d’une dette dont le remboursement relève d’un pari double : l’honnêteté des acteurs « A », mais aussi l’impossibilité potentielle pour ces derniers de rembourser en raison d’une promesse de richesse supplémentaire qui ne s’est pas réalisée. Dès que la finance s’en mêle, on comprend que dette et épargne ne sont plus les deux faces d’une même réalité.

On comprend aussi que le métier de banquier est de créer un maximum de dettes (faire grossir les « besoins de financement ») par le truchement d’une épargne fictive et surtout gratuite (émission monétaire). Quand, par conséquent, on introduit la finance dans l’équilibre comptable des besoins et capacités de financement, et donc dans l’équilibre de la dette et de l’épargne, on oublie de mentionner qu’une partie des capacités de financement - la soi-disant épargne- est purement fictive…. et donc inquiétante. Chacun aura ici en tête le crédit à la consommation qui n’est pas créateur de richesse, ou la dette publique dont une bonne partie ne correspond à aucun investissement. Il suffit ici d’avoir en tête l’activité de la CADES en France (Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale). Alors que, traditionnellement, on définit l’épargne comme la différence entre le revenu et la consommation, nous sommes au niveau macroéconomique dans une situation où un surcroit de consommation est autorisé par un revenu fictivement construit. Chacun aura ici en tête la crise financière de 2008 reposant sur l’épargne fictive d’américains endettés dans l’immobilier par le jeu des célèbres « Subprime ».

Cette épargne est aujourd’hui devenue aussi grosse que la dette (il ne saurait en être autrement) mais son caractère fictif et son risque d’évaporation se trouvent au cœur de toute crise financière.

Concrètement une crise financière est d’abord un actif devenu illiquide, ou simplement dévalorisé qui, de proche en proche, contamine l’ensemble du système financier, avec au final la disparition de l’épargne des ménages qui apparait au passif du bilan des banques. Comme en 2008, on sait aujourd’hui qu’une partie des dettes publiques et privées sont de fait « actifs pourris » dans les banques. C’est dire que le passif des dites banques, massivement faits de comptes privés représentant une bonne partie de l’épargne, notamment celle des ménages, est devenu lui-même pourri…. concrètement une épargne qui s’évapore.

L’introduction de la Banque centrale

Bien évidemment il y a le prêteur en dernier ressort qu’est la Banque centrale. Alors que les banques comblent les « besoins de financement » (la dette) par des « capacités de financement » partiellement fictives, et souvent dangereuses (les crises financières), la banque centrale reste un roc indestructible.

Elle peut, en principe, nettoyer les bilans bancaires en achetant la dette pourrie et inonder le monde de liquidités. Les spécialistes diront qu’elle fait « grossir » son bilan en y inscrivant à son actif la dette pourrie et à son passif l’émission monétaire nettoyant l’actif des banques.

De ce point de vue, les exemples de la FED et de la BCE sont intéressants.

 L’endettement du Trésor américain en 2019 fut tel qu’il a fallu émettre 11500 Milliards de dollars d’obligations publiques, soit plus de la moitié du PIB américain. Aucune épargne correspondante ne pouvant absorber une telle masse, un marché sensible, celui du « REPO », - le lieu d’échanges de liquidités à court terme entre institutions financières - devait en conséquence connaitre une brusque hausse des taux. Devant les conséquences de ce danger immédiat (dévalorisation massive de l’ensemble des actifs et effondrement des cours en Bourse) la FED est intervenue pour créer fictivement l’épargne correspondante…avec bien sûr alourdissement de son bilan à l’actif et au passif. Au moment où nous écrivons ces lignes la FED continue d’éteindre l’incendie sur le « REPO ».

L’exemple de la BCE, bien que fort différent, va dans le même sens. Dans le cas européen, la dette publique de bonne qualité ( la dette allemande) est trop rare en raison du faible endettement allemand et des exigences impulsées par « L’EMIR »[2]. La dette publique de la zone euro suppose toujours des monétisations massives de la part de la BCE (épargne fictice donc dette accrue) mais dans le respect des poids économiques de chaque pays. Cela signifie que, pour empêcher l’emballement des taux comme la FED aux USA, il faut ici, pour soutenir largement les dettes faibles (celles du sud de la zone)  acheter de la dette de qualité  ( les bons allemands) relativement rare. Il en résulte mécaniquement des taux négatifs en particulier sur la dette allemande (la demande est plus forte que l’offre).

Ainsi les banques centrales restent le roc indestructible sur quoi repose une finance hors-sol…. mais en artificialisant les taux et en créant une épargne de plus en plus fictive qui inonde le monde….

Quelles en sont les conséquences ?

Bien sûr, en inondant le monde de liquidités, la création monétaire sans retenue permet l’élargissement sans limite des jeux financiers avec, au final, la financiarisation de toutes les activités humaines.[3] On en connait les effets pervers souvent décrits sur ce blog : aggravation des inégalités, rachats massifs d’actions[4], spéculation immobilière, artificialisation des bilans, rentabilité affaiblie des banques et compagnies d’assurance, couples entreprises/banques zombies, etc.

Ces faits sont évidemment très graves mais l’essentiel est sans doute ailleurs. L’artificialisation des taux ne permet plus l’allocation efficiente du capital et autorise toutes les dérives sur l’économie réelle. Affirmation qui mérite le détour d’une explication.

 Lorsque les taux d’intérêt sont positifs, ils sont naturellement l’élément central de l’allocation : je vais affecter mon épargne à tel usage si ce dernier m’apporte un rendement supérieur ou égal au taux de l’intérêt. Si les taux sont très faibles- parce que les dettes sont devenues gigantesques et qu’il a fallu produire une non moins gigantesque épargne artificielle - alors il devient possible d’allouer le capital vers des zones moins efficientes, mais aussi obligatoire de rendre ces dernières brutalement plus efficaces. L’endettement facile permet en effet d’acheter à prix élevés des entreprises peu rentables…et de les rentabiliser par un management ou une réorganisation brutale. Les anciens actionnaires sont gagnants, et les nouveaux deviennent obligatoirement brutaux pour rembourser l’épargne artificielle mise à leur disposition. Dans nombre de cas, la valeur ajoutée produite n’augmente pas et se trouve simplement redistribuée entre actionnaires ou financiers et salariés. Ce qui nous renvoie à une logique de croissance faible et de fort développement des inégalités. Ce n’est plus le talent schumpetérien qui est rémunéré, mais la cupidité de simples rentiers. Globalement l’artificialisation de l’égalité des « besoins de financement » et des « capacités de financement » engendre des effets macroéconomiques et macrosociaux contestables.

Alors, retraite par capitalisation ?

Si dans la grande correspondance entre besoins et capacités de financement on vient greffer l’idée de retraite par capitalisation, on   ajoute au grand tumulte de la finance. Les fonds de pension, acteurs et utilisateurs des marchés financiers, ne peuvent que jouer à l’intérieur des règles du jeu et voient leurs actifs plonger dans le grand bain de l’incertitude radicale. Certes, les fonds en question peuvent privilégier la propriété plutôt que la dette et ainsi préférer le marché des actions à celui des obligations[5]. C’est toutefois méconnaitre que, par le biais de l’adoption généralisée de la norme IFRS09, le principe de la « fair value » concerne tous les bilans, lesquels sont affectés par l’irruption des fluctuations de prix sur lesquelles il est devenu impossible de ne point spéculer, ne serait-ce que pour se protéger. D’où, l’effacement progressif de la distinction entre une propriété jugée sécurisante (les actions) et la dette jugée plus dangereuse (les obligations). La retraite par capitalisation, contrairement à ce qu’affirment ses défenseurs, ne fait pas automatiquement grossir l’investissement macroéconomique. A l’inverse, elle déplace le centre de gravité du jeu économique : moins d’économie réelle et hypertrophie d’une finance simplement spéculative et improductive. Le résultat est une croissance quantitativement plus faible, et qualitativement plus inégale.

De tout ceci, il faut tirer une conclusion fort pratique : parce que l’économie réelle est plus solide que l’économie financière, il est sage de faire reposer l’avenir des retraites sur le travail et donc la répartition. Mais Il faut aussi immédiatement ajouter que la répartition également affectée - certes de plus loin -  par la financiarisation généralisée, une véritable réforme des retraites passe aussi par la dé- financiarisation de l’économie. Ce qui nous renvoie en priorité sur la « mère des réformes », c’est-à-dire la réappropriation par les Etats de tout ce qui est en amont de la finance, et en premier lieu la création monétaire. Ceci nous renvoie à l’important dossier de la « monnaie pleine » sur lequel le blog s’est parfois penché.

Tout ancrage de l’avenir des retraites sur les marchés financiers tels qu’ils sont, est une opération extrêmement risquée.


[1] La dette mondiale serait aujourd’hui, selon   l’Institut de la finance internationale, (« IIF »), de 246000 milliards de dollars (320% du PIB Mondial). Dans le même temps, l’épargne mondiale ne fait qu’augmenter. En particulier, les ménages français ont,  entre 2015 et 2019 ajouté à leur stock d’épargne un montant anormalement élevé, avec,  par exemple des dépôts courants qui ont augmenté de 34% dans une contexte de croissance très faible.

 

[2] « European Market Infrastructure Régulation ». Il s’agit d’un texte, fort contesté aujourd’hui, qui impose en Chambres de Compensation des « appels de marge », c’est-à-dire de garanties  prenant la forme de dette publique de qualité.

[3] Nous renvoyons ici à notre texte : http://www.lacrisedesannees2010.com/2019/10/les-nouvelles-pluies-de-monnaie.html

[4] Ces rachats prennent des dimensions spectaculaires : Plus de 3000 milliards de dollars sur les 5 dernières années pour les entreprises américaines (sources : analystes de Yardeni Research)…Soit plus que le PIB de la France ….

