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9 août 2024 5 09 /08 /août /2024 15:29

 

La présente note se propose de montrer qu’il sera difficile à court terme comme à moyen terme de construire un exécutif stable en France. Loin des questions constitutionnelles et organisationnelles trop souvent mises sur le devant de la scène, cette réalité est le résultat d’une confrontation entre identité anthropologique nouvelle et une architecture économico-financière inadaptée.

Le "pacte du chameau"

Nous commencerons par discuter d’un modèle amusant présenté il y a plus de 10 ans par le philosophe Jean- Pierre Dupuy à la suite des travaux de Jacques Lacan : le pacte du Chameau. Expliquons. Soit un univers composé d’un propriétaire de 11 chameaux  souhaitant transférer son patrimoine auprès de ses trois enfants. Le transfert obéit à des règles a priori non négociables : La moitié du patrimoine pour le premier enfant, le quart pour le second et le sixième pour le dernier. Une autre règle est que le transfert se réalise en laissant vivants les animaux.

Concrètement ces règles bloquent le transfert, lequel s’avère impossible et va susciter désordre et peut-être violence. La solution consiste donc à transformer les règles du jeu (la loi si l’on tente de se représenter les choses dans une société concrète) ou bien de recourir à des tiers facilitateurs. Si la loi n’est pas modifiable, prévenir la violence suppose que le propriétaire de chameaux emprunte un chameau à l’extérieur de la communauté, ce qui fera  que le transfert respecte les règles à partir d’un patrimoine non plus de 11 mais de 12 chameaux. Dans ce cas, nous obtenons un transfert respectant les règles et donc sa bonne réalisation : 6 chameaux (règle des 50%) pour le premier, 3 pour le second (règle du quart) et 2 pour le dernier (règle du sixième). Le transfert s’effectue sans difficulté et laisse un chameau non transféré aux héritiers lequel pourra être rendu au prêteur extérieur.

Par analogie avec notre monde ce modèle est très riche. Sans l’autorité du propriétaire, il n’y avait aucune chance de voir se réaliser le transfert dans le respect complet des règles. Avec cette même autorité il n’y a même pas besoin d’emprunter un chameau : il suffit de l’imaginer comme une réalité qui n’existe pas. C’est donc une fiction collective qui seule permet la transaction et donc établit une sorte de pacte social. Le marché donc la libre négociation entre les enfants ne pouvait aboutir sans le viol des règles. Comme disent les économistes, il n’y avait pas de possibles échanges mutuellement avantageux.

Il faut  aller plus loin encore et la fiction collective est elle-même issue du caractère intangible des règles du jeu, caractéristique technique qui interdit radicalement le transfert : Le modèle Dupuy/Lacan fait des règles sociales une extériorité radicale : les humains ne peuvent y toucher. La loi ne se discute pas et se trouve indépendante de leur volonté. Sans doute s’agit-il d’une aliénation empêchant de se rendre compte que la loi n’est qu’une convention humaine. Mais c’est précisément parce qu’il y a aliénation qu'il faut inventer le pacte social, ici le pacte du chameau.

La France et son peuple d’individus désirants

 Globalement, le fonctionnement d’une société passe par une extériorité qui surplombe la communauté. Une extériorité qui crée du collectif et produit une réalité anthropologique c’est-à-dire selon le langage de Bruno Latour un « mode d’existence ». Si cette extériorité s’affaisse progressivement - pensons à la naissance d’un droit naturel, puis d’un droit construit par les hommes comme purement conventionnel, affaissement pouvant donner naissance à une simple foule d’individus désirants, c’est-à-dire un autre « mode d’existence » -  alors il est probable que ce qui reste du champ politique s’affaisse tout doucement dans un même mouvement. Et c’est précisément ce que nous constatons depuis longtemps en France, et sa mise en pleine lumière aujourd’hui, avec un rejet/émiettement des entreprises politiques censées produire du pacte social. Avec l’émergence du simple individu désirant, ce que nous avons souvent appelé le « consommateur souverain » ; avec la contestation de plus en plus radicale de la règle en tant qu’extériorité qui lui est associée, la France est susceptible de  connaître de grandes ruptures institutionnelles. Et des ruptures qui risquent de rester tempêtes dans un verre d’eau si les consommateurs souverains s’avèrent insusceptibles de retrouver une extériorité porteuse de collectif.

Concrètement, la crise politique que nous vivons est un peu la perte du pacte du chameau et la tentative pour le retrouver, d’abord sous la forme d’un exécutif stable. Parce que tout exécutif risque d’être minoritaire, les citoyens disparus au profit de consommateurs souverains se retrouvent dans la situation des héritiers du propriétaire des chameaux...sans le pacte du chameau.  Concrètement peu de négociations possibles et vote rapide de la censure parlementaire. Sans le pacte, l’héritage était bloqué. Aujourd’hui, sans extériorité qui donne du sens à une foule errante, le jeu politique est bloqué.

Ce qu’il faut donc faire naître est un consensus relatif, une véritable majorité (289 voix) laquelle ne peut se construire… qu’en donnant la plus grande satisfaction individuelle aux participants de la foule. Si l’on revient au modèle, sans l’intangibilité des règles et donc sans la fiction du chameau emprunté sur un extérieur, les héritiers se seraient accordés par le biais d’un non- respect des règles : soit le nom respect des quotas de partage, soit le découpage des chameaux, soit les deux. Sans pacte du chameau, il n’y a plus que le bricolage des règles. Qu’en est-il pour une France qui ne connait plus que la foule ?

La foule invite les marchés politiques à surproduire un cadre réglementaire incohérent

Bien évidemment, le nombre de règles du jeu social est infiniment plus important que dans le cas du partage des chameaux. Toutes ces règles sont discutables et aucune n’est intangible. Elles n’expriment même plus un universel tant elles sont adaptées aux situations les plus particulières et les plus individuelles. La disparition de l’extériorité au profit de la foule se lit aussi dans la surproduction de l’usine qui fabrique le droit : le Journal Officiel ne cesse de s’épaissir et le secrétariat général du gouvernement comme le Conseil d’Etat sont en suractivité. De surcroit ,on ne connait pas de façon précise les effets collectifs d’une évolution de la montagne des règles, ce que l’on traduit par les nombreuses critiques sur l’insuffisance des outils d’évaluation des politiques publiques. Ce que dans un autre vocabulaire nous avons appelé « incohérences programmatiques ». Parvenir à une majorité de 289 voix consistera donc à donner satisfaction à une multitude d’acteurs aux intérêts opposés.

Dans un tel contexte est-il possible de retrouver un pacte du chameau ? Du point de vue du Président de la République, l’effacement progressif de l’extériorité devient le problème que ne rencontrait pas le propriétaire des chameaux. Avec la crise politique il n’est plus -au mieux- que simple patron tentant de construire une holding politique produisant des règles du jeu favorables aux consommateurs souverains. De quoi accumuler des marchandises plutôt que de la lumière. L’intangibilité d’un corpus juridique n’a plus aucun sens dans un monde devenu complètement opportuniste. Nous ne sommes plus à l’époque où un Pierre Cot pouvait se proposer de « balayer les escaliers au service de la France » : il suffisait, en ces temps de guerre, de balayer pour faire réapparaître un pacte du chameau. Reconstruire la France était l’équivalent du pacte du chameau. Aujourd’hui les choses sont infiniment plus difficiles. Signalons aussi qu’il n’est pas dans l’agenda du Président de la République de chercher un premier ministre qui serait en dehors du paraître et de la course aux médias : la foule des consommateurs souverains tant droguée à la publicité et la communication ne comprendrait pas. Les entreprises politiques complètement déboussolées ne peuvent plus proposer de programmes et se contentent de multiplier des produits politiques insignifiants pour, comme dans la distribution, attirer l’acheteur englué dans la marchandise.

Vers la « tragédie des communs ».

Concrètement, l’Etat devrait encore grossir avec de nouvelles dépenses exigées par les consommateurs souverains débarrassés de toute forme d’extériorité venant encadrer et canaliser leurs exigences. Et ces dépenses seront concentrées sur ce sur quoi les députés ont la charge, à savoir tout ce qui relève de l’Etat-providence, lui-même élargi à une composante sociétale non limitée (les minorités bruyantes). Ce grossissement sera enclenché par des votes rassemblant une coalition d’intérêts politiques à L’Assemblée Nationale. Bien évidemment, les tentatives pour limiter les déficits publics correspondants (hausses de pressions fiscales diverses) seront, dans un monde ouvert, peu efficaces : fuite des gros revenus à l’étranger, fuite de l’épargne, chute de l’investissement dans un contexte de rentabilité affaiblie, hausse du coût de la dette publique, etc.

Globalement parce que le monde est devenu foule de consommateurs souverains et que les limites à la dépense reculent en raison de la nécessaire et très difficile fabrication d’une majorité à L’Assemblée nationale, nous nous retrouvons, plus que jamais, dans ce que les économistes appelaient « la tragédie des communs » laquelle devrait inclure celle de l’environnement. De la même façon que la concurrence entre pêcheurs dans un monde non régulé entraîne un sur-prélèvement et l’appauvrissement des océans, la crise politique entraîne un processus semblable que nous proposons d’appeler « surexploitation du PIB » (la bataille sur les marchés politiques favorisera une foule dépensant un revenu qui n’est pas produit). C’est l’extériorité radicale qui, dans le modèle de Dupuy, permettait les transactions entre héritiers. C’est sa disparition qui aggravera en France la surexploitation du PIB (et probablement de l’environnement) par ce qui est devenu la foule. Avec une conséquence évidente et oubliée : un déficit extérieur abyssal.  Avec bien évidemment des conséquences sur les marchés financiers et au niveau bruxellois sous la forme de procédures de surveillance voire de sanctions diverses jusqu’ici jamais appliquées.

 Un « mode d’existence » travaillé par la fiche d’identité monétaire

Dans le modèle social-démocrate français antérieur, celui d’avant la monnaie unique, le risque existait déjà, mais la sanction était rapide : toute surexploitation du PIB se payait d’une dévaluation. Cette dernière faisant office d’externalité. Cette surexploitation du PIB était moins le produit d’un consommateur souverain encore embryonnaire que celle de la lutte des classes que l’on régulait par de l’inflation. Finalement, il fallait respecter les règles du jeu et donc la monnaie nationale était un peu l’équivalent de la fiction du chameau dans le modèle de Dupuy. Au fond la monnaie nationale empêchait que le citoyen ne se transforme plus complètement en consommateur souverain. Plus encore, la monnaie nationale protégeait le modèle anthropologique, le « mode d’existence » de Latour. Dans la présente situation, cette surexploitation du PIB est plus durable et comme les entrepreneurs politiques le disent stupidement ou malhonnêtement : l’euro protège. Plus sérieusement il prolonge une tragédie des communs. Plus concrètement encore la monnaie unique élargit l’espace d’errance de la foule et entretient son ADN : l’euro est une liberté nouvelle pour les consommateurs souverains. Il entretient un nouveau « mode d’existence ». Que deviendraient ces millions de français qui pratiquent tant le tourisme à l’étranger avec une monnaie surévaluée par rapport à ce que serait la monnaie nationale ?

Un Président de la République marchant sur un fil

Le président de la République est ainsi amené à poursuivre sa dangereuse marche sur un fil. Pour conserver le pouvoir, il ne peut qu’aller dans le sens de la foule des consommateurs souverains qui sont aussi, pour certains, défenseurs de la souveraineté absolue du capital, donc de son errance. Une errance que l’on va tenter de réduire avec la prise de conscience du drame de la désindustrialisation. Mais, en même temps, il doit veiller à ne pas affoler ses collègues bruxellois dont il espère la reconnaissance future dans sa candidature à la présidence d’une fédération d’Etats européens. Le choix du futur premier ministre dépendra de la seule capacité de ce dernier à accompagner le parcours privé du Président de la République sur le très haut câble aérien qui doit le mener jusqu’à Bruxelles pour y saisir un gain politique nouveau. Simple contrainte  de carrière toute personnelle.

 Observons pour terminer  que ce choix est en rupture avec l’idéal néo-libéral. Ce dernier fabrique un nouveau modèle anthropologique, mais un modèle ancré dans l’intangibilité d’un corpus juridique très responsabilisant : consommateur oui, mais foule errante attirée par les cadeaux offerts sur les marchés politiques, non. D’une certaine façon, il est censé reproduire le modèle de Dupuy. A l’inverse, notre présent monde refuse le pacte du chameau et généralise l’irresponsabilité de tous les acteurs. Ce modèle anthropologique a-t-il de l’avenir ?

 

 

 

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1 août 2024 4 01 /08 /août /2024 05:27

Il est logique que la disparition de la société (évoquée dans notre article précédent [1]) entraîne - pour les entrepreneurs politiques assis sur les bancs de l’Assemblée Nationale -l’unique souci de la gestion du seul présent. Les lois votées ou leurs amendements n’entraînent plus que de simples modifications dans la répartition du bien-être entre les anciens citoyens  devenus consommateurs souverains selon le terme retenu dans l’article précédent. La disparition de la croissance confirme que le jeu politique devient effectivement, au mieux, jeu à somme nulle. Les députés, entrepreneurs politiques en concurrence, souvent simples franchisés d’entreprises plus vastes -les partis- et rarement entrepreneurs politiques individuels, se battent sur des textes produisant des rentes de marchés, ou de bien être pour certains et des coûts pour d’autres. Ces déplacements entraînent des rentes politiques pour ceux des députés qui auront gagné au jeu du déplacement : satisfaction de la clientèle électorale (consommateurs souverains) et espérance de reconduction/ prise du pouvoir. Avec la disparition de la croissance, les gains potentiels se réduisent pour les consommateurs souverains d’où l’absentéisme croissant lors des élections (le jour du marché) et le rejet croissant des entrepreneurs politiques. Un peu comme dans la grande distribution et le rejet de ses formes les plus anciennes.

Au niveau de l’usine Assemblée Nationale le déplacement de bien-être obéit à la règle de la majorité (289 voix). Cette même usine étant devenue plus émiettée avec l’éclatement de la société, il n’existe plus de duopole (droite/ gauche) et Il faut construire un cartel politique – une « coalition » dans le langage courant - pour obtenir une loi participant à la redistribution du bien-être.

En abandonnant  momentanément la question du LR, 3 grandes entreprises ou groupes d’entreprises sont aujourd’hui présentes : NFP, ex majorité, RN. Dans une logique majoritaire, celle qui permet la naissance d’un produit politique et du gain correspondant, 3 figures de Cartel peuvent se constituer : NFP/ex-majorité ; Ex-majorité/RN ; NFP/RN. Il est clair que dans un ordre spontané de marché (en dehors d’un grand régulateur type Président de la République) la figure de Cartel qui doit l’emporter est celle qui maximisera les gains pour les entrepreneurs politiques gagnants, ceux qui encaisseront les gains politiques en termes de fidélité d’électeurs devenus consommateurs souverains. Ces gains peuvent théoriquement se manifester dans les niches du grand marché : le régalien (armée, justice, etc.), l’économie (globalement tout ce qui peut maximiser la réussite entrepreneuriale), le social (santé retraite, logement, etc.), enfin le sociétal (globalement tout ce qui concerne le rapport à l’altérité). Toutes ces niches sont un peu déprimées avec la déconstruction de la société mais elles existent encore, non plus comme pièces à emboiter dans un projet de monde collectivement enviable, mais comme outil de réalisation du moi, ce qu’attendent les consommateurs souverains des marchés politiques.

Quels sont les gains selon les types de cartellisation ?

Le cartel NFP/ex-majorité ne produit aucun gain pour aucun participant : pas de majorité possible ni pour le régalien,  ni pour le social ou l’économique. La seule niche serait éventuellement le sociétal où le cartel pourrait produire quelques rentes politiques obtenues auprès des minorités bruyantes. D’où parfois ce parfum de Mélanchonisme dans le Macronisme ou de Macronisme dans le Mélanchonisme. Globalement parce que  cette figure ne produirait rien (aucun texte ne serait adopté, donc aucun gain politique entre les divers partenaires) l’usine Assemblée Nationale ne saurait mobiliser un tel rassemblement d’entrepreneurs politiques. Le marché politique qui devrait comme tout marché produire des gains à l’échange ne fonctionne pas.

Le cartel ex-majorité/RN ne procure aucune rente et ce pour tous les acteurs : pas de majorité possible que ce soit dans le régalien, l’économique, le social, ou le sociétal. Là encore l’usine Assemblée Nationale ne produirait rien et le marché politique ne peut fonctionner.

Le cartel NFP/RN ne produit évidemment aucun gain sur les marchés du régalien, probablement rien sur l’économique et encore moins sur le sociétal. Par contre, il peut produire de très gros gains sur la niche sociale. Ainsi on parle déjà d’une loi d’abrogation de la réforme des retraites qui serait validée, non par un cartel constitué, ce qui serait impensable, mais par le biais d’une stratégie de passager clandestin de la part du RN. Une telle stratégie, celle du cartel caché, régulièrement rencontrée dans le monde économique – pensons au cartel pétrolier jusqu’en 1970 - permettrait de retrouver sans le dire quelque chose comme la sociale-démocratie d’avant le néolibéralisme.  

Compte tenu des résultats électoraux, ce type de cartel caché est spontanément le résultat le plus probable. Avec bien évidemment des gains, puisqu’au moins dans un premier temps les entrepreneurs politiques qui y gagnent sont à l’abri de toute motion de censure (l’addition des entrepreneurs politiques du NFP et du RN dépasse les 330 députés). Bien évidemment, l’incohérence programmatique est au rendez-vous d’un tel scénario, avec élévation très rapide de la barrière de la finance (dette publique incontrôlable, hausse des taux, sanctions bruxelloises, etc…). Il n’est toutefois pas dit que la violence de la crise qui en résulterait mettrait fin à la cartellisation cachée car la France est un vrai poids lourd dans la finance mondiale. La dite barrière pourrait en effet aboutir à une solidarité plus forte entre les 2 partenaires et à une modification radicale de l’architecture monétaire et financière du pays et au moins de l’ensemble de la zone euro. De quoi aboutir à un durcissement du pouvoir politique, une vraie révolution et peut-être une guerre civile.

Le vote des parlementaires à l’intérieur de l’hémicycle est-il plus puissant que celui des investisseurs et des spéculateurs dans le parlement virtuel des marchés financiers ? S’il est difficile de répondre à la question il est pourtant essentiel de bien la poser[2].

Si l’on compare les diverses stratégies de cartel il est clair que le jeu du marché libre à l’intérieur de l’hémicycle devrait aboutir à un accord caché entre NFP et RN, le second devenant passager clandestin de celui qui pourra afficher les gains politiques d’une coopération masquée. Il est donc de l’intérêt de NFP de précipiter l’avènement de ce type d’accord - spontané mais masqué - en proposant un premier ministre. De quoi précipiter le résultat du marché libre à l’intérieur de l’hémicycle.

C’est la raison pour laquelle ce mouvement spontané vers une cartellisation cachée entre NFP et RN sera interdit par ce grand régulateur du marché qu’est le président de la République, lui-même consommateur souverain ayant comme projet très personnel et très privé sa nomination à la présidence d’une Europe devenue fédérale. Ce n’est que près de 70 années après sa création que l’on se rend compte que La Constitution de la cinquième République peut, potentiellement, établir un marché régulé dans l’hémicycle, avec au final des entreprises politiques filiales d’un patron de holding qui peut dans certaines limites jouer au mécano.  Le cartel caché sera donc interdit fin Août au profit d’un cartel plus complexe : Ex majorité présidentielle/LR/ quelques autres députés ? Le régulateur du grand marché politique jouera au mécano et imposera si possible sa cartellisation bien davantage tournée vers le succès de sa future carrière professionnelle.

 Il est très difficile d’envisager les chances et modalités de ce type de scénario qui sera assurément retenu. Il sera pourtant internationalement soutenu et en particulier par le parlement virtuel  des marchés financiers qui verront, dans ce type de cartel imposé la seule et dernière voie de salut. Le risque est évidemment interne puisqu’il sera considéré comme irrespectueux des résultats de la dissolution et donc sera probablement rapidement détruit par une motion de censure… La Constitution permet de jouer au mécano… encore faut-il que les pièces soient bien ajustées…

 

A moins d’aboutir à un cartel tellement large que la rente politique qui en résulterait, aboutirait à un ruissellement considérable sur les consommateurs souverains les plus éloignés. En toute logique un cartel très large, susceptible de rassembler jusqu’à 289 députés travaillant sur des marchés forts différents, se paie d’incohérences programmatiques lourdes débouchant sur un Etat encore plus obèse : probablement un peu plus de recettes fiscales (ISF ?) et beaucoup plus de dépenses publiques. Ce que les juristes/politistes/constitutionnalistes ne voient guère dans l’idée souvent avancée de coalition, laquelle suppose des échanges mutuellement avantageux entre partis. Au détriment de qui ? Un cartel élargi aux fins d’aboutir à une majorité entrainerait probablement de nouveaux déficits[3].   La réalité est donc plutôt complètement inverse et respecter les contraintes Bruxelloises  et des marchés suppose aujourd’hui un ruissellement à l’envers, ruissellement qu’on peut lire dans la dernière note du Conseil d’Analyse Economique. Ainsi il est proposé une diminution des aides à l’apprentissage, de supprimer les exonérations de cotisations sociales au dessus de 2,5 smic, de réduire les dispositifs d’exonération sur les droits de succession, de réduire le crédit d’impôt recherche, de sous indexer les dépenses et tranches d’imposition, etc. Un dispositif aux effets de réduction d’une croissance déjà nulle  depuis quelques mois. Les gains politiques pour les entrepreneurs politiques qui se risqueraient à produire de telles nouvelles règles à l’Assemblée Nationale, seraient des plus ténus. Les modifications de répartition du bien-être devenant production de mal-être au détriment d’une majorité de consommateurs souverains et au profit d’une finance obscure arguant de la souveraineté du capital.