[5] De plus en plus les fonds de pension sont invités à travailler  sur des « Exchange Credit Funds » ( les célèbres ETF)  ou « Trackers ». Titres fondés sur les seuls indices boursiers ou des indices obligataires, ils deviennent une matière première privilégiée pour les plans d’épargne retraite (PER) et les plans d’épargnes en actions (PEA). Ces fonds indiciels sont aussi favorisés par la réglementation internationale mais aussi la fiscalité française.

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10 janvier 2020 5 10 /01 /janvier /2020 16:40

Tel que présenté dans le projet de loi, beaucoup en conflueront que la bureaucratie va accoucher d’une nouvelle usine à gaz. Un nouvel établissement public va naitre, établissement pantin d’un marionnettiste appelé Etat, lequel va fixer les paramètres du nouveau système de retraite. De quoi dépolitiser une fois pour toutes l’un des cadres fondamentaux de nos sociétés.  

Il y a dépolitisation puisque la règle sera vécue comme une extériorité radicale, une raison supérieure sur laquelle personne ne peut avoir de prise. Cette raison radicale est aussi la fin d’un système de solidarité : chacun étant entrepreneur de lui-même pourra, par le biais d’une analyse coût/ avantage complétement individualisée, acquérir une quantité jugée « optimale » de points.

Mais ce n’est pas parce que l’on aura dépolitisé l’un des cadres de la vie, qu’on aura réussi à transformer la retraite en marchandise. La suite de l’aventure sera bien évidemment l’exigence de transformation de cet objet administré qu’est le point de retraite en objet échangeable sur un marché. Impossible dira- t-on puisque la loi l’interdira.

Pour autant cette loi risque vite d’apparaitre comme une insupportable répression des gains potentiels à l’échange  entre acteurs dont certains désirent  davantage de points de retraites, et dont d’autres y voient un actif mobilisable au profit d’ actifs de nature différente. Par exemple, diront les économistes, le calcul coûts/avantages chez les moins de trente ans et chez les plus de 60 ans, fera que ces derniers seront éventuellement acheteurs de points de retraite, tandis que les premiers seront souvent vendeurs. La position des uns et des autres dans le temps de la vie, fait qu’un échange mutuellement avantageux existe potentiellement. Ainsi un jeune pourra trouver intéressant de vendre ses points pour rendre plus aisé l’acquisition d’un logement, tandis qu’un sexagénaire ayant épargné compléterait volontiers sa retraite par acquisition de points supplémentaires.

Il n’y a aucune raison de considérer que la grande vague de financiarisation des activités humaines s’arrêtera à la question des retraites. Bien sûr, existe déjà la retraite classique par capitalisation. Mais cette dernière repose sur des actifs financiers dont on sait qu’ils sont soumis à des crises régulières, des crises qui restent dans la mémoire des retraités, notamment anglo-saxons, qui en furent victimes voici une bonne dizaine d’années.

L’avantage du point bureaucratique de retraite est que sa valeur est administrativement fixée. Il n’y a pas risque de tromperie sur la marchandise comme cela est si souvent le cas sur les marchés financiers qui doivent se protéger pas de couteuses dépenses de couverture. En clair le point de retraite est potentiellement l’un de ces actifs sans risques tant recherchés par la finance.

La liquéfaction croissante de notre société passe donc par un marché du point de retraite, marché dont la naissance sera probablement exigée par tous les « modernisateurs » de la société, et marché que l’on ne peut concevoir à l’échelle de l’artisanat.

Il semble évident que les grandes institutions financières vont plutôt bouder les dangereux marchés de la retraite par capitalisation, pour exiger la naissance d’un confortable marché des points bureaucratiques. En cela elles s’annonceront porteuses de services « d’intérêt  général »: assurer la liquidité du marché. Les jeunes pourront facilement vendre leur portefeuille naissant et les vieux facilement ajouter au confort de leur retraite. A partir de là, toute une nouvelle pyramide financière pourra naitre et demain nous verrons peut-être les points bureaucratiques dans les « appels de marge », dans les « fonds propres », dans les « produits structurés », etc.

Bien évidemment, si un tel marché devait advenir le prix du point de retraite pourra s’éloigner de la valeur administrativement fixée, un peu comme du temps de l’étalon- or où chaque monnaie pouvait connaitre un cours légèrement différent de celui défini par le poids en métal précieux. C’est dire que sur une valeur solide,( merci la bureaucratie), les traders à venir, pourront parier sur les fluctuations de prix et s’octroyer de généreux bonus au nom d’un intérêt général bien compris.

Black rock a mieux à faire que de  s’attaquer à des « bouts de retraite par capitalisation ». S’il veut faire du lobbying intelligent, il doit attendre la fin des grèves,  attendre la fin de la résistance populaire, et proposer, à terme, un gigantesque marché des points de retraite. Mais peut-être y -a- t-il pensé avant nous.

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6 janvier 2020 1 06 /01 /janvier /2020 13:49

Nous proposons, dans le très bref texte qui suit, l’examen des fondements de ce qui pourrait justifier une refonte en profondeur de l’organisation du système des retraites.

Il convient tout d’abord de considérer que ce qu’on appelle retraite, est une partie du « coût de la vie humaine », partie que l’on peut désigner par « coûts d’entretien de la vieillesse ». Ces coûts sont en quelque sorte la fin d’une longue série : « coûts de la production et de la formation » ( il faut élever les enfants et les former) ; « coûts du travail consommé » ( l’employeur doit aujourd’hui rémunérer les salariés dont il consomme le travail et les compétences qui s’y rattachent) ; « coûts intermédiaires » ( la vie est aussi parcourue par la maladie, voire de l’inadaptabilité au travail, laquelle correspond en particulier au chômage possible).

En très longue période, on peut constater que l’humanité a toujours recherché à retarder la « sortie de la vie » en construisant des outils propres à la sécuriser et à la prolonger. Globalement, l’augmentation considérable de l’espérance de vie est un fait récent à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Elle est liée à l’augmentation considérable des « coûts de la production et de la formation » (on entre beaucoup plus tard sur le marché du travail). Elle est aussi liée à une augmentation « du coût d’entretien de la vieillesse ».

Dans le monde d'aujourd'hui, le coût complet de la vie (production, formation, travail consommé, coûts intermédiaires, coût d’entretien de la vieillesse) est globalement assuré par une Institution appelée « Entreprise ». Cette dernière distribue chaque mois des « bons » appelés « salaire », et « bons » qui prennent en charge les « coûts du travail consommé ». Au-delà,  les modernes fiches de paye, révèlent que l’institution « Entreprise » verse des « bons indirects » appelés charges sociales, lesquelles feront face à nombre d’ autres coûts de la vie ( allocations familiales, logement, chômage, maladie, vieillesse, etc.). c’est dire que l’institution « Entreprise » est au centre d’un réseau qui permet de solidariser le coût complet de la vie humaine. Au sommet de ce dernier se trouve l’Etat, acteur plus ou moins interventionniste dans un système social producteur de la dite solidarité. Empiriquement, on a pris l’habitude de distinguer un modèle social « bismarkien » d’un modèle « beveridgien », la réalité concrète étant souvent un mixe de ces deux modèles. Tout aussi empiriquement, on sait aussi que le coût complet de la vie n’a pas toujours été assuré par l’institution « Entreprise » et qu’il fut historiquement assuré par une cellule domestique plus ou moins élargie.

On oublie souvent que la prolongation de la vie est assortie d’un coût croissant : produire plus de temps de vie est assorti d’un coût croissant en charges indirectes : il faut beaucoup de formation, d’intelligence, de capitaux, pour améliorer l’espérance de vie par le biais d’un système de santé. C’est dire que le coût global de la vie, qui est aussi dans notre monde le coût global du travail, ne peut qu’augmenter. Lorsque l’on commence en France, à s’intéresser au risque de la vieillesse dans les années 30, on imagine déjà une augmentation du coût global du travail. Toutefois, le chemin est encore long car les salariés meurent peu de temps après la fin du travail. Il en résulte assez mécaniquement que même faibles les cotisations dépassent de loin les versements, et que naturellement le système des retraites devient un système excédentaire, pour lequel il faudra trouver des instruments de placement …..nous en sommes loin aujourd’hui

Et si, présentement, on dépense plus en soins pour prolonger la vie (12 points de PIB aujourd’hui contre moins de 1 point au début du siècle passé), le coût global du travail augmente par deux canaux : les dépenses croissantes de santé d’une part et celles tout aussi croissantes de retraites. Ces dernières ont en effet augmenté dans les mêmes proportions et vont passer de moins de 2 points de PIB au début du siècle précédent à 14 points aujourd’hui.

Quand on vit dans la période des 30 glorieuses, un système bismarkien est presque idéal. Il est un moment de social-démocratie où les partenaires sociaux, appuyés par un Etat bienveillant et bien nourri par un fort rendement de l’impôt, se partagent les gigantesques gains de productivité de l’époque ( 3 à 4% contre moins de 1% aujourd’hui). La hausse permanente du coût global du travail de l’époque est payée par les gains de productivité lesquels pourront aussi payer des hausses de profit justifiant des investissements eux-mêmes exigés par la hausse des dépenses salariales…Nous sommes dans un cercle vertueux.