Même en supposant qu’elle puisse fonctionner, la production future de l’usine Assemblé Nationale ne satisfera en aucune façon les anciens citoyens devenus consommateurs souverains. De quoi les éloigner encore davantage de l’idée de démocratie, un concept il est vrai devenu obsolète dans un monde où la société disparait.


[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/07/notre-naufrage-politique-simple-effet-de-la-disparition-de-la-societe.html

 

[2] De ce point de vue, il serait très intéressant d’examiner le travail des anthropologues, philosophes et sociologues qui,  tel celui d’un Jean-Pierre Dupuy, étudie la transformation brutale de la non société, la foule désordonnée, (ici approximativement l’individu souverain) en ordre social ultra contraignant par un processus de panique. On ne peut que regretter de ce point de vue que les économistes et juristes en particulier travaillent en silo et désertent le champ des autres disciplines.

[3] De ce point de vue la distinction entre coalition gouvernementale et Cartel est importante. Dans une coalition les partenaires se livrent à des négociations mutuellement avantageuses dans le respect d’un cadre les dépassant réellement ou idéologiquement. C’est peut-être encore le cas dans les pays qui se livrent à ce type de pratique. La société se défait mais on croit encore à un intérêt général. La négociation à l’intérieur de la coalition ne peut se nourrir de ce que l’on croit être la richesse commune. Ainsi en Allemagne on ne saurait négocier des gains allant contre la stabilité monétaire.

 Quand le monde est plus complètement déconstruit, ce qui est plus particulièrement le cas de la France, les entreprises politiques peuvent devenir plus radicales et on passe à la logique du donnant/donnant sans trop se soucier d’un extérieur commun : le cartel va plus loin que la coalition et devient la nouvelle pratique. Cet extérieur commun oublié peut encore être l’armature monétaire et financière : la finance se nourrit encore de la dette. On peut donc penser que la France ira jusqu’au bout de son endettement et que le grand régulateur qu’est le président de la République continuera, le plus longtemps possible, de marcher sur un fil.

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24 juillet 2024 3 24 /07 /juillet /2024 06:00

Il est inutile de reprendre l’accumulation des faits pour constater le chaos dans lequel le pays est plongé. Il est aussi inutile de commenter toutes les analyses superficielles qui en évoquent les  causes et les improbables solutions: Absence de majorité parlementaire, dissolution inappropriée, usure de la verticalité, scrutin majoritaire dysfonctionnel dans une Constitution inadaptée, refus de la proportionnalité, etc. Et parce que l’on se contente de superficialités rapides,  on aboutit très vite à des analyses douteuses : la crise actuelle consacrerait le retour aux prétendues horreurs de la quatrième république, Le Rassemblement National serait toujours un parti d’extrême droite, le «macronisme » serait en voie d’extinction, etc.

Pour comprendre le réel il est nécessaire d’aller plus loin.

On peut commencer par le détricotage du prétendu retour aux pratiques de la quatrième république. Nous serions entrés  dans une période aussi instable que celle que nous aurions connu entre 1946 et 1958. Il y a là confusion de l’apparence avec la réalité : la période considérée était le théâtre d’affrontements entre entrepreneurs politiques de petits partis qui se battaient sur des marchés secondaires sans jamais s’affronter sur de grands projets complètement partagés. Personne ne contestait la reconstruction de la France et de ses grandes orientations, reconstruction qui se déployait à un rythme spectaculaire mondialement reconnu. Personne ne contestait la construction d’un grand Etat providence qui se déployait dans de multiples directions. Personne ne contestait les grands choix industriels, les grands choix dans le domaine de l’Education, de la santé, de l’agriculture, etc. Bien sûr existaient des affrontements sur certaines réalités de l’histoire : la résistance de l’ancien monde au projet de sécurité sociale , la gestion de la décolonisation, etc. Mais ces confrontations s’inscrivaient dans un universel censé être le point oméga de l’intérêt général. Le théâtre politique de l’époque est donc bruyant mais insignifiant. Les entrepreneurs politiques de l’époque sont des groupes et individus qui cherchent comme aujourd’hui à se maintenir ou se reconduire  au pouvoir mais les intérêts égoïstes étaient masqués par un idéal commun peu contesté. On se bat sur les modalités de la construction d’un collectif mais ce n’est que très rarement que ces entrepreneurs politiques apparaitront pour ce qu’ils sont à savoir des accapareurs des outils de la puissance publique – le commun de la société – à des fins privées. A l’époque, l’utilitarisme de la fonction politique avec ses rémunérations symboliques se noie dans l’océan de la production d’un bien commun approximativement identifié.

La crise de la cinquième république est d’une toute autre nature et n’est en aucune façon une sorte  d’entrée en quatrième république. Il y avait à l’époque une société française encore assez largement holistique qui faisait que l’intérêt général était connu de tous et ne donnait lieu qu’à des contestations et interrogations secondaires : le capitalisme était - au-delà des discours-  finalement accepté car il donnait des signes évidents de prospérité pour l’immense majorité. D’où le succès des entreprises politiques sociales/démocrates.

Hélas, aujourd’hui la société française s’efface et laisse les entreprises politiques en perte de repères. Le holisme qui se cachait dans le concept de citoyenneté  se réduit au mieux à des groupes ultra-minoritaires et plus fondamentalement à des « individus désirants » qu’on peut aussi désigner comme « consommateurs souverains ». Nous reviendrons sur cette expression. Le « commun » qui reliait les individus et constituait les moyens de production/régulation de la société s’est évanoui. Même les groupes ultra-minoritaires (décoloniaux, Wokistes, LGBT, etc.) ne sont, dans la plupart des cas,  que des regroupements d’individus qui s’associent pour mieux revendiquer leur individuelle et personnelle souveraineté.

La disparition de la société est bien évidemment une complexification gigantesque du travail des entrepreneurs politiques. Un peu comme si, en capitalisme, les capitalistes perdaient le contrôle de moyens de production qui disparaitraient. Certes, le matériau intérêt général reste l’outil de base des dits entrepreneurs. Certes ces entrepreneurs n’ont pas changé, il sont toujours entreprises politiques rassemblant des franchisés plus ou moins obéissants, mais l’intérêt général brandi n’est au mieux qu’un fossile : il n’y a plus que des intérêts privés débarrassés de   marque collective. Dans un tel contexte l’entrepreneur politique se démonétise et ne peut au mieux surnager qu’avec des programmes lourds et fondamentalement incohérents. Les franchisés - censés promouvoir les produits de l’entreprise politique d’appartenance - s’autonomisent vis à vis de l’enseigne car devant tenir compte de ses propres électeurs qui n’ont que peu de choses en communs avec les autres. A société disloquée doit correspondre un marché politique lui-même effondré. La crise politique actuelle n’est donc pas une crise conjoncturelle provoquée par telle ou telle erreur ou imperfection, elle est plus fondamentalement conséquence du processus de disparition de la société.

Ces erreurs d’analyse en entrainent d’autres, porteuses de violences futures. Tel est le cas des considérations portées sur un Rassemblement National quasi universellement désigné comme parti d’extrême droite. Il s’agit pourtant d’une entreprise politique comme les autres avec des dirigeants et entrepreneurs politiques franchisés proposant des produits politiques censés répondre  aux désirs et besoins d’individus privés. Le marché du dit RN n’est plus fait du holisme qui caractérisait l’extrême droite européenne du siècle précédent, laquelle véhiculait des discours idéologiques violents et concernaient des organisations autoritaires souvent militarisées. Aujourd’hui, l’électeur du RN est aussi individualisé que tous les autres et se trouve être un « individu désirant » classique. Tout aussi classique que l’individu mondialisé qui, fort de sa réussite sociale, se veut consommateur complètement souverain. Ce dernier est tellement souverain qu’il refuse les frontières, les droits de douane et toutes les contraintes environnementales qui l’empêcheraient de  surconsommer . Et il veut aujourd’hui aller au delà en exigeant une souveraineté sur le capital lui-même : pas d’ISF et pas de droits de succession. De quoi déplacer complètement le concept de souveraineté et d’en faire un droit individuel. Quant aux services publics , cet individu mondialisé a les moyens de s’en offrir à titre privé, probablement de meilleure qualité que nos services publics  et ce, à l’échelle mondiale.

 De ce point de vue, l’électeur du RN brandit encore le fossile de l’égalité républicaine pour réclamer, lui aussi, un statut de « consommateur souverain ». Il exige un revenu plus important et il refuse les contraintes d’un environnement socialement et culturellement dégradé. Ses frontières à lui - frontières qu’il faut abattre comme il faut abattre les frontières nationales de l’individu mondialisé ayant réussi- sont les services publics dégradés dans les campagnes, la montée de l’insécurité matérielle et culturelle et les contraintes environnementales qui ajoutent à son enfermement. Il veut être souverain et responsable de ses choix, très exactement comme l’individu mondialisé. Simplement le lecteur doit ici comprendre que chez l’un (l’individu mondialisé) la souveraineté nationale doit être anéantie, tandis que chez l’autre (l’électeur du RN) cette même souveraineté est la condition de l’exercice de la sienne. Cette remarque est d’une extrême importance.

L’individu mondialisé peut se dire ouvert à toutes les cultures et se méfie des frontières qui limitent son statut de consommateur souverain. L’électeur du RN tout aussi consommateur souverain est sensible à une préférence nationale qui se veut protection de sa souveraineté. Les deux sont les produits liés d’une même réalité : la fin de la société. Une fin de la société qui est aussi la contestation radicale   des solidarités. Les deux types de consommateurs souverains ont ainsi un point commun : la contestation commune de l’assistanat devenu produit phare des entreprises politiques classiques.