Tel n’est plus le cas dans une économie mondialisée, où le coût global du travail perd sa contrepartie « débouché » pour n’être qu’un seul « coût » à comparer avec celui existant dans les pays émergents : Le coût global du travail ne peut plus augmenter. Si, au-delà, une monnaie unique fait disparaître l’outil "taux de change", et qu’en outre le taux initialement choisi est trop élevé, alors le coût global du travail doit impérativement baisser. Un malheur n’arrivant jamais seul, les dépenses croissantes de santé n’ assurent que peu de naissances supplémentaires mais sont la cause directe de beaucoup moins de décès. D’où la question démographique avec 0,74 retraité par actif aujourd’hui contre 0,24 en 1959.

Les entrepreneurs politiques qui ont mis en place, voici une quarantaine d’années, l’enveloppe règlementaire de la mondialisation, se doivent d’être cohérents et ne peuvent plus conforter un modèle bismarkien, ou social-démocrate qui, par ailleurs n’intéressent plus que les syndicats de salariés. C’est qu’en effet le basculement vers la mondialisation en provoque un autre : les entreprises ont davantage intérêt à négocier directement avec l’Etat et moins avec des syndicats restés enkystés sur un territoire jugé trop étroit.

La cohérence vise par conséquent à transformer le modèle bismarkien en modèle beveridgien. De ce point de vue, le projet gouvernemental - s’il ne dérape pas - est en parfaite adéquation avec les exigences de la monnaie unique. Il en est même une prothèse indispensable. On ne sait pas encore précisément comment fonctionnera la Caisse Nationale de Retraite Universelle, mais on sait déjà qu’elle sera, de fait, une agence centrale d’Etat dépourvue, à l’inverse des Autorités Administratives Indépendantes, d’une réelle autonomie. Les caisses existantes seront fermées et il sera ainsi mis fin au subventionnement de leurs déficits éventuels par le Trésor. C’est là un premier canal de diminution du coût global du travail.

La gouvernance de ce qui serait la « CNRU » sera paritaire mais des représentants de l’Etat y figureront comme employeurs, ce qui développe des conséquences essentielles.

En effet, les partenaires seront peut-être censés fixer chaque année la valeur du point, l’âge d’équilibre, le taux de cotisation, l’indexation des pensions, etc. Mais il ne s’agit que d’une illusion puisque la Caisse étant universelle, de telles prérogatives toucheraient immanquablement la loi budgétaire dont l’artisan est Constitutionnellement le seul Parlement. Parce que les pensionnés de l’Etat sont couverts par la loi budgétaire, des acteurs étrangers au parlement ne peuvent décider d’un des chapitres du budget de la Nation. Clairement le projet de loi concernant la réforme des retraites devra obligatoirement prévoir la valeur simplement consultative des propositions des partenaires sociaux. Derrière l’apparente bienveillance du terme « universel » se cache une formidable reprise du pouvoir sur une partie essentielle du coût global du travail.

Nous serons donc bien dans un système où l’Etat reprendra l’essentiel des commandes et pourra lui-même procéder souverainement à la diminution du coût global du travail , ici, par la diminution sensible des pensions. Les instances de concertation seront le décor, mais le vrai partenariat sera celui entre les entrepreneurs politiques et les entrepreneurs économiques plongés dans le grand bain de la mondialisation.

Reste évidemment la question de la résistance syndicale vis-à-vis d’un basculement dont ils ne comprennent pas le principe, ni à fortiori le lien direct avec la question de l’euro. Il est très clair que, bizarrement, la négociation actuelle porte sur le prix de vente de la réforme. L’exemple des discussions ministérielles avec les enseignants est ici très symbolique. Dans notre langage, ce prix consisterait à relever de façon assez spectaculaire ce que nous avons appelé les « coûts du travail consommé ». Travail de gribouille pour les entrepreneurs politiques au pouvoir envers lesquels l’institution « Entreprise » exige une véritable diminution du coût global du travail, et non  du bricolage. La fin des corps intermédiaires au profit du partenariat entrepreneurs politiques/entrepreneurs économiques ne sera pas de tout repos.

Le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 se jouera sur l’aptitude réelle du pouvoir à concrétiser l’exigence de baisse non dissimulée du coût global du travail. Les lecteurs de ce blog savent qu'il existe d'autres solutions que celles qui réaniment la Haine entre classes sociales. Celle du  rétablissement de l'Etat-Nation en est une....encore, il est vrai, peu déchiffrable sur les marchés politiques.

 

 

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26 décembre 2019 4 26 /12 /décembre /2019 06:12

 

 

Le monde politico-médiatique ne permet en aucune façon de comprendre la nuisibilité génétique de l’Euro.

Bien sûr, il ne lui est plus possible, sous peine de décrédibilisation, de nier l’existence de difficultés gravissimes, mais la réponse est toujours la même : l’euro nous sauve de difficultés autrement plus graves, à savoir une faillite généralisée. Cette situation de non-dit est très dommageable car elle donne à toutes les politiques publiques une image détestable nourrissant le populisme. Le citoyen de base comprend difficilement l’acharnement sur les couts globaux du travail (salaires et rémunérations directes, charges sociales, budget santé, charges du chômage, retraites, etc.) alors même que la BCE continue de déverser des flots colossaux de monnaie sur le système financier.

Il est donc important d’expliquer, le plus simplement du monde, en quoi l’euro constitue l’une des grandes barrières de la marche de l’humanité vers plus de  solidarité aussi bien interne (protection sociale) qu’externe (respect des identités culturelles de chaque peuple). Pour le lecteur pressé nous commencerons par un bref résumé des points importants de l’article qui suit.

 

Points à retenir :

- La réduction des déséquilibres entre zones économiques inégales et de même monnaie suppose des transferts.

- « Machines à homogénéiser », les Etats voient dans les transferts une source de légitimation.

- L’outil de transfert, et donc de légitimation, souvent privilégié est « l’Etat Providence ».

- L’euro chevauchant des zones économiques inégales correspondant à des souverainetés différentes contrarie le fonctionnement normal des Etats dans leur travail de légitimation.

- L’Etat de l’économie la plus performante ne peut que s’opposer à des transferts.

- l’union monétaire produit de la désunion économique et sociale entre nations.

- L’union monétaire fabrique un ensemble articulé « centre/périphérie » produisant l’affaissement de toute possibilité de choix démocratique dans les zones périphériques.

- En raison d’un taux de change inadapté, il est pour toute périphérie très difficile de rejoindre le centre en respectant les « règles du jeu » de la monnaie unique.

- Cette difficie jonction concerne particulièrement « les Etats Providences » de la périphérie.

- La pérennisation de la monnaie unique engendre des effets dépressifs sur la zone en particulier sur son « Etat Providence collectif »,

- Les effets dépressifs se propagent sur l’ensemble de la planète en raison du poids important de l’économie européenne dans le monde.

- Le projet de construction d’un « Etat Providence » mondial est une utopie.

- La clé de la compréhension et du sens des politiques publiques française passe par la compréhension des formidables contraintes de la monnaie unique.

 

1) Bien fixer le cadre du raisonnement : La monnaie unique dans un espace national où les échanges entre régions sont déséquilibrés.

 

Pour cela, nous raisonnerons à partir d’un exemple très concret, celui d’un Etat-Nation où, bien sûr,

 une seule monnaie circule. Imaginons deux régions, l’ex-bassin minier du Nord et du Pas de Calais dans ses relations avec la région parisienne. Pour simplifier encore, nous supposerons que la France ne comporte que ces deux régions.

 Sans donner de chiffres, on sait immédiatement que la première est déficitaire, tandis que la seconde est excédentaire. Clairement, les houillères ayant disparu[1] pour ne laisser que du vide, un espace de consommation et de solidarité (personnes âgées, chômeurs, malades, personnes en situation de handicap) ne peut être assis sur un espace de production disparu et donc des transferts proviennent de la région réputée excédentaire.

 

Comment les choses se manifestent sur le plan du système financier et en particulier des banques ?

 Pour simplifier, nous imaginerons qu’il n’existe qu’une seule banque pour la région des Houillères (« banque des houillères » : BH) et une autre pour la région Parisienne (« Banque de Paris » : BP).

 

Puisque la première région est déficitaire, les flux financiers se dirigent depuis BH vers BP. Ces flux ne font que traduire le fait que, par exemple, les clients de BH paient leurs fournisseurs dont le compte se trouve sur BP. La monnaie « fuit » ainsi depuis BH pour se diriger vers BP. Matériellement, chaque banque bénéficiant d’un compte à la banque centrale, cette fuite se repère au niveau de cette dernière et celle-ci va débiter en continu le compte de BH et créditer celui de BP.

Matériellement, puisque la région des Houillères ne produit plus, les marchandises achetées proviennent de la région parisienne qui, elle, est censée produire beaucoup. A ce flux physique correspond un flux des paiements en sens contraire.

Constatant que BH se vide progressivement, quelles sont les solutions qui permettraient d’éviter la rupture entre les deux régions, avec en particulier la disparition du système de solidarité  dans les houillères ?

Il en existe théoriquement 6 :

1- BP accorde continuellement des crédits aux clients de BH, ce qui alimente les comptes clients qu’elle gère, et donc son compte à la banque centrale.

2- BP accorde continuellement des crédits à BH, laquelle peut ouvrir de nouveaux crédits à ses clients. Des moyens de paiement sont ainsi distribués que BH pourra transférer vers BP.

3- La Banque de France (la banque centrale) fait crédit à BH et alimente le compte de cette dernière. En retour BH pourra faire crédit à ses clients et l’équilibre des paiements sera à nouveau assuré.

4- Le Trésor qui est l’organisme financier public au-dessus des deux régions, subventionne la région des Houillères ( RSA pour les anciens mineurs, aides diverses, aide à l’investissement des entreprises, investissements publics, etc.) Ces subventions viennent compenser la fuite de monnaie de BH vers BP.

5- Aucun crédit ni subvention n’est accordé à personne et la région des Houillères se détache progressivement du reste du corps social et politique. Il n’y aurait pas à proprement parler de rupture, mais émergence d’une zone de marginalisation très éloignée des standards de la région parisienne. Laissons le lecteur imaginer ce que serait la région sans les retraites des houillères, la reconfiguration du patrimoine immobilier, l’absence de sécurité sociale, l’absence de réels outils de formation, l’absence du Fond d’Industrialisation du Bassin Minier (FIBM), etc. Il n’y aurait même pas les entreprises de la Grande Distribution qui constituent l’essentiel du tissu économique et qui, toutes, se nourrissent des seuls fonds de transferts….

6- L’Etat introduit une nouvelle monnaie dans les Houillères, une monnaie ne s’échangeant avec l’ancienne que sur la base d’un taux fort réduit. On peut ainsi espérer que les habitants de la région vont moins consommer de produits, devenus excessivement chers, en provenance de la région parisienne et vont créer des activités devenant compétitives en raison du taux de change. Le résultat sera une exportation vers la région parisienne. De quoi rééquilibrer les flux entre les deux banques. En attendant l’équilibre, le système de solidarité se fera plus réduit : moins de soins, moins de médicaments, moins d’aides diverses.

 

Laquelle ou lesquelles de ces 6 solutions, théoriquement envisageables, sera (seront) retenue(s) ?

Les solutions 1 et 2 ne sont évidemment pas crédibles et on ne voit pas pourquoi BP ferait crédit à des débiteurs insolvables.

La solution 3 est envisageable dans le cas d’une Banque centrale soumise au Trésor : l’Etat donne l’ordre de créer de la monnaie au profit de BH, laquelle ouvre des crédits auprès de ses clients. Proche d’un « Quantitative easing for the people » elle est peu pensable dans le cas d’une banque centrale indépendante.

La solution 4 est celle historiquement constatée dans à peu près tous les pays du monde : la région déficitaire est largement subventionnée par les pouvoirs publics. Son défaut est naturellement qu’elle alimente les clientélismes et devient un enjeu majeur des marchés politiques.

La solution 5 n’est envisageable que fort rarement et peu de nations laissent en déshérence complète une région. La raison en est que le fonctionnement normal des marchés politiques débouche sur des mesures d’homogénéisation, de mise à niveau au moins partielles ou approximatives, qui elles -mêmes fabriquent une forme de légitimation du pouvoir. Ce que nous appelons « marchés politiques ».

La solution 6 n’existe pas au sein des Etats classiques car historiquement la monnaie, attribut de la souveraineté est « une » et permet l’homogénéisation recherchée par le pouvoir. Elle peut se vivre dans des conglomérats, très rarement dans des Etats fédéraux ou des empires, mais jamais au sein d’Etats Nations classiques. Cela signifie que la fin de l’Union monétaire qui existe dans un Etat, est politiquement impensable. A Paris comme à Lens on utilisera la même monnaie. Il y a bien « irréversibilité » de la monnaie unique comme il est devenu habituel de le dire pour l’Euro.

A y regarder de plus près, les solutions 5 et 6 sont historiquement non vérifiées car elles sont contraires au principe même du fonctionnement des Etats. Sans revenir à la question de la nature profonde des Etats, souvent examinée sur mon  blog [2], on sait qu’un Etat est logiquement et le plus souvent producteur d’une identité commune, en ce sens qu il produit – répétons-le - de l’homogénéité et ce, même s’il est décentralisé (souveraineté sur un espace délimité par des frontières, système juridique, linguistique, monétaire, militaire, etc. mais aussi principes d’égalité, d’unité nationale et territoriale, etc. Mais enfin principes de solidarité entre citoyens, principes très souvent porteurs de légitimité politique)

Dans ces conditions lorsque des déséquilibres entre régions émergent les solutions 5 et 6 apparaissent comme des échecs politiques majeurs et au nom de la solidarité qui se niche dans l’idéologie d’un intérêt général, la solution des transferts et aides diverses s’impose… donc au final s’impose la solution 4.

 

Si l’on dresse le bilan des possibles face à un déséquilibre régional, nous avons :

- Sur le plan financier, Impossibilité du recours durable au crédit, surtout dans un monde où l’indépendance des banques centrales est la règle (solutions 1,2 et 3).

- Sur le plan politique, Impossibilité des choix sécessionnistes (solutions 5 et 6).

Le seul choix est donc celui des transferts dont les caractéristiques quantitatives et qualitatives sont historiquement très variables. Ainsi on peut avoir le choix de solutions complètement rentières (la population est subventionnée pour rester fidèle à l’ordre politique en place) ou au contraire de mise à niveau (la région déficitaire bénéficie d’un programme visant à l’alignement sur la productivité de la région excédentaire). Dans les faits, au gré des marchés politiques, c’est souvent un mix qui finira par s’imposer.

 

Les conséquences macro-économiques.

 

La solution des transferts pose celle de son financement.

 Dans notre exemple, le déséquilibre correspondait au fait que le charbon n’est plus acheté par la région parisienne, laquelle va acheter du pétrole et va ainsi bénéficier d’un effet coût et d’un effet revenu. Les parisiens feront des économies lesquelles pourront être redéployées vers de nouvelles consommations et/ou de nouvelles formes de solidarité. Les producteurs de la région parisienne verront leur efficience productive s’améliorer - une énergie moins coûteuse - et la valeur ajoutée correspondante pourra se déverser sous la forme de profits, de salaires, voire de baisse de prix. De la même façon, si l’on suppose que les producteurs de pétrole sont dans la région parisienne, les revenus de cette profession viendront s’ajouter à la demande globale.

En contrepartie, la région parisienne perd sa clientèle du bassin houiller. Le redéploiement, faisant suite à la fin du charbon, est toutefois globalement avantageux car le « système productif nouveau » (disparition du charbon couteux et généralisation du pétrole moins cher) est plus efficient. Si au-delà on raisonne en « économie ouverte » (avec échanges extérieurs) le changement risque d’autoriser de nouvelles exportations.

Si l’on raisonne en économie sans échanges extérieurs[3], ce que les économistes appellent « l’économie fermée », la solution politique des transferts ne peut se faire que sur la base d’un prélèvement fiscal supplémentaire venant largement gommer tous les effets positifs du passage au pétrole. En revanche, ce même prélèvement vient aussi gommer les effets négatifs de la perte de débouchés correspondants à la crise du bassin houiller.

D’où la conclusion : en économie fermée le rétablissement de l’équilibre régional par le biais des subventions permet de maintenir les débouchés (les subventions deviennent des chiffres d’affaires) tout en assurant la solidarité (les subventions sont des revenus, des marques de solidarité et des capitaux de substitution).

Remarque : C’est donc la solution 4 qui s’impose, celle que l’on pourrait désigner « solution de  l’Etat-Nation ». Dans les faits l’Etat-Nation c’est aussi une banque centrale sous contrôle de son ETAT, et donc la possibilité de passer par la solution 3. Macro économiquement, cette solution peut provoquer, sous la pression des marchés politiques, une demande globale excédentaire et des hausses de prix affectant la compétitivité externe. Historiquement la « solution de l’Etat-Nation » peut être un mix de solution 3 et 4, mix qui fût la grande caractéristique de la France avec son modèle social, avant la naissance du projet de monnaie unique. Observons que la réunification allemande du siècle dernier fut aussi celle de l’Etat-Nation empruntant non pas la solution 3 mais la solution 4.

 

2) L’application du raisonnement au cas de déséquilibres des échanges entre nations sous monnaie unique (zone euro).

 

Chacun a déjà pu comprendre que derrière l’exemple du bassin minier et de la région parisienne pouvait  se cacher celui de la Grèce et de l’Allemagne. Exemple qui restera probablement gravé dans l’histoire.

 

Ici bien sûr nous ne pouvons raisonner en économie fermée et la zone euro est elle-même ouverte sur le reste du monde.

 

Le dispositif TARGET 2 comme cadre des échanges entre pays de la zone euro.

 

Les raisonnements jusqu’ici menés entre régions d’une même nation sont à reconduire au niveau d’un espace de plusieurs nations. Lorsqu’il n’y a pas de monnaie commune, on sait bien que la fuite de monnaie précédemment analysée se trouve rapidement bloquée. Par exemple, si l’Italie dont la monnaie était la Lire, est en déficit vis-à-vis de la France, pays dont la monnaie était le franc, les échanges vont se bloquer rapidement, car on ne voit pas pourquoi la France viendrait subventionner les achats de l’Italie. Si par exemple le commerce entre France et Italie se fait en dollars, le déséquilibre italien fera que la France ne retrouvera jamais les dollars éventuellement prêtés à L’Italie. Historiquement la solution fut celle d’une restriction de la liberté des échanges, voire une manipulation des taux de change.

La construction européenne avec son projet de marché unique, de libre circulation des marchandises et du capital, ne peut dans le cadre de l’euro accepter de blocages. En clair, les problèmes perçus lors de l’exemple précédent entre BH et BP doivent, au niveau des nations, disparaître. Plus clairement encore, il fallait mettre en place un dispositif institutionnel efficace, garantissant la libre circulation des paiements sur toute la zone, et ce quelle que soit la situation des pays y adhérents.

Il faut bien comprendre le caractère fondamental de cette obligation. Si par exemple la Grèce est en déficit vis-à-vis de l’Allemagne parce qu’elle achète trop de voitures ou trop d’armes à ce dernier pays, il faut néanmoins assurer les paiements et transferts correspondants. Car, si ce n’était pas le cas cela voudrait dire que l’euro grec n’est pas équivalent à l’euro allemand…et donc il n’y aurait pas de monnaie unique…

Le dispositif retenu fut de maintenir des banques centrales nationales, mais banques centrales aussi chargées d’assurer les transferts entre banques classiques. Sans imaginer un quelconque transfert il fut décidé que les déficits, par exemple de la Grèce, deviendraient des créances allemandes automatiquement inscrites au bilan de la Banque centrale allemande. Ces créances s’appellent dans le jargon européen, « créances TARGET ».