Nous laissons au lecteur le soin d’aller plus loin dans les conclusions de la grille de lecture proposée. Au final, l’individu qui aura réussi sera dans « l’arc républicain », sera tolérant, sera « anywhere », sera sécessionniste, sera contre l’Etat- Nation et européïste, sera enfin très éloigné du poutinisme et du trumpisme. Massivement valorisé par le pouvoir médiatique lui aussi tenu par des individus mondialistes, ils disposent d’un outil de pression massif sur les entreprises politiques et leurs franchisés en quête de victoire électorale. D’où le poids gigantesque des prétendues  réformes inéluctables dans l’agenda de beaucoup d’entrepreneurs politiques : il est, de leur point de vue, impossible de faire autrement. D’où aussi les discours positifs sur les droits de l’homme si respectés et tant vantés par le pouvoir médiatique.   

A l’inverse, l’individu qui se trouve en échec sera en dehors de l’arc républicain, sera plus intolérant voire raciste, sera un « somewhere », sera pour le retour de l’Etat- Nation et opposé à l’européïsme, sera sensible au poutinisme et au trumpisme. Il est massivement vilipendé par un pouvoir médiatique puissant et efficace qui évoquera le risque du non-respect des droits de l’homme et affirmeront qu’au final l’entreprise politique correspondante et ses franchisés sont en dehors du champ républicain. D’où les difficultés des entrepreneurs politiques représentant les intérêts de ce type de consommateur souverain et l’irruption d’une barrière dite républicaine. D’où les turpitudes présentement constatées dans l’hémicycle.

Entre les deux se trouvent les consommateurs souverains qui regroupent à la fois l’ancien monde de la vieille société et le nouveau des minorités bruyantes : on se veut culturellement mondialistes et économiquement « nationnistes ». D’où un entrepreneuriat politique ultra interventionniste et surtout chargé de très lourdes incohérence programmatiques : les minorités, toutes peuplées de consommateurs souverains exigeants, ne peuvent réellement cohabiter. Notons au passage la stupéfiante onction de certains économistes, y compris un prix Nobel,  qui au nom d’une « méta raison » en arrivent à nier les incohérences programmatiques des entrepreneurs politiques concernés. Point n’est besoin d’être fort savant pour comprendre que  fondamentalement l’incohérence programmatique s’inscrit dans le cœur du projet de ces entrepreneurs politiques : on ne peut élargir sans limite les droits de l’homme et simultanément réprimer et cadenasser une  économie dont l’ADN impose un élargissement illimité. 

Au total, le pays constate la disparition de la société dans un tsunami anthropologique avec comme effet principal l’apparition d’un ensemble d’entrepreneurs politiques naufragés et accrochés  à des outils fossilisés de la puissance publique . Répartis en groupes devenus incertains et poreux ils se livrent à des turpitudes au sein d’un hémicycle devenu reflet de la grande tempête qui agite le pays.

Ne pas comprendre ce grand mouvement anthropologique n’est pas simplement  attristant pour les prétendus intellectuels qui débattent sur l’extrême droite, mais plus fondamentalement le débat mal engagé  se trouve  dangereux. Ne pas reconnaître pour certains la qualité de consommateur souverain et l’accepter, voire la promouvoir, pour une toute petite minorité, c’est s’exposer à la violence de la future guerre civile. Un temps où le langage performatif des entrepreneurs politiques cessera de cacher un grand vide sans espoir. De quoi retrouver - en exagérant un peu- ce qu’on appelait le « moment Hobbesien », celui qui précédait les premières constitutions.  S’il reste un minimum de conscience aux entrepreneurs politiques naufragés - qui, dans la tempête, n’arrivent plus à masquer leur strict et pitoyable intérêt privé - ils devraient porter au moins une partie de leur attention à ce qui reste de commun à savoir l’égalité des droits et devoirs. Mais tout ceci a-t-il encore du sens ?

                                                                                         Jean- Claude Werrebrouck - 22 juillet 2024.

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4 juillet 2024 4 04 /07 /juillet /2024 16:15

La réponse de chat GPT à la question de la nature de l’entrepreneuriat politique que l’on trouve dans la première partie de la présente note était très intéressante. On peut en reprendre les termes :

Les entrepreneurs politiques sont des individus ou des groupes qui cherchent à influencer le processus politique pour atteindre des objectifs spécifiques, comme l’adoption de lois ou des politiques publiques favorables à leurs intérêts. Ils peuvent utiliser des stratégies de lobbying, de plaidoyer ou de campagnes pour atteindre leurs objectifs.

Cette réponse qui est dans la « tête de Chat GPT » ne fait que refléter la culture ambiante du moment. Ainsi, on est surpris de constater que le personnel politique n’est pas directement mentionné, que le mot « démocratie » est absent et surtout qu’il n’est guère question de l’idée d’un « intérêt général » comme horizon du « processus politique ». Cet oubli de l’IA se vérifie naturellement dans les faits. Quels sont, au-delà de l’intérêt privé très légitime, les objectifs globaux d’une entreprise politique, « démocrate chrétienne », « centre-droit », « gaulliste », etc. ? Bien sûr on ne saurait contester la réalité de « l’utilisation de la puissance publique à des fins privées » donc la réalité d’une « capture de ladite puissance » mais il est aujourd’hui surprenant que les idées des entrepreneurs politiques aient disparu au profit de l’affichage de la simple compétence technocratique et de ses outils. Alors que naguère l’entrepreneur politique était porteur d’un idéal rassembleur, parfois grandiose comme le marxisme, il est aujourd’hui simple émetteur d’une pensée vide. Le plein – parfois trop plein- est devenu le vide.

Ce passage du plein vers le vide n’est que le respect de la congruence avec celui d’une économie qui s’est complètement transformée. Proposition à démontrer.

Nous n’allons pas reprendre toutes les circonstances qui ont entrainé la fin de l’entreprise fordienne de naguère. Elles sont longuement argumentées sur le Blog : émergence d’un capitalisme spéculatif à partir de la fin de Bretton Woods, fin des taux de change fixes, liberté de circulation du capital, dérèglementation généralisée, boursouflure financière, développement de la concurrence, fin de l’entreprise institution sécurisée et sécurisante, fin de la complémentarité organisée par les entrepreneurs politiques entre capital et travail et « troisième voie gaullienne », prise du pouvoir par les actionnaires qui vont transformer l’entreprise institution en simple objet de paris financiers, abandon de la production de richesse au profit de la simple valeur, rémunération du capital par rachats d’actions et simple hausse des cours, développement sans limite des indicateurs et du reporting transformant le travail d’un encadrement devenu taylorisé, priorité du court terme sur l’investissement de long terme etc. Toute cette mutation fut accompagnée par les entrepreneurs politiques de l’époque qui, par effet d’imitation,  vont se concurrencer pour avancer plus vite vers le marché généralisé, ce que nous avons appelé le passage de l’âge institutionnel de l’Etat à son âge relationnel. Courses entre entrepreneurs politiques qui, au final,  fera que la gauche sera de droite et  la droite sera de gauche, d’où ultérieurement- 2017- l’arrivée d’une cartellisation/rachat  dite « macroniste ».

Les entrepreneurs politiques, prenant la tête de la course à la grande transformation souhaitée par les entrepreneurs économiques, se concurrencent non plus par des idées mais des pratiques technocratiques tels les « nudges » censés faciliter le bon graissage des rouages du marché. Le tout n’étant plus guidé par des grands principes sur l’ordre du monde à construire mais par la seule théorie économique qui devient la nouvelle théologie de l’humanité en voie de mondialisation.  L’entreprise fordienne se liquéfie dans le grand marché et donc la société elle-même doit se dissoudre dans ledit marché.

Il appartiendra aux entrepreneurs politiques de faciliter la révolution anthropologique impulsée par les nouvelles réalités économiques. Exercice difficile dans un pays comme la France qui reste attachée à la valeur égalité et à la puissance d’un Etat s’étant construit sur plus de 1000 ans et Etat devenu enfin sécurisant. Une sécurité qui, tel un lego, s’emboitait dans l’entreprise fordienne

Depuis plusieurs dizaines d’années, les entrepreneurs politiques français se sont épuisés à tenter de remédier aux effets dont ils chérissaient les causes. Et parce que baignant dans la rationalité de la théorie économique propre à produire l’adhésion au nouveau monde, ils se sont attachés à réguler les aspects accessoires, à savoir ce qui est de l’ordre du sociétal. Parce qu’il était devenu impossible dans l’entrepris nouvelle - trop tournée vers son élite actionnariale mondialisée sécessionniste - de produire de l’émancipation économique et sociale, les mêmes entrepreneurs politiques se sont tournés vers l’émancipation sociétale. D'où une nouvelle classe de produits politiques à offrir sur le marché. L’égalité ne pouvant plus passer par un combat central sur l’économie, il faudra passer par des combats secondaires tel le genre, ou la couleur de la peau. Le paradigme peut rester le même mais l’égalité ne passe plus dans la transformation des « rapports sociaux  de production », mais dans celle de la fin de discriminations, d’injustices sociétales, de mépris réels ou supposés, la quête de libertés nouvelles, etc. Ce faisant ils travaillent pour un changement culturel et aident la culture narcissique qui est le complément de la spéculation généralisée : l’attention extrême du marketing aux singularités et à la mise en avant du moi.

L’entrepreneur politique du marché mondialisé n’a plus la hauteur de celui qui naguère pouvait produire un intérêt général. Certes, il était comme tout entrepreneur animé par l’intérêt, ici le pouvoir et ses avantages essentiellement symboliques, mais il pouvait se cacher derrière un intérêt général, reconnu comme tel car consacré par le résultat du marché politique. Parce que le collectif semble avoir disparu avec la puissance du moi, l’entrepreneur politique perd l’essentiel de sa légitimité : son discours est celui du vide, et sa position est au mieux rentière. Curieusement, sur plusieurs dizaines d’années il fut amené à scier la branche sur laquelle il était assis. Sa réalité bancale est désormais en pleine lumière. Et si demain devait émerger une nouvelle réalité anthropologique il serait balayé.  

En attendant les entrepreneurs politiques de l'âge de la mondialisation se concurrencent non plus en construisant et en développant un projet commun, mais en fragmentant toujours un peu ce qui reste de société par la multiplication de produits politiques dérisoires et aux  effets délétères sur les anciens citoyens devenus simples consommateurs. Il suffit de jeter un regard sur l'industreie de la publicité et des produits qui y sont engendrés pour s'en rendre compte. De quoi faire exploser les violences mimétiques chères à René Girard et répandre une culture de la haine prenant la place de l'ancien conflit de classes.