Concrètement en cas de déséquilibres, des actifs figurant aux bilans des banques du pays déficitaire sont transférés au bilan de la banque centrale du pays excédentaire.

 

Déséquilibres récurrents et transferts théoriques dans le cadre de TARGET.

 

Prenons le cas de la Grèce en situation déficitaire et de l’Allemagne en situation excédentaire, et reprenons les différentes solutions envisagées dans le cadre du bassin minier et de la région parisienne

Réexaminons les diverses solutions précédemment envisagées.

Les solutions 1 et 2 ont d’une certaine façon largement fonctionné au service de la Grèce, de son Etat et de ses entreprises et ménages : Toutes les banques européennes se sont précipitées avec comme produit phare des taux d’intérêt très bas, inconnus jusqu’alors dans le cadre de la Drachme. D’où un déséquilibre qui ne pouvait être que croissant : les marchandises allemandes notamment celles exportées en Grèce sont largement financées par du crédit bon marché. Elles sont aussi favorisées par un taux de change qui ne peut plus bouger : La Grèce ne peut plus dévaluer pour résister à l’invasion des importations, voire exporter davantage : la monnaie unique devient une massue qui écrase l’économie grecque.

Bien évidemment, s’il n’y a pas de base productive suffisante en Grèce (comme plus haut dans le bassin minier orphelin de son charbon) capable de produire du revenu, le manège ne peut durer : il a cessé progressivement avec les plans d’aide de 2010 et 2012, puis l’arrivée de la « Troïka ». Et il faut bien comprendre cette arrivée à la lumière des créances TARGET : La banque centrale allemande s’inquiète des actifs grecs qu’elle doit réglementairement conserver à son bilan, actifs qui ne valent rien...

La solution 3 est juridiquement impossible car la BCE ne finance pas les Etats, sauf contournement des textes, ce qui s’est fait pour la Grèce[4] mais aussi pour nombre d’autres pays, comme l’Irlande ou le Portugal.

La solution 4 fut, de fait, largement pratiquée notamment par le biais des « fonds structurels » qui ont permis l’octroi à la Grèce d’environ 4% annuel de son PIB pendant de très nombreuses années. Elle s’est poursuivie avec le plan de 2012 qui a permis de faire passer la dette du secteur privé vers le secteur public.

La solution 5 n’a pas été retenue jusqu’à aujourd’hui et la Grèce n’était pas abandonnée par le reste de la zone.

La solution 6 est celle de la sortie de la Grèce de la zone euro.

Si l’on dresse un bilan des 6 solutions concernant les rapports entre Grèce et Allemagne, deux points doivent être retenus :

-il est erroné de dire que la Grèce n’a jamais bénéficié de transferts, simplement ceux-ci se sont concentrés dans les fonds structurels- environ 200 milliards d’euros depuis 1981- lesquels furent  largement gaspillés dans le cadre de lobbys, experts en jeux sur les marchés politiques, tant grecs qu’étrangers. La preuve en est le délabrement de l’économie grecque, avec en particulier, un recul des investissements, lesquels sont passés de 23,7 points de PIB en 2008 à 11,6 en 2014. Tous les Etats, y compris la Grèce sont responsables de cela. Par contre, les marchés politiques ont néanmoins autorisés l’affermissement d’un début d’Etat-Providence notamment dans le domaine sanitaire ou celui des retraites. Encore aujourd’hui, 16% du PIB grec est consacré au versement des retraites.

Globalement si la Grèce a bénéficié de transferts ils n’ont pu compenser les déséquilibres, eux mêmes aggravés par l’énorme chute de l’investissement (on ne prépare plus l’avenir) dans le cadre d’un taux de change fixe.

- Les solutions 1,2 et 3 ont fonctionné à l’excès  (une dette de plus en plus inquiétante en raison de sa masse et de l’étroitesse de son potentiel de solvabilité), d’où l’envolée des taux et les mémorandums imposés par la « Troïka ». Elles tentent de fonctionner depuis 5 ans  mais à l’envers en provoquant un  énorme effet dépressif : 26 points de PIB partis en fumée depuis 2009 et probablement d’autres points supplémentaires avec la mise en place du nouveau plan[5], points heureusement évités par le boum d’un tourisme se détournant de l’Afrique et du Moyen-Orient. Avec bien sûr des conséquences parfois dramatiques en termes d’effondrement d’un Etat-Providence qu’il faut impérativement dévaluer en dévaluant le cout global du travail. Et d’une certaine façon, il faut bien comprendre l’enfermement catastrophique de la position allemande. Sans ce fonctionnement à l’envers, sans dévaluation interne, les créances Target sur le bilan de la Banque centrale allemande sont de plus en plus problématiques : la Grèce transfère des créances, mais quelle valeur leur accorder ? Et si cette valeur est nulle cela veut dire dans l’idéologie allemande que la banque centrale est menacée…qu’elle doit être recapitalisée avec l’argent des contribuables allemands, etc.

La conclusion est donc celle de l’alternative entre une solution 5 ou 6, et celle d’un retour massif à la solution 4. Comme cette dernière solution n’est guère envisageable sur les marchés politiques du reste de l’Europe (Paris peut être solidaire avec Lens, mais Berlin ne veut pas être solidaire avec Athènes), il ne reste que le choix du départ ou de la marginalisation dans un espace très assombri.

L’Euro est venu détruire les productions locales comme le pétrole devait détruire le bassin minier du nord de la France.

  L’Euro devait assurer le rapprochement des économies : il en assure l’écartèlement avec bien sûr des conséquences en termes de solidarité et de protection sociale.

 

Quelles sont les conséquences macro –économiques ?

 

Le raisonnement mené sur les rapports entre Grèce et Allemagne peut être étendu à l’ensemble de la zone. Les solutions 1, 2, 3 et surtout 4 sont très limitées et se heurtent frontalement à l’impossibilité  d’envisager une réelle politique de transfert à l’intérieur de la zone. Alors que les transferts ne soulèvent que peu de difficultés à l’intérieur des Etats-Nations classiques, ils se heurtent à de grandes difficultés à l’intérieur de ce qui reste un espace international. Le choix de l’euro devenant celui de la servitude et la probable marginalisation pour les zones dont le taux de change unique est inadapté à la réalité économique. Globalement, il n’y aura pas de transferts du nord excédentaire vers le sud déficitaire. Ce que l’on savait en théorie est désormais confirmé par la réalité empirique : les négociations de la nuit du 12 au 13 juillet 2015 resteront une date dans l’histoire. L’inflexibilité allemande sur tout projet qui pourrait entrainer un risque de transfert  (union bancaire, budget de la zone euro, etc.) confirme quotidiennement cette réalité.

Parce que le système financier du sud voit la monnaie fuir  vers le nord (on peut reproduire le raisonnement mené plus haut entre BH et BP), parce que les solutions type endettement ont atteint leurs limites (solutions 1,2 et 3),  parce que les transferts sont interdits (solution 4), et  que le maintien de l’euro reste la « commune volonté » (l’euro constituerait une « irréversibilité »  donc il n’y aurait pas de solution 6),  la seule réalité qui s’impose est la cure durable d’austérité (marche forcée vers la solution 5). Economiquement cela correspond à une dévaluation interne, c’est-à-dire une politique brutale de dévaluation du cout global du travail

Mais cette « solution » est un drame pour l’ensemble de l’humanité puisqu’elle planifie durablement un déficit de la demande globale planétaire.

En effet, il faut empêcher la fuite de monnaie vers le nord, donc supprimer le déficit par la seule diminution des dépenses globales. Concrètement il faut moins consommer, moins investir, diminuer les dépenses publiques de toutes natures (régaliennes, sociales et de solidarité…) autant de diminutions qui correspondent à une contraction de  débouchés pour un même montant. Quand tout est bloqué, maintenir l’Euro, c’est provoquer un déficit global de débouchés et donc une tendance planétaire à la récession.

En plus clair encore : ce que nous avons démontré pour la relation Bassin minier/Région Parisienne dans le cadre d’un monde fermé, se retrouve à l’échelle planétaire. Avec toutefois une différence importante : le système fermé national pouvait théoriquement se rééquilibrer, en terme macro-économique, en abandonnant le bassin minier à son sort. Offres et demandes étaient remodelées dans la continuité d’un équilibre. Même chose dans le cas beaucoup plus probable de transferts financés par l’impôt. Tel n’est plus le cas du système planétaire : la demande globale  diminue sous l’effet de pays qui se maintiennent dans la zone sous régime  d’austérité obligatoire. L’offre étant inchangée, la tendance planétaire à la récession se confirme… sauf si, en d’autres points du monde, l’endettement peut se propager[6].

 Maintenant, il reste évident que, les plus performants pourront, dans un espace déprimé planétairement, tirer leur épingle du jeu. L’Allemagne a pu ainsi continuer à prospérer sur la base d’un mercantilisme ouvert. Par rapport à l’exemple de la Région Parisienne dont on supposait l’impossible exportation en contrepartie de la perte de débouchés dans le bassin houiller, l’Allemagne non alourdie pas le poids des transferts, a pu connaitre un excédent jusqu’à plus de 8 points de PIB… en 2015, avec il est vrai des dépenses de solidarité très inférieures à la France (25,4 points de PIB contre 31,7 pour la France). En jouant le jeu de la frayeur sur les créances TARGET, qui, il est vrai, continuent d’alourdir le bilan de la Banque centrale allemande, le pays correspondant a pu, jusqu’à une date très récente, être  le seul à tirer son épingle du jeu.