 Le Président de la République française est hélas le modèle le plus parfait de ce type d’entrepreneurs politiques.

 

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2 juillet 2024 2 02 /07 /juillet /2024 09:23

Face aux résultats des élections législatives on peut aujourd’hui « saisir à livre ouvert » la nature profonde de ce qu’est devenu l’entrepreneuriat politique français. Nous tenterons prochainement de faire l’analyse d’une mutation. En attendant nous proposons la relecture d’un texte relativement ancien, ainsi qu’une réponse laconique proposés par Cap GVT sur nos questions concernant la nature de l’entrepreneuriat politique.

 Voici ce que nous écrivions il y a maintenant une quinzaine d’années (27 novembre 2012) :

« Les entreprises politiques sont des organisations  en concurrence pour l’accès à ce monopole qu’est l’Etat. Animées par des intérêts privés : le goût du pouvoir, la recherche d'avantages matériels ou symboliques, elles utilisent la puissance idéologique d'un "intérêt général",  et transforment en métier, l’édiction de l’universel de la société, à savoir la production du cadre juridique général.Ces organisations sont peuplées d'acteurs validant une certaine division du travail dans l'exercice de leurs fonctions: militants, élus ou éligibles, dirigeants. 

Si les militants peuvent être assimilés à des actionnaires soucieux de bénéficier idéologiquement ou matériellement de l'activité des entreprises politiques, les élus ou éligibles peuvent difficilement être comparés aux salariés ou aux entrepreneurs du monde économique. A titre d'exemple, un député de démocratie parlementaire n'est pas salarié de l'entreprise politique à laquelle il est rattaché. De fait, il est bien plutôt un entrepreneur politique individuel qui a signé un contrat de franchise avec son parti de rattachement. Situation qui peut, à la limite et selon certaines configurations, être assimilée à de la servitude volontaire. (commentaire 2024 : en cas de difficulté de l’entreprise politique dans son marché les franchisés passent de la servitude volontaire au sauve qui peut)

Pour un entrepreneur politique individuel, il semble en effet évident que les coûts et "barrières à l'entrée" des marchés politiques sont hors de portée. Comme le sont par exemple les barrières à l'entrée du marché mondial de l'aviation civile pour un ingénieur aéronautique décidé à concurrencer directement BOEING ou EADS. Le passage par l'adoubement d'un parti, pouvant devenir passage en situation de servitude volontaire, est ainsi une démarche quasi obligatoire pour gagner un mandat sur les marchés politiques.  (Commentaire 2024 : Notons ici que Macron a réussi un tour de force : sans doute a- t-il été aidé, mais il est parvenu en 2017 à briser les barrières à l’entrée du marché politique)

 

   Le contrat de franchise est réellement asymétrique puisqu'il oppose une offre oligopolistique (les entreprises politiques sont souvent peu nombreuses ou cartellisées) à une demande atomistique (les candidats à l'entrepreneuriat politique sont nombreux). C'est du reste le dirigeant - lui-même plus ou moins élu- ou son entourage immédiat, qui distribue les contrats. Les entreprises politiques sont ainsi des organisations qui abritent des entrepreneurs politiques, lesquels sont aussi en concurrence pour l'accès à la distribution ou renouvellement des contrats. On comprend ainsi que les fonctions dirigeantes sont à la fois globales et singulières: elles font de son bénéficiaire un entrepreneur politique individuel, mais aussi un sélectionneur des autres entrepreneurs politiques qu'il franchise, contre redevance, prélevée sur la rémunération publique de l'entrepreneur politique individuel, ayant gagné sur les marchés son accès aux outils de la puissance publique.

   Dans le cadre général de la franchise, franchiseurs et franchisés s'adonnent à un travail   classique d’utilisation de la puissance publique à des fins privées. L’objectif privé est la conquête ou la reconduction au pouvoir, utilité pour laquelle il faut supporter et reporter un ensemble de coûts : programmes politiques se transformant en textes porteurs de réglementations, se transformant eux-mêmes en impôts/dépenses publiques , ou se transformant en redistribution des niveaux de satisfaction des divers agents relevant du monopole étatique. Dans le cadre de cette dernière activité,  ils se heurtent à d'autres organisations du monde économique ou de la société civile, lesquelles se rassemblent souvent en lobbys. De ceci se dégage - notamment en démocratie- un compromis assurant la conquête ou la reconduction au pouvoir.  

 La démocratie ne change pas fondamentalement les données du problème et - de fait -  la puissance publique ne peut-être que ce qu’elle a toujours été : un monopole. Il y a simplement concurrence à partir d’un "appel d’offres" appelé "élection" : quels entrepreneurs auront la charge de la promulgation des textes qui - sous couvert du corpus idéologique "intérêt général"- s’imposent à tous, et sont donc bien œuvre d’une entité monopolistique à savoir l’Etat ? 

A ce stade, les idéalistes, en quête de perfection, se poseront la question de savoir si cet univers de fonctionnement des marchés politiques - notamment en démocratie- peut être amendé.

Un probable moyen de limiter l’utilisation de la puissance publique à des fins privées serait l’interdiction de la professionnalisation de la fonction politique. Un interdit passant par un texte, on voit mal pourquoi les entrepreneurs politiques et les entreprises qui les franchisent adopteraient une stratégie allant contre leur intérêt de reconduction, sans limite, au pouvoir. En démocratie représentative, la professionnalisation de la fonction politique est ainsi devenue un fait quasi hégémonique, et ce dans l'immense majorité des pays.

Avec une nouveauté, qu’il convient de souligner par rapport à la forme antérieure de l’aventure étatique : les entrepreneurs politiques de l’âge démocratique, cessent de masquer l’accaparement de la puissance publique à des fins privées par la figure du divin, ou celle du héros souvent tyrannique, et ne sont plus que de simples et paisibles gestionnaires d’une entité profane appelée Etat. D’où le glissement du « politique » en « bonne gouvernance » et l’idée associée, selon laquelle il n’y aurait plus besoin d’un Etat pesant surplombant tous les acteurs. (Commentaire 2024 : Notons que de ce point de vue le président Macron représente la pointe avancée de cette grande transformation)

 La crise de l'entrepreneuriat politique est un phénomène spécifique. Il peut exister des crises politiques en ce sens que, telle ou telle entreprise politique, est évincée du marché. Il peut aussi exister des crises de régime, avec passage d'une forme à l'autre de l'Etat. En revanche le « produit politique », en tant que « marchandises » aux formes infiniment variées, ne peut disparaitre. Comme si le marché de l'acier ou celui de l'automobile était éternel. La raison en est simple : le politique est une réalité humaine indépassable. »

Fin du texte de 2012.

Cette partie d’un texte déjà ancien, aurait pu être enrichie à partir de ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie des plateformes. Il reste pourtant très  actuel et pour nous rassurer nous avons interrogé Chat GPT sur la nature de l’entrepreneuriat politique.

 Voici la réponse :

Bonjour ! Les entrepreneurs politiques sont similaires aux entrepreneurs car ils doivent également faire preuve de compétences en leadership, en gestion des ressources et en prise de décision. Cependant, ils opèrent dans un environnement politique spécifique qui peut influencer la façon dont ils gèrent leur entreprise.

A cette autre question posée à l’IA: « peut-on comparer les entrepreneurs politiques aux entrepreneurs économiques , voici la réponse :

Bien sûr ! Les entrepreneurs politiques et les entrepreneurs économiques partagent quelques similitudes, mais ils opèrent dans des domaine différents.

Les entrepreneurs politiques sont des individus ou des groupes qui cherchent à influencer le processus politique pour atteindre des objectifs spécifiques, comme l’adoption de lois ou des politiques publiques favorables à leurs intérêts. Ils peuvent utiliser des stratégies de lobbying, de plaidoyer ou de campagnes pour atteindre leurs objectifs.

D’un autre côté, les entrepreneurs économiques sont des individus qui lancent et gèrent des entreprises dans le but de réaliser des profits. Ils prennent des risques et investissent dans des idées novatrices, en créant des produits ou des services, et en cherchant à satisfaire les besoins du marché.

En fin de compte, les deux types d’entrepreneurs partagent des traits tels que la prise de risques , la vision, la persévérance et la capacité à mobiliser des ressources pour atteindre leurs objectifs, même si les objectifs sont eux-mêmes différents.

 

Ces réponses de l’Intelligence Artificielle nous paraissent beaucoup plus modernes que notre texte de 2012. On y observe en effet la disparition de toute référence à la démocratie et l’intérêt général. En sorte qu’il semble que les entrepreneurs politiques d’aujourd’hui se servent encore du manteau d’un intérêt général mais n’y croient guère.

Et de ce point de vue ce qui se présente aujourd’hui est très révélateur de la fin  réelle des idéologies politiques susceptibles d’enthousiasmer les foules :  un président qui déclenche un « coup d’Etat soft » en comprimant le temps de l’organisation et de la réflexion ; des entrepreneurs politiques qui tentent désespérément de ne pas se noyer dans le marché et n’ont plus le temps de soigner une offre crédible, d’autres qui tentent de rester dans le marché en procédant à des pillages de programmes, et surtout une majorité d’entre eux qui restent peu soucieux de leurs  incohérences programmatiques.

Reste à expliquer sérieusement le pourquoi d’une telle situation. Ce que nous tenterons de faire dans une prochaine note.

Jean Claude Werrebrouck

 

 

 

 

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26 juin 2024 3 26 /06 /juin /2024 13:13

Quel que soit le résultat des élections législatives nous entrons en période de conflit au plus haut niveau, celui au sein de l'exécutif. Le président tirait, tire, et va tirer les ficelles dans la perspective d'un projet de carrière personnelle prodigieusement ambitieux. Il apparait en effet de plus en plus clairement que La Présidence de la République n'était qu'une étape, et - vu l'âge de son titulaire- nous sommes encore simplement en milieu d'une carrière qui se veut grandiose.

Le vrai problème est donc celui d'une cohabitation qui doit se concevoir comme tremplin vers une carrière prestigieuse hors de France et probablement contre la France. Chacun sait en effet que le président a toujours développé un européisme anormalement militant au regarde des seuls intérêts français. Piétiner la France pour valorise l’UE est une démarche militante admirée par les partenaires qui se sont toujours méfiés de la robustesse de l’architecture étatiste de la France. Ce piétinement vaut récompense et c’est bien l’agenda d’un président qui veut devenir patron d’une UE devenue grand Etat fédéral.