Les politiques d’austérité dans le sud finissent par gonfler ce qui est déjà un excédent de la zone vis-à-vis du reste du monde (3 points de PIB de la zone depuis 2015, soit en pourcentage le chiffre le plus élevé de la planète). Politique et résultats contestés par le reste du monde qui considère qu’il n’a pas à souffrir de la monnaie unique. Ainsi la Chine,  déjà intrinsèquement en difficulté,[7] se trouve face à une Europe où la pression déflationniste  ajoute brutalement à ses difficultés exportatrices. On peut évidemment énoncer les mêmes propos s’agissant des USA qui sous l’ère Trump, ne sont plus décidés à absorber les 180 milliards de dollars d’excédents européens contrepartie du déficit américain.

A l’échelle planétaire, parce que la monnaie unique interdit tout transfert, toute solidarité, elle exige aussi une sur compétitivité dont se trouvent victimes les pays candidats à la construction  d’Etats Providences nationaux. D’où les difficultés du Brésil, de l’Argentine, de l’Afrique du sud, et de tous les pays émergents avec bien sûr, au premier plan,  la Chine dont la croissance est devenue probablement inférieure à la croissance américaine….[8] D’où finalement des difficultés pour l’ensemble de la planète ainsi que  le reconnait la Fondation Bertelsmann[9].Comme la concurrence entre Etats n’en affaiblit pas le nombre, il est illusoire d’imaginer un monopole, c’est-à-dire un Etat mondial, harmonisant l’équilibre entre demande et offre planétaire, équilibre lui-même assorti de l’édification d’un Etat providence planétaire.

La conclusion est donc simple :

Sauf difficile retour à une certaine forme d’Etat-Nation, (celui qui reste soucieux de sa souveraineté monétaire),  « l’Etat social à la  française » est durablement menacé par la monnaie unique.

Le secteur sanitaire et social, dans toutes ses dimensions y compris celle du dispositif retraites ou gestion du chômage,  ne peut que tenir compte de cette situation. Il se doit naturellement d’accroitre son efficience intrinsèque : c’est le devoir de tout manager. Mais il doit comprendre qu’une partie de la réponse à la satisfaction des besoins à venir passe par le rétablissement de la complète souveraineté monétaire, une souveraineté vérifiée dans nombre de pays, mais interdite dans le cadre de la construction européenne. Cette souveraineté est l’aliment de la compétitivité, et donc d’une croissance pouvant faire face aux besoins.

C’est donc à la lumière de ce qui vient d’être expliqué qu’il faut comprendre la quasi-totalité des politiques publiques menées en France depuis un certain nombre d’années : ordonnances sur le droit du travail, loi PACTE, réforme SNCF, réforme de l’assurance chômage, réforme des retraites, etc. Dans chaque cas il s’agit de s’adapter, certes à la mondialisation classique mais, au-delà, de se plier aux formidables contraintes de la monnaie unique.

 

Note explicative  finale sur le sens à donner au mot « transfert ».

Nous venons de comprendre la nécessité des transferts là où une monnaie reste commune à un ensemble humain. Nous comprenons aussi que ces transferts sont un instrument de légitimation politique. Nous devons aussi comprendre qu’ils sont pour une large part des transferts sociaux et donc transferts plutôt logés dans le sous -ensemble « Etat Providence » que dans celui de l’« Etat Régalien ». Dans l’Etat régalien, il y a plutôt mutualisation des dépenses publiques et peu de transferts. Dans « l’Etat Providence » existe  bien davantage de transferts assis plus particulièrement sur une base redistributive.

On comprend du même coup que le pays qui refuse toute logique de transfert (Allemagne) est aussi un pays où les transferts internes sont assez modérés : l’Etat Providence  allemand n’est pas l’Etat Providence français. Et si les transferts entre allemands sont modérés, il faut comprendre qu’ils doivent- pour des raisons culturelles - rester inexistants entre allemands et « pays du club Med ».

 

 


[1] 220000 salariés en 1947…contre pratiquement zéro aujourd’hui, avec une population totale qui n’a pas beaucoup variée.

[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/2015/04/avenir-des-etats-declin-fragmentation-union-desunion-partie1.html

[3] Ce qui suppose dans notre exemple que le pétrole soit produit dans la région parisienne….

[4] Cf notamment : http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=86184

[5] Lorsqu’on impose un excédent primaire pour rembourser la dette (solde budgétaire positif) on diminue la demande globale et le PIB se contracte. Pour plus de détails voir : http://www.lacrisedesannees2010.com/2015/07/peut-on-enfouir-la-bombe-atomique-grecque.html

[6] De ce point de vue il faut savoir que les banques centrales ont injecté plus de 40000 milliards de dollars dans les circuits financiers, soit environ 80% du total du PIB planéte. La taille du bilan des banques centrales mondiales, avec un doublement depuis 2012,  n’a jamais été aussi élevée. En 2018 l’endettement global mondial (public et privé) se montait à 230% du PIB planétaire. A cet égard la Banque mondiale dans son rapport « Les vagues mondiales de la dette » publié en décembre 2019, précise que la croissance de la dette des pays émergents augmente au rythme de 7% depuis 2010 : du jamais vu.

[7] Il n’a pas fallu attendre le président Trump pour que l’on puisse parler de guerre des monnaies. Dès 2915 La chine dévalue sa monnaie dans l’espoir de reprendre ses exportations vers l’Europe. Et cette baisse est immédiatement suivie d’autres : Taïwan, Malaisie, Corée du Sud, Singapour,  Australie, etc. De quoi se diriger vers une guerre commerciale aux fins de lutter contre la récession.

[8] La presse spécialisée parle encore de 5 à 6% de croissance. Pour autant Patrick Artus, chef économiste chez NATIXIS, prétend au terme d’une analyse économétrique minutieuse  que la croissance chinoise est aujourd’hui d’un peu plus de 2%.

[9] Cj l’étude de la Fondation : « Des temps difficiles pour le changement démocratique » commentée dans « Le Monde » du 29 février 2016.

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16 décembre 2019 1 16 /12 /décembre /2019 07:03

 

Le système à points mobilise fortement les enseignants et le pouvoir admet volontiers qu’il existe un problème de rémunération dans ce corps de fonctionnaires. Il apparaitrait ainsi que la retraite actuelle ne pourra être maintenue, chez les enseignants beaucoup plus qu’ailleurs,  lorsque son calcul passera sur la base de la carrière entière  et non plus sur celle des 6 derniers mois. Tentons d’apprécier l’ampleur de la question au travers d’un modèle simple.

Les 3 principales catégories (instituteurs, certifiés, agrégés) voient, durant leur carrière, leur rémunération mensuelle brute évoluer comme suit : de 1658  à 2474 euros pour les premiers, de 1818 à 3139 euros pour les seconds; de 2099 à 3889 euros les troisièmes. D’où les ratios suivants indicateurs de l’évolution des rémunérations : 1,49 pour les instituteurs, 1,72 pour les certifiés, et 1,85 pour les agrégés.

Sur la base 100 en début de carrière pour les 3 catégories cela signifie une rémunération de 149 pour les instituteurs, de 172 pour les certifiés et de 185 pour les agrégés. Compte tenu d’un taux de remplacement moyen de 0,75 pour la pension, nous avons respectivement des retraites mensuelles, de 111,75, de 129, et de 138,5. Cela concerne le dispositif actuel où la base de calcul prend comme référence les 6 derniers mois d’activité.

Si maintenant le nouveau système prend comme référence la totalité de la carrière, le poids du passé et de ses rémunérations beaucoup plus faibles prend de l’importance. Ainsi dans notre modèle la rémunération moyenne et non plus terminale à comme indice : 124,5 ((100+149)/2) ; 136  (( 100+172)/2 ; 142,5 ((100+185)/2.  En appliquant le même taux de remplacement (0,75) les retraites passent respectivement à : 93 ; 102 ; et 107.

Les instituteurs perdent ainsi 111,75- 93= 18,75 points; les certifiés perdent 129- 102= 27 ; et les agrégés perdent 138,5- 107= 31,5.

Plus concrètement sans changement des profils de carrière, les instituteurs perdent ainsi près de 17% de leur pension, les certifiés perdent 21% de leur pension, et les agrégés perdent près de 23% de leur pension.

Le pouvoir annonce qu’il n’en sera rien et que les retraites seront maintenues. Sans transition, cela suppose une augmentation considérable des rémunérations tout au long de la carrière, avec des choix possibles : augmenter les indices des premiers échelons dans d’importantes proportions, ou amortir le choc en se focalisant davantage sur les derniers. En moyenne, et compte tenu des proportions entre les différents statuts à l’intérieur d’un effectif global de 902000 enseignants, cela supposerait une masse salariale augmentée d’environ 20%. Il est très difficile de connaitre de façon rigoureuse la masse budgétaire consacrée à la rémunération des seuls enseignants, mais on l’estime à environ 45 milliards d’euros, cela signifie par conséquent une petite dizaine de milliards d’euros, soit O,4 points de PIB. Compte tenu d’une croissance faible, de l’absence de gains de productivité, des règles bruxelloises, etc. ce scénario semble impensable. Par contre Il serait  possible sans les contraintes d’une monnaie unique qui borne de façon radicale la croissance.

Le scénario de l’augmentation des rémunérations est d’autant plus impraticable  que les enseignants ne sont pas les seuls fonctionnaires à connaitre une évolution  de rémunération passant de 1,5 à 1,8 au long d’une carrière. Sans entrer dans les détails les fonctionnaires de catégorie A voire B sont un peu dans la même situation : début de carrière mal rémunérée et fin de carrière plus correcte. D’où le risque d’une forte dévalorisation des pensions sans une hausse significative des rémunérations d’activité.