 Pour Matignon les choses seront plus modestes:comment faire tourner le quotidien sur le plancher des vaches? Plus savamment comment d'un côté réparer et de l'autre comment détruire pour être plus crédible au regard du futur employeur « Fédération des Etats Européens »?

Jusqu'à présent les entrepreneurs politiques, mus par leur intérêt personnel devaient tenir compte de quelque chose comme l'intérêt général. On utilise toujours les outils et moyens de la puissance publique à des fins privées mais jusqu'à présent l'intérêt général était sur le devant de la scène.  Aujourd'hui la dislocation, la mondialisation et donc la disparition du citoyen, voire de la démocratie elle-même, permet à un entrepreneur politique de s'autonomiser par rapport à la vieille contrainte d'un intérêt général. De ce point de vue notre président est le modèle parfait de l'entrepreneur politique post-moderne. Il est probablement au premier rang de la marche triomphale vers la fin de l'Occident.

 Bien évidemment il se veut au premier rang mais il ne fait que suivre le mouvement général d’un capitalisme financiarisé et  déterritorialisé se débarrassant d’une démocratie devenue poids trop lourd. C’est que naguère le fordisme générateur d’énormes gains de productivité supposait la redistribution et le partage à l’intérieur d’un conflit de classes, alors qu’aujourd’hui il peut abandonner tout esprit redistributif ( apparition de rémunérations stratosphériques, disparition des usines, etc.) et ne voir dans  la démocratie qu’un cout inutile qu'il faut contenir (référendum de juin 2005). A l’époque du fordisme, ce qu’on appelait l’élite ne pouvait faire secession - peu de paradis fiscaux, monnaie souveraine, surveillance du compte de capital, etc.- et se devait de partager à l’intérieur d'un territoire et  d’une démocratie plus ou moins réelle. Aujourd’hui, cette même élite, parce que pouvant bénéficier d’un espace mondial a perdu tout contact avec la base et peut faire sécession donc voir dans la démocratie un objet trop lourd qu’il faut contourner ou contenir. L’Etat dit "de droit" devient possible « coup d’Etat permanent» selon les expressions d’un Marcel Gauchet ou d’un Arnaud Montebourg. Ce même Etat baignant dans un capitalisme d'enclaves (Quinn Slobodian) ou ""archipélagique" (Vanessa Ogle) s'évapore en laissant la place à "l'individu désirant", à la haine et à la violence politique (Luc Rouban). Le président intellectuellement très équipé se sert de ce changement de paradigme pour booster sa carrière personnelle. En ce sens il est l'équivalent politique de l'élite économique mondialisée.

Il n'a pas oublié le vieux slogan de Joseph Shumpeter qui - s'intéressant aux entrepreneurs économiques-  parlait de "destruction créatrice". Notre président va donc détruire et assurer l'échec d’une cohabitation tenue par des "mal- sentant de la foi libertarienne". A ce titre il deviendra la figure du héro méritant. L'histoire ne s'arrête pas.

La probable prochaine cohabitation, quelle que soit sa version, ne sera donc pas de la même nature que les trois précédentes. L’époque n’était pas la même et les présidents- naturellement eux aussi entrepreneurs politiques- ne pouvaient, en raison de leur âge, ambitionner une future carrière. Il s’agissait de se maintenir au pouvoir et non pas de considérer ce dernier comme simple marche- pied en vue d’une position plus grande. Au-delà, les entrepreneurs politiques de l’époque étaient encore cadenassés par l’idéologie d’un intérêt général se manifestant dans un espace encore démocratique, espace peuplé de citoyens et équipé d'une monnaie et de frontières. Matignon n’était  pas dans une logique de résistance face à la destruction, mais dans une logique de  conflictuelle conservation.

Si le RN gagne les élections législatives il doit être très conscient de ce contexte très particulier : le président va rester au pouvoir et organiser la guerre civile qu’il annonce avec cynisme. En 2027 il laissera à de nouvelles "petites mains" le soin de faire rentrer le pays dans le rang. La grandeur d’un homme dépourvu de tout scrupule  se paiera de la ruine du pays. 

 

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14 juin 2024 5 14 /06 /juin /2024 10:13

Les prochains jours seront agités…et vont le rester longuement. Nous proposons ci-dessous une réflexion tentant de dépasser les simples commérages médiatiques.

Les entrepreneurs politiques

Tout d’abord il faut admettre que les instances politiques, en particulier l’Etat lui-même,  sont animées par des acteurs qui sont, comme tous les humains animés par des intérêts privés : le consommateur cherche à maximiser son bien-être, le salarié est à la recherche de meilleures rémunérations, l’entrepreneur économique tente de maximiser son profit….l’entrepreneur politique cherche à conquérir le pouvoir ou à se reproduire au pouvoir.  Et il est correct de parler « d’entrepreneurs politiques » car il s’agit d’individus qui - non salariés le plus souvent- sont en quelque sorte des « franchisés » d’entreprises politiques. Par exemple, un député est un personnage qui utilise une « marque » ( Modem, PS, RN, etc.) pour conquérir une place dans l’Assemblée Nationale. Il est donc bien un entrepreneur franchisé et comme tout franchisé, il utilise la marque en « vendant/produisant » des produits politiques ( ils produisent la loi donc « l’universel » de la société). La vente des produits politiques se réalise sur un marché politique qui correspond comme beaucoup de marchés économiques à un lieu et un temps qui est ici le « jour des élections » se déroulant dans des espaces publics (écoles , mairies, etc.)

Les entreprises politiques

Les entreprises politiques  ne disposent pas d’actionnaires mais de « militants » ou supporters animés par une idéologie présentée et vécue comme un « intérêt général ». A ce titre ils restent convaincus que l’Etat- monopoleur/ dépositaire des règles du jeu global- se doit de travailler en ce sens et tentent de le capter pour assurer la réalité de cet intérêt prétendu général. Les entreprises politiques et leurs franchisés sont en concurrence sur le marché politique comme les  entrepreneurs économiques le sont sur les marchés économiques. L’Etat est ainsi le réceptacle unique des produits politiques qui ont été les mieux « vendus » c’est-à-dire qui sont le produit d’une victoire électorale. Une entreprise politique qui, en démocratie gagne les élections, devient ainsi monopoleur de la production de l’universel de la société. Ce monopole est un gain politique et d’une certaine façon l’entreprise politique et ses entrepreneurs est une machine qui utilise les outils de la puissance publique à des fins privées : accès au pouvoir ou reconduction au pouvoir. Vendre des produits économiques se trouve assorti de coûts privés, mais vendre des produits politiques est assorti de bénéfices privés (pouvoir) et de coûts publics (impôts). Les entrepreneurs politiques et leurs entreprises ne supportent que fort indirectement les coûts de leur activité. Comme dans les entreprises économiques qui généralement vendent des gammes de produits, les entrepreneurs politiques vendent des gammes appelés « programmes ».

Cohérences programmatiques de jadis.

La France a connu une période appelée : « 30 glorieuses » dans laquelle les programmes des entrepreneurs politiques semblaient  d’une grand cohérence. Voici ce que nous écrivions à propos de cette période :

 « Le régime fordien de croissance donne lieu à des synthèses programmatiques relativement aisées en raison d'une certaine congruence des intérêts des divers acteurs.     L'acceptation du salariat est d'autant plus facile que la redistribution est réelle et réellement nourrie par de réels gains de productivité. Le partage des gains est aussi l'intérêt des entrepreneurs économiques dont l'offre rapidement croissante de marchandises se doit de disposer de débouchés croissants et réguliers. Une régularité toute promise par les entrepreneurs politiques qui construisent un Etat-providence porteur de social-clientélisme et donc de bulletins de vote. Salariés et consommateurs ne connaissent pas d'intérêts opposés dans un monde largement constitué d'un "dedans" protecteur, bien séparé d'un "dehors" :  séparation garantie par les entrepreneurs politiques qui protègent la Nation. Le dedans est lui-même relativement douillet : puisque protégé, il limite sérieusement les risques de prédation offerts par une possible exacerbation de la concurrence. Parce que la concurrence est ainsi contenue, les moins performants du jeu économique ne sont pas exclus : l'éventuelle sous-efficience se paye de moins de richesse mais non d'exclusion radicale. Les seuls relativement exclus sont ainsi les épargnants victimes de la répression financière qui caractérise aussi le régime fordien: la fameuse "euthanasie" des rentiers chère à Keynes. » 

 

Globalement dans ce type de monde les entrepreneurs politiques peuvent offrir sur les marchés politiques une assez grande cohérence programmatique donc des produits politiques crédibles…renforçant la crédibilité des entreprises politiques et de leurs entrepreneurs. L’idée d’intérêt général était porteuse de sens et si les entrepreneurs politiques mobilisaient les outils et moyens de la puissance publique à des fins privés, ce qui ne peut leur être reproché tant cela est dans la logique de leur positionnement, ils étaient légitimés par des résultats visibles : croissance spectaculaire, moyennisation de la société, sécurité croissante dans tous domaines, capacité à se projeter dans un avenir positif, etc.  Globalement nous pouvions vivre dans une société de relative confiance. Tel ne peut plus être le cas aujourd’hui en mondialisation.

Incohérences programmatiques d’aujourd’hui.

 Voici ce que nous écrivions il y a quelque temps pour caractériser cette nouvelle période dans laquelle nous sommes encore :

« Le salaire qui était simultanément "coût" et "débouché" dans un monde où l'économie se représentait comme circuit, n'est plus qu'un coût à minimiser. Le consommateur qui peut accéder sans limite aux marchandises mondiales ne voit plus son intérêt soudé à celui  du salarié. L'épargnant cesse d'être la victime de la répression financière et reprend le pouvoir dans les entreprises à financement désintermédié. La finance jusqu'ici réprimée, se libère et ne voit plus son profit assis sur l'investissement de long terme mais bien davantage sur la simple spéculation.

 La concurrence exacerbée par l'ouverture sans limite, d'abord du marché des biens réels, puis sur l'ouverture elle- même sans limite du compte de capital, segmente les producteurs entre ceux qui sont suffisamment armés pour résister à la concurrence et ceux qui le sont moins. Alors que l'employabilité était un mot vide de sens dans un fordisme qui intégrait les plus démunis, elle devient progressivement le mot à la mode. Avec le souci , comme l'énonce la langue bureaucratique, de s'intéresser aux "personnes les plus éloignées de l'emploi".