Face au mur d’une dépense publique étroitement bornée par les contraintes d’une monnaie unique qui ne fonctionne qu’au bénéfice exclusif de l’Allemagne, le pouvoir embrume les choses par l’idée d’une transition de longue durée, d’un point indexé, de mesures diverses sur les femmes les paysans, les commerçants etc. Concrètement l’application de la réforme dans le monde enseignant devrait générer des couts énormes sans aucune contrepartie….

Le but de la réforme globale des retraites était relativement clair : diminuer le montant global unitaire des couts du vieillissement pour faire face à la rupture démographique dans le contexte des rigidités imposées par la monnaie unique. L’examen du seul cas des enseignants révèle que le fonctionnement des marchés politiques débouche nécessairement sur un effet pervers majeur : Au-delà de la lenteur de sa mise en place, le cout de la réforme est considérablement plus élevé que le gain escompté. Le pouvoir devra imposer brutalement, mentir, contourner, diviser, opposer, etc. pour maintenir son objectif de réduction des couts unitaires du vieillissement. Rudes batailles à prévoir sur les marchés politiques.

 

 

 

 

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9 décembre 2019 1 09 /12 /décembre /2019 15:29

 

Il n’est pas nécessaire d’être économiste pour se rendre compte que le projet des entrepreneurs politiques au pouvoir est fondamentalement un grand projet de dévaluation interne. Parce que l’euro bloque toute modification à la baisse du taux de change, il faut bien faire pression sur le cout complet du travail, ici en s’attaquant sur les couts de la vieillesse qui deviennent rapidement croissants avec l’évolution de la démographie du pays.

Et la pression se doit d’être forte car le pays est bien - sans changement fondamental des règles du jeu-  dans une nasse. Les prélèvements obligatoires français sont les plus lourds de l’OCDE et donc probablement les plus lourds du monde. Le déficit public continue d’assurer une montée de la dette laquelle vient frôler le seuil des 100% du PIB. La croissance reste évidemment faible et ne permet pas de faire monter des taux d’activité ou d’abaisser des taux de chômage, taux qui restent en dehors des normes des pays de l’OCDE. Les gains de productivité devenus très réduits ne laissent plus de marge de manœuvre[1]. Le déficit des échanges extérieurs est devenu abyssal et témoigne d’une sous compétitivité croissante. Face à cet étouffement, on peut comprendre l’impératif du blocage du poids des retraites à 13,8% du PIB. Certes, il faudrait aller plus loin pour – dans le cadre des règles du jeu- obtenir une vraie dévalorisation avec le gain de compétitivité qui en découle, mais le groupe politique au pouvoir est trop faible pour risquer une aventure plus dangereuse.

De fait, jusqu’ici, et de façon très mécanique, le vieillissement de la population entrainait automatiquement une réévaluation interne aggravant encore la sous-compétitivité d’une économie française privée de l’outil taux de change. Il y avait donc urgence à se porter sur le front des retraites pour en diminuer le montant moyen. Les marchés politiques ne le permettant pas, il faut se contenter d’un simple plafond de PIB. Dans un système ouvert classique et de complète souveraineté monétaire, les entrepreneurs politiques au pouvoir n’ont guère de peine à gérer une augmentation des couts de la vieillesse. L’augmentation mécanique des prélèvements qui en découlent ne détruit pas une compétitivité qui se rétablit par une baisse des taux de change. Un tel contexte permet en effet de récupérer par le mécanisme des prix externes les charges nouvelles.   L’euro interdit cette souplesse de fonctionnement.

Avec le plafond envisagé nous sommes pourtant assurés d’une dévalorisation du montant des retraites. Certes les entrepreneurs politiques au pouvoir se doivent de tenir des discours rassurants en évoquant les revalorisations potentielles des pensions pour les  femmes, pour les agriculteurs, pour les artisans et commerçants, etc. l’enveloppe globale  - en masse et non en taux - peut s’agrandir avec la croissance, mais le nombre de retraités va connaitre une croissance plus grande encore[2]. A l’échéance 2030, compte tenu d’une population active quasi inchangée la croissance sera proche de 1% tandis que les effectifs de pensionnés s’accroitraient à un rythme proche de 2%. Cela signifie par conséquent une vaste redistribution du montant des pensions à l’intérieur d’un groupe devenu plus important. A supposé qu’il existe encore une certaine croissance, ce groupe social plus important va voir son statut se dévaloriser. Les bénéficiaires de pensions théoriquement maintenues mais en déclin relatif par rapport aux rémunérations des actifs  seront invités à partager avec les retraités qui vont bénéficier de la réforme. Bref, les classes moyennes qui surnagent encore vont devoir se solidariser davantage avec les vrais perdants de la mondialisation. Les entrepreneurs politiques segmentent le marché en faisant apparaitre des « gagnants » et des « perdants » au mieux de leur objectif de reconduction au pouvoir, mais globalement le niveau moyen sera amené à baisser pour satisfaire aux exigences de l’euro zone. Voilà pour l’aspect macroéconomique voire macro politique des choses. La mécanique de la réévaluation interne sera politiquement bloquée, mais de fait le plafonnement à 13,8% de PIB assure de façon plus ou moins masquée la réelle dévaluation interne exigée par les contraintes de l’euro.

Au-delà, l’irruption d’un critère technocratique, « le point », transforme fondamentalement un système sur plusieurs aspects essentiels : abandon de la règle de prestations définies, disparition des institutions régulatrices, éloignement d’un système[JCW1]  relativement « bismarckien » au profit d’un « système beveridgien ». Le résultat étant une tentative de dépolitisation de la question des retraites : il n’y aura plus à débattre des retraites et chacun pourra construire sa stratégie en devenant davantage « entrepreneur de lui-même ». Avec de potentielles dérives à imaginer : Bien au-delà du marché de l’assurance, pourquoi ne pas transformer le « point » en actif financier librement négociable sur le marché ? De quoi rendre enfin les acteurs sociaux responsables…

Nous avons là une tentative de dépolitisation que l’on retrouve dans l’ensemble de l’activité gouvernementale moderne – santé, médicosocial, énergie, fonction publique, climat, etc. - avec des entrepreneurs politiques devenus, dans un contexte de mondialisation financiarisée,  de simples adeptes du « Nudge Management ».

Pour autant cette tentative de dépolitisation présente, s’agissant de la seule réforme des retraites, des couts potentiellement considérables. Parce qu’une réforme dite systémique  exige une transition de longue durée, dans un contexte de vieillissement rapide, il faut en attendant réduire un trou budgétaire difficile à vendre sur les marchés politiques. Augmenter l’âge de départ à la retraite, et donc rester dans le cadre d’une réforme paramétrique était plus simple et plus immédiat. On ne passe pas d’un âge institutionnel à une société liquide en un battement de paupière. De quoi se lamenter de la règle bruxelloise des 3% et devoir, sans délai,  augmenter les salaires de plus d’un million de fonctionnaires, tout en finançant  le déficit d’une transition de longue durée. On voulait une réforme systémique sans réforme budgétaire : nous aurons les deux.

Remercions Madame Lagarde qui, dans la suite,fort sage, de Mario Draghi, continuera sa politique monétaire dans le seul but d’éviter l’éclatement de la zone euro.

 

[1] Réduction mal expliquée alors que l’on peut voir dans cet indicateur le double mouvement de la sur financiarisation des activités humaines d’une part, associée au sous-investissement résultant d’un taux de change inadapté d’autre part.

[2] Plus brutalement encore le COR dans sa dernière évaluation nous apprend que le nombre d’actifs baisserait de 108000 personnes entre 2020 et 2030 tandis que dans le même temps le nombre de personnes de 65 ans et plus augmenterait de 2,7 millions.


 [JCW1]

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25 novembre 2019 1 25 /11 /novembre /2019 15:48

La BCE dans le dernier numéro de sa revue consacrée à la stabilité financière, reconnait les problèmes posés par sa politique monétaire. Ces derniers, mis en évidence depuis plusieurs années ne sont plus à analyser et méritent un simple rappel :  élargissement du champ de la finance avec aggravation des inégalités ; élévation des patrimoines rentiers et des dettes publiques et privées ; mauvaise allocation du capital avec dangereux rachats d’actions ; maintien d’activités obsolètes et investissements de faible efficience ; affaissement du rendement des banques, des compagnies d’assurances et fragilisation des systèmes de retraites ; auto réalisation de taux négatifs[1] avec perspectives de nouvelles baisses destructrices du capital bancaire; etc…

 Cela fait beaucoup. Déjà les inquiétudes sur les assurances vie se manifestent bruyamment. Le financement obligataire classique ne permet plus d’assurer les engagements contractuels de rentabilité d’où un effet de ciseaux anéantissant la rentabilité et danger d’évaporation d’une partie du capital. D’où la récente baisse de notation par Moody’s ou la note de la BaFin qui signale que 34 assureurs sur 84 sont déjà sous surveillance renforcée[2].

Ce que ne dit pas la BCE est que son QE est aussi beaucoup plus lourd et moins efficace[3] que celui de la FED .  Déjà lourd en raison de l’architecture de la finance européenne (on finance l’économie par les bilans bancaires et non par le marché) il n’a cessé de s’alourdir : 43% du PIB de l’UE, contre 17% du PIB américain pour la FED. Aujourd’hui encore le QE prévisible de l’année 2020 se montera à quelque 240 milliards d’euros pour représenter près de 30% de l’appel des Trésors publics de la zone euro (appel prévu d’environ 900 milliards d’euros). Il a aussi tendance à se transformer en pratiquant l’achat de dette privées y compris sur les marchés primaires[4].