Cette non-employabilité est le fruit du changement de paradigme, qui fait que la mondialisation dérégulée, ne peut plus assurer un équilibre entre offre globale et demande globale. Au temps du fordisme, il appartenait aussi aux grandes entreprises politiques de veiller à ce que le salaire soit autant "coût" que "débouché", ce qui correspondait aussi à leur propre intérêt en ce qu'elles bénéficiaient des retombées électorales de la construction de l'Etat-providence, lui même devenant une sorte d'assurances de débouchés pour les entrepreneurs économiques. Ce modèle disparait avec la mondialisation dérégulée et il ne peut plus exister d'acteurs qui, en surplomb du jeu économique, veille à la redistribution des gains de productivité à l'échelle planétaire.

Parce que le salaire n'est plus qu'un coût à comprimer, les gains de productivité ne sont plus redistribuables, et il en résulte une tendance générale à la surproduction.

  D'où le caractère devenu sauvage de la concurrence : il n'y a pas de place pour tous au "grand banquet de l'écoulement de la marchandise" et donc de sa vente profitable, et ce malgré les énormes dépenses au titre de cet écoulement, dont la publicité et ces nouveaux métiers dits du "marketing" dont le fordisme se passait aisément. Parce que la mondialisation dérégulée est un régime de crise permanente de surproduction, on comprend mieux que les pays du centre qui ont abandonné  le fordisme classique seront davantage touchés par les questions d'employabilité.

Les grandes entreprises politiques chargées d'exprimer le nouvel universel ne peuvent que payer le prix de cette énorme dislocation. »

 

On comprend ainsi très bien que les entrepreneurs politiques travaillant sur un marché politique - dans lequel les citoyens attachés à leur vieil Etat-Nation refusent globalement la mondialisation – se trouvent en grande difficulté. Cette dernière va apparaître sous la forme d’une très grande incohérence programmatique. Entreprises politiques dites de droite, comme de gauche ou du centre, ou dite « populistes », se trouvent progressivement démonétisées en raison d’une  grande incohérence des programmes rendant fort grande la distance entre les promesses et la réalité constatée. On peut donner quelques exemples : Impossibilité de faire baisser le coût du travail tout en maintenant l’Etat-providence , Impossibilité de réindustrialiser malgré les aides, Impossibilité de maintenir une agriculture ne pouvant emprunter les normes mondiales, Impossibilité de rétablir les comptes extérieurs tout en glorifiant une monnaie unique surévaluée  comme bouclier de protection, Impossibilité de contenir la dette publique qui grossit avec le maintien artificiel d’un Etat- providence comme produit politique de base, Impossibilité de maintenir la cohérence des territoires et de contrer la désertification, Impossibilité de contenir l’immigration par la fin des frontières, Impossibilité de lutter contre les fraudes diverses en raison de la liberté de circulation du capital et la présence de paradis fiscaux à l’intérieur même du territoire de l’UE, Impossibilité de concilier les intérêts du salarié avec ceux du consommateur, Etc.

Prospective

La confiance disparue, les entrepreneurs politiques deviennent, au mieux, une armée taxée d’incompétence généralisée.  Les produits politiques qui assuraient le maintien ou la reproduction au pouvoir ne sont plus, comme par le passé, facilement commercialisables. D’où des « stocks invendables » matérialisés par l’absentéisme aujourd’hui….mais la probable violence demain. D’où l’accélération de la course aux mensonges dans la concurrence entre entreprises politiques, ou les tentatives de cartellisation/décartellisation renforçant l’incohérence programmatique et le risque de rejet. De quoi, dans un pays qui s’était construit autour d’un Etat puissant, précipiter sa marche vers un chaos déjà très perceptible et qui fait le régal des plateaux de TV.

L’entrepreneur politique en chef, celui qui est au-dessus de toutes les entreprises politiques et qu’on appelle le chef de l’Etat a lui-même participé à sa propre déstabilisation en accélérant la course à la mondialisation, en cartellisant des entreprises politiques déjà démonétisés (2017) et en précipitant le calendrier électoral (aujourd’hui). Il espère encore que cette dernière décision sera le piège dans lequel chutera la nouvelle entreprise populiste qui, devenue grande,  se propose d’engloutir les concurrents démonétisés. Cette nouvelle entreprise politique devenue grande devrait se méfier car, comme les autres, elle est incapable de produire une cohérence programmatique. Durant la campagne, qui ve oser évoquer le produit politique "finance'"? le produit politique "fin de l'indépendance de la banque centrale"? le produit politique "monnaie unique"? Autant de  produits à priori devenus invendables sur le marché poltique.  l'entrepreneur politique en chef propose un autre produit plus douillet": la dépolitisation du politique au nom de la rationalité". Forme suprême de l'incohérence programmatique....et probablement de l'inculture technocratique.

Hélas, si l'on va plus loin, cette incohérence programmatique est le fait de ce qoi est devenu une incohérence sociètale. Il n'est plus possible pour l'entreprenuriat politique de rester généraliste  face à l'éclatement de la société. De la meme façon que les grandes surfaces de la "Grande Distrition" sont délaissées au profit de magasins  spécialisés, le marché politique devient espace éclaté peuplé de niches. Ce qui questionne les fondements mêmes de ce qu'oa appelle le politique à savoir un "commun" d'un groupe, commun s'imposant à chacun. S le commun se contracte, ou se fragmente comment ne pas comprendre l'évaporation du politique et ses incohérences ?  Seules des questions géopolitiques majeures et menaçantes peuvent réintroduir le commun. La gestion de la guerre en Ukraine sera -t-elle apporteuse d'un renouveau sociétal?  En attendant et à court terme la France entre dans une période particulièrement difficile.

 

 

 

 

 

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10 juin 2024 1 10 /06 /juin /2024 16:29

La précipitation avec laquelle le président a enclenché le calendrier électoral est probablement une ultime tentative pour empêcher l’accès au pouvoir du RN. Parier  sur les difficultés  organisationnelles engendrées par un calendrier très serré est probablement d’une efficience fort limitée et le scénario d’une victoire complète du RN est envisageable.

D’où le commencement des difficultés d’un parti parvenu au pouvoir. C’est qu’en effet la voie de la cohabitation difficile est la plus probable et le président choisira d’empêcher son adversaire de gouverner en utilisant l’ensemble des pouvoirs qui restent à sa portée. L’objectif présidentiel sera en effet de préserver son ambition de présidence européenne pour l’après 2027. En organisant l’échec d’un parti mal préparé pour le pouvoir, Il lui sera facile de montrer qu’il est le seul homme capable d’éloigner ce qu’il appelle « l’extrême droite », non seulement du sol français mais, par contagion, du sol européen. L’autre stratégie qui consisterait à démissionner serait à l’inverse fort mal perçue au regard d’une carrière future. Le scénario est donc bien celui d’une cohabitation difficile assurant le futur d’une UE par essence engoncée dans une bureaucratie porteuse du déclassement constaté par rapport aux USA et la Chine.

Dans ces conditions le RN doit refuser une cohabitation classique, voire refuser le pouvoir lui-même si le président, trop attaché à ses perspectives de  carrière personnelle, se montre rebelle. La question devient donc - avant même les échéances du 30 juin et du 7 juillet-  de voir dans quelle mesure il faut lier le résultat des élections législatives à la question des outils de pouvoir dont la maitrise est indispensable au projet de reconstruction de la France. A ce titre une liste de ces outils devrait logiquement être publiée afin d’assurer la complète transparence aux électeurs.

Bien évidemment cette liste dépend du programme de transformation du pays que le RN doit présenter. Les articles récemment publiés sur le Blog[1] permettent de se faire une idée de l’immense travail à déployer. Ces mêmes articles permettent de mettre en évidence la grande incohérence programmatique du RN sur les questions économiques. De façon résumée on ne peut  résoudre les questions de rémunération, de prix de l’énergie, de retraites , etc. sans mettre en cause la dette publique dans ses modalités actuelles, le fonctionnement du système financier, le taux de change, l’indépendance de la banque centrale, la liberté de circulation du capital, etc. Toutes questions qui mettent en cause celles  du respect des traités et de leur possible contournement par des moyens juridiques à mettre en place, et moyens qui supposent au moins la signature du chef de l’Etat (promulgation de la loi) voire même des décisions qui ne relèvent que de sa seule volonté ( Référendum).

Clairement la liste des outils que le nouveau pouvoir doit maitriser devrait être publiée et proposée durant la campagne électorale qui s’ouvre. Et la liste est sans doute assez longue voire difficile si par exemple le RN prend cosncience que la haute administration lui restera fondamentalement hostile. Comment en effet licencier les cadres de Bercy?  Le  prix d’une telle publication serait bien évidemment une hausse de la difficulté  d'accéder  au pouvoir : le RN n’en veut-il pas trop ? penserons les électeurs. Et tout aussi évidemment les exigences du RN jugées inacceptables deviendraient des munitions utiles pour un président qui pourrait ainsi affirmer bruyamment, durant la brève campagne, son rôle de garant des institutions et barrer la perspective du succès électoral. La campagne électorale sera peut-être houleuse mais va probablement évacuer les grands thèmes qui pourraient apporter un minimum de cohérence programmatique. De quoi sécuriser le président et garantir l’échec d’un RN parvenu au pouvoir. Incapable d’assurer une cohérence programmatique qui ne sera même pas évoquée durant la campagne et qui ne pourra pas être mise en œuvre, l’échec est quasiment assuré. Monsieur Macron a  donc peut-être trouvé dans la décision de dissoudre les moyens d’assurer sa future carrière de patron d’une grande Europe protégée de « l’extrême droite ». La dissolution est probablement le dernier piège tendu par Monsieur Macron à ses adversaires. L'histoire retiendra que ce président est le meilleur représentant de ce qu'est "l'entrepreneuriat  politique": la capacité à  mobiliser  les outiles et instruments de la puissance publique à des fins strictment privées. Les prochains jours révèleront clairement une réalité où l'on verra un président devenir l'organisateur actif  d'un chaos à des fins strictement personnelles. 

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7 juin 2024 5 07 /06 /juin /2024 21:04

Une décision importante vient d’être prise par le chef de l’Etat français. Nous ne chercherons pas à la commenter. Par contre, nous tenterons dans le texte ci-dessous de comprendre la nature de la cible des nouvelles armes développées contre la Russie. Une cible que nous ne voyons pas avec des lunettes de militaires mais davantage avec celles d’un anthropologue. Quelle est la nature profonde de la société russe dont l’Occident déplore son comportement au regard de l’Ukraine ?