Tout ceci  mérite réflexion et explication.

En matière de politique monétaire les Traités laissent de grandes marges de liberté. Ainsi la règle de non dépassement du tiers de la dette émise par un pays est purement conventionnelle et peut en théorie être modifiée par le conseil des gouverneurs. Par contre la règle du respect de la proportionnalité des achats QE aux quotes-parts de chaque pays dans le capital de la BCE est beaucoup plus politique et donc très contraignante. Il s’agit tout simplement d’éviter l’inégalité de traitement entre pays. Cette règle est toutefois très embarrassante et devient la vraie limite de la politique monétaire de la BCE.

Prenons un exemple. Imaginons que la BCE décide d’aider l’Italie en achetant en 2020 le tiers de la dette prévisionnellement émise - environ 230 milliards d’euros- soit 69 milliards d’euros. Le poids de l’Italie dans le capital de la BCE est de 16,8¨% et celui de l’Allemagne est de 27%. Ces chiffres fixent le montant global de dette allemande devant obligatoirement être achetée par la BCE, soit 69 X 27/16,8 = 110,8 milliards d’euros. Somme très supérieure au tiers de la dette nouvellement émise par l’Allemagne en 2020 (probablement moins de 200 milliards de dettes nouvelles). Cela signifie par conséquent que l’aide à l’Italie est de fait considérablement limitée par la politique budgétaire allemande. Dans notre exemple, le QE maximal pour l’Allemagne serait de 66,66 milliards d’euros, ce qui correspondrait à un QE maximal pour l’Italie de 41,47 milliards d’euros.

Les choses sont encore complexifiées par le fait que la grande vague de collatéralisation imposée par les régulateurs[5] depuis la crise de 2008 va mobiliser les dettes publiques de bonne qualité. La meilleure étant la dette allemande, celle-ci est la matière première recherchée par les marchés financiers. Les émissions de dette allemande sont ainsi très convoitées, et tout QE sur l’Allemagne en vue d’aider les pays du sud par un QE spécifique significatif débouche sur une hausse considérable de son cours et des taux négatifs. Dit simplement, il faut aider l’Italie mais un tel exercice gène considérablement les épargnants allemands. Nous avons là la vraie limite de la politique monétaire. Plus l’Allemagne se dirigera vers un excédent budgétaire, moins elle aura recours à des émissions de dettes publiques, et moins il sera possible de contenir les spreads de taux au détriment de l’Italie. C’est cette limite qui a probablement poussé la BCE à sortir des QE strictement adossés aux dette publiques pour se lancer vers les achats de dettes privées.

Au total le QE européen est, comme le QE américain, source d’effets contre productifs clairement identifiés, mais il est aussi très difficile à gérer en raison de l’existence encore manifeste d’Etats-Nations productrices d’hétérogénéités importantes. L’une des plus importante d’entre-elles étant probablement la dimension culturelle. Certes l’Allemagne a imposé son ordo-libéralisme au reste de la zone mais au -delà, ses croyances et intérêts, font que ce qui reste de sa souveraineté (décision d’une politique budgétaire excédentaire) impacte directement d’autres économies. Alors que la FED peut pratiquer un QE sur un territoire plus ou moins unifié, la BCE est extrêmement contrainte et c’est la politique budgétaire de l’Etat dominant (l’Allemagne) qui vient délimiter le périmètre de son action au profit des Etats sur lesquels des risques existent. Plus simplement encore le QE de la BCE, très lourd, débouche plus rapidement que celui de la FED vers les taux négatifs[6]. On comprend ainsi mieux les discours de supplique adressée à l’Allemagne et concernant le souhait d’une politique budgétaire ouvertement expansionniste.

Parce que l’Allemagne- malgré les difficultés croissantes rencontrées par son système bancaire[7]-restera probablement sourde, la BCE devra aller plus loin, quite à se transformer en une sorte de « proto-Etat européen ».

Le défi est à priori simple : le système financier menacé par les taux ne peut survivre qu’en accroissant encore massivement la dette, laquelle est bloquée par l’Allemagne. Il faut donc, du point de vue de l’intérêt supérieur de la finance, et notamment de son intérêt fondamental à la pérennisation de l’euro, mettre en place un dispositif de protection qui ne soit plus de la dette et qui permette de relancer une activité soutenue. Si par un moyen à définir et à construire - un moyen éloigné de la politique budgétaire peu praticable et éloigné d’une politique monétaire inefficiente- l’activité pouvait fortement augmenter,  les risques pourraient s’apaiser. D’abord les risques bilantaires du système financier : la croissance forte rend l’endettement moins dangereux lequel consoliderait  le capital. Ensuite la croissance forte permettrait de diminuer le risque de déflation et la cible des 2% d’inflation deviendrait crédible. Du point de vue de l’intérêt supérieur de la finance et de son attachement indéfectible à l’euro, il apparait que l’idée de François- Xavier Oliveau de mettre en place « un dividende monétaire » (une variante « d’hélicoptère monnaie » chère à Friedman) serait sans doute à étudier[8] et idée qu’il faudrait sans doute mixer avec les questions actuelles consacrées à la transition écologique et aux gigantesques investissements qui devraient lui -être consacrée[9].

Si tel devait être le cas il faudrait réguler les injections de monnaie non remboursable et sans taux d’intérêt au travers de dispositifs précis : quelle fréquence ? quels niveaux ? quels destinataires ? quels objectifs ? quelle répartition entre Etats ? Quels dispositifs pour la mise sous contrôle des effets pervers ? Peut-on associer ce qui serait de fait un dispositif de monnaie pleine à un dispositif qui resterait celui d’une monnaie dette ?  Sur un plan concret et donc opérationnel, on voit mal une décentralisation, dans laquelle les Trésors nationaux recevraient un montant de monnaie librement utilisable, et donc entrant potentiellement en contradiction avec les règles du grand marché et de la concurrence libre et  non faussée. « L’hélicoptère monnaie » relèverait donc d’une gestion extraordinairement complexe, lourde, bureaucratique, probablement autoritaire et centralisée ; ce qui amènerait la BCE à élargir considérablement le champ de ses compétences….un élargissement la faisant cheminer vers une forme de proto-Etat. La surveillance bancaire et financière l’a déjà amenée à embaucher plusieurs milliers de fonctionnaires, il est probable qu’un « hélicoptère monnaie » propre à réduire les inefficiences conjuguées des politiques monétaires et budgétaires l’entrainerait vers l’embauche de plusieurs milliers de fonctionnaires supplémentaires.

Au-delà, la vraie question est de savoir si ce proto-Etat qui autoriserait l’espoir d’affaiblir la schizophrénie allemande ( une épargne mieux garantie, des bilans financiers solides et des débouchés nouveaux) fonctionnerait encore sur des bases allemandes ( injections de monnaie  pleine en respectant les quotes-parts) ou des bases autorisant l’équivalent de transferts entre Etats ? Cette solution serait la seule permettant le fonctionnement de l’euro avec à terme une homogénéisation de la zone. De quoi en finir avec les soldes TARGET, ou la panique des transferts du nord vers le sud,  et donc à nouveau rassurer l’Allemagne.

Le chemin du rétablissement des taux de change entre les pays serait sans doute plus simple-d’essence éminemment libérale, non bureaucratique  et beaucoup plus démocratique- mais l’addiction à l’euro semble ouvrir cette voie très complexe vers la naissance d’un Etat à partir d’une banque centrale. Si tel devait être le cas, il s’agirait d’une révolution historique car jusqu’à présent les banques centrales sont nées au cœur des Etats et non l’inverse. Par contre cette perspective confirmerait ce mix  complexe d’ultralibéralisme, de bureacratisme et d’autoritarisme qui caractérise nombre de nos présentes institutions.

                                                                                         Jean Claude Werrebrouck le 25/11/2019

 

[1] Rappelons qu’un taux nul pour un actif quelconque signifie par actualisation une valeur qui tend vers l’infini, ce qui n’a strictement aucun sens. D’où l’idée que les taux nuls ou négatifs ne permettent plus de donner une vision claire sur les réalités économiques.

[2] Moody’s vient aussi de dégrader la notation des banques allemandes. Notons que le ratio valeur boursière/actifs net est de 0,22 pour Commerzbank, de 0,24 pour Deutsche Bank, de 0,44 pour Société générale, etc. Ce ratio appelé dans le milieu financier « price-to-book » devrait être logiquement supérieur à 1. Il est de 1,73 pour JP Morgan et cela montre toute la différence entre le système financier américain et le système financier de la zone euro.

[3]Concernant les cause de son inefficacité cf. :  http://www.lacrisedesannees2010.com/2019/11/il-est-plus-difficile-d-etre-patronne-de-la-bce-que-d-etre-patron-de-la-fed.html

[4] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2019/11/il-est-plus-difficile-d-etre-patronne-de-la-bce-que-d-etre-patron-de-la-fed.html

[5] Vague il est vraie contrariée par la décision du parlement européen de mettre en concurrence les chambres de compensation, avec un effet mécanique sur la contraction des appels de marge (le collatéral fait de dette publique bien notée).

[6] On peut s’étonner du positionnement allemand dont les dirigeants participent indirectement à la négativité des taux en poursuivant, en toute circonstance, une politique budgétaire qui alimente ladite  négativité.

[7] Révision à la baisse de sa notation par Moody’s.

[8] Cf. « l’Institut Sapiens » et l’article de FX Oliveau : « Monetary dividend : a new tool monetary policy to handle tech deflation »

[9] La commission européenne évoque des investissements de 1,5 point de PIB par an. Impraticable sans changement radical des règles du jeu.

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