 On peut s’étonner de caractéristiques sociétales a priori assez éloignées de ce que l’on trouve dans l’occident classique : un Etat laissant très peu de place à la société civile, un demos davantage objet que sujet, un repli sur soi contrarié par une interaction sociale souvent brutale et violente, une très difficile émergence de droits de l’homme dont celui du respect de la vie. Ces caractéristiques sont elles-mêmes des qualificatifs divers d’une même réalité : la faculté d’un pouvoir très éloigné, à nier toute autonomie réelle à une population, simple moyen de sa propre fin, à savoir sa reconduction au pouvoir.

 1 -  Anatomie de l’Etat Russe.

En Russie comme ailleurs, l’aventure étatique fût probablement la cristallisation d’une évolution qui, selon l’expression de Pierre Clastres, devait aboutir à ce que ce dernier appelait « un coup d’Etat fondant l’Etat ». Partout dans le monde le « big bang » des Etats fut l’appropriation du « commun » d’une société, ce que l’on appellerait dans le langage moderne les biens publics. L’histoire assez classique des Etats fut le passage d’un âge patrimonial plus ou moins long (le groupe au pouvoir gère le commun comme son bien propre), à un âge institutionnel (le groupe au pouvoir reconduit sa domination par un partage et la reconnaissance de droits attribués à un demos). Dans certains cas, l’âge institutionnel peut se déliter avec passage à un âge relationnel où l’Etat lui-même semble s’affaisser devant le marché (démocratie puis mondialisation). L’âge relationnel qui semble être le moment présent des Etats de l’UE délègue au marché et aux économistes l’édification d’un intérêt général. Le marché devenant la nouvelle patrie à défendre. Signalons qu’il n’existe aucune théorie de l’histoire et rien ne dit qu’il existe un passage ordonné entre les âges : des retours ou des ordres inversés sont toujours possibles. Rien ne dit non plus que la réalité correspond à des âges complètement séparés et complètement distincts. Ainsi il n’est pas impossible de penser que l’UE pourrait évoluer, après son âge plus ou moins relationnel  vers un stade intermédiaire que certains appellent déjà la marche vers « l’étaticité ».

Ce qui semble caractériser l’histoire de l’Etat russe est l’importance de l’âge patrimonial, la difficulté du passage à l’âge institutionnel et, plus récemment, sa greffe sur un âge relationnel qui lui reste fondamentalement étranger.

2 -  Une construction impériale sans équivalent.

L’âge patrimonial s’est parfaitement adapté à la construction d’un empire où - à l’inverse de ce qui se passait en occident (Grande-Bretagne et France arrimées depuis longtemps à l’âge institutionnel) - la métropole n’est pas géographiquement séparée des colonies. Alors que la France se distingue de l’Algérie par une frontière naturelle, il n’existe pas de barrière physique entre la colonie et l’Etat patrimonial russe. Et comme l’âge patrimonial est celui où les sujets sont dépourvus de l’essentiel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, voire du simple respect de la dignité humaine,

 le colonisateur peut utiliser ses sujets comme matière première de la colonisation. Parce que dépourvus de droits de propriété qui n’existent que pour les dominants, les sujets peuvent être instruments de la colonisation et être déportés en masse vers de nouveaux lieux. D’où la multitude de groupes russophones dans des espaces a priori très éloignés mais jamais séparés de la métropole par une barrière naturelle qui n’existe pas. Phénomène que nous n’avons pas constaté avec les autres colonisations où, même en Algérie, il n’y avait pas de réelles déportations et où ce qu’on appelait les pieds noirs étaient des volontaires très autonomes au regard de l’Etat central. Les cas contraires -sauf l’énorme exception que fût le commerce triangulaire- étaient marginaux et concernaient surtout une déportation des colonisés récalcitrants vers d’autres colonies, donc des personnes dépourvues des droits de propriétés de l’âge institutionnel de la métropole.

Dans le cas de la Russie, les moyens de production de la colonisation et de l’expansion de l’âge patrimonial, doivent historiquement rester ce qu’ils sont à peine d’effondrement de l’empire en expansion : les déportés doivent conserver leur rang et ne doivent jamais accéder aux droits de l’homme classiques. Il en résulte une distance réduite entre le colon et le colonisé, ce qui n’était pas le cas des empires coloniaux occidentaux. Dans le cas inverse, une stratégie d’accès aux classiques droits de l’homme entrainerait un effondrement de l’empire, ce que « Catherine la Grande » tentait d’expliquer aux philosophes des lumières et en particulier Diderot. Constatons qu’aujourd’hui encore les déportations restent une pratique assumée : enfants et familles ukrainiennes, minorités des espaces de l’Asie centrale, etc. Pas de droits de l’homme classiques, par contre l’empire masque son hétérogénéité par une idéologie de la grandeur : l’empire tente de devenir civilisation. Les colonisés savent qu’ils sont des minorités, savent qu’ils sont peu de choses et se rattachent volontairement et parfois avec enthousiasme à ce qui dépasse leur identité culturelle. De ce point de vue la révolution de 1917 et le marxisme furent un formidable catalyseur d’épanouissement de l’empire et donc de l’idée d’une authentique civilisation.

3 -  Un point d’appui sur des structures anthropologiques à privilégier.

 Classiquement les paramètres  des droits de l’homme : vie et  liberté, reposent sur un troisième qui devient le point d’appui des deux premiers : la propriété. C’est dire que l’âge patrimonial de l’Etat russe ne permet pas l’arrimage à la notion classique de propriété : vie et liberté seront toujours sous la dépendance du pouvoir. D’où la difficulté de faire naître un âge institutionnel allant jusqu’à la démocratie. Au mieux on aboutira à une citoyenneté qui restera bloquée sur le patriotisme ou le nationalisme alors qu’en Occident il sera possible d’aller plus loin. D’où l’asymétrie fondamentale dans une situation de guerre : un coût de la vie de plus en plus élevé dans un cas ( l’Occident dépassant l’âge institutionnel et déjà plongé dans l’âge relationnel), et très faible dans l’autre (Russie dont l’âge institutionnel reste enkysté dans un âge patrimonial). Dans un cas nous aurons potentiellement la doctrine du zéro mort dans la guerre et dans l’autre il sera naturel d’extirper de l’univers carcéral des personnes que l’on enverra sur le front.

D’une certaine façon l’Etat russe se trouve très aidé par des structures familiales qui selon la classification d’Emmanuel Todd relèvent du type souche, voire communautaire, avec des caractéristiques culturelles qui restent éloignées de celles de l’occident classique où la valeur égalité l’emporte. Le poids de l’autorité indiscutable s’impose avec ses conséquences sur des droits de l’homme qui n’ont pas la même signification qu’en Occident.  La dimension âge patrimonial de l’Etat Russe est ainsi en relative congruence avec des structures familiales qui ne vont pas contester frontalement la violence du pouvoir.  La perspective d’une révolution a ainsi beaucoup plus de chance de se réaliser par le haut que par le bas.

4 -  Un  point d’appui récent sur des Etats vivant l’âge relationnel.

Mais l’Etat russe qui passe déjà difficilement le cap de l’âge institutionnel est retenu, voire confirmé dans son âge patrimonial par sa greffe sur les Etats de l’âge relationnel (Occident). Les richesses de l’immense empire peuvent être valorisées auprès des Etats devenus vassaux d’un mercantilisme privé. C’est bien évidemment le cas -véritablement caricatural- de l’Allemagne dont le  mercantilisme permettra d’alimenter une rente gazière gigantesque accaparée par les détenteurs/défenseurs de l’âge patrimonial russe. De quoi nourrir- non pas avec des droits mais avec des marchandises- les dépendants du pouvoir russe. De quoi, par conséquent, légitimer la forme patrimoniale du pouvoir par une population qui reste à l’écart des agitations du post-modernisme occidental. Mieux : de quoi distribuer des salaires considérables et du capital qui l’est davantage encore, à ceux qui s’engagent dans la machinerie militaire. C’est dire que malgré une démographie très difficile l’Etat patrimonial russe peut encore alimenter la machine de guerre par une offre suffisante de personnel : les chaînes d’inscription à la guerre sont le point de départ d’un changement radical de niveau de vie pour nombre de familles de colons mais plus encore de colonisés dans l’immense empire. Au final,  de quoi connaître l’équivalent de la société de consommation occidentale dans un monde carcéral. Les immenses espaces de la Grande Distribution peuvent cohabiter avec ceux  des colonies pénitentiaires.

5 -  Un Etat sans limite territoriale

L’empire lui-même ne peut connaître de limite. Dans le cas de la colonisation occidentale, des barrières naturelles permettaient la distinction entre des colonies et des métropoles, elles-mêmes déjà marquées par les frontières des célèbres traités de Westphalie (1648). Simultanément, l’âge institutionnel et son débouché sur l’idée de citoyenneté et de droits de l’homme, délégitime rapidement le fait colonial occidental, lequel débouchera sur l’apparition de très nombreux Etats en formation au vingtième siècle. Historiquement, l’affaire ne fut pas facile et aurait pu l’être beaucoup moins encore en l’absence de barrières naturelles entre colonies et métropoles. Imaginons par exemple les difficultés supplémentaires- pourtant déjà  considérables- dans le cas de la France et de l’Algérie si cette dernière avait été directement accolée à la métropole.  Le cas de la Russie, au regard de l’idée de décolonisation est très différent. Parce que l’âge patrimonial peut se pérenniser et que la colonisation s’est accompagnée de déportations, il est très difficile de connaître une décolonisation. La violence naturelle de l’âge patrimonial s’y oppose, et surtout il est facile de compter sur ce qui est devenu les minorités russophones réparties sur l’immense territoire. C’est ce qui est présentement vécu avec un mouvement complexe de décolonisation/recolonisation. En occident parce que le colon était très différent du colonisé, la décolonisation s’en finit pas de se radicaliser y compris et surtout dans les anciennes métropoles. En Russie colons et colonisés sont peu différents et le colonisé ne rejette pas la culture du colon. A priori impensable en occident, la recolonisation se trouve envisageable dans l’ordre Russe. Avec toutefois une limite : une colonisation vers des espaces fondamentalement étrangers à  l’espace russe (l’Afrique actuelle) se heurtera à des déboires majeurs. Il sera moins difficile de se réinstaller dans les ex territoires de l’Union Soviétique que d’occuper le sahel après évincement de la présence française.

6 - Un Etat menaçant menacé ?

Et pourtant l’empire est plus ou moins menacé car les droits de l’homme frappent à la porte et les espoirs - fondés ou non - de l’âge relationnel s’affirment. Non pas nécessairement par le canal démocratique car une grande partie des droits de l’homme peut se vivre en dehors de la liberté démocratique, mais bien plutôt par le canal économique. L’économie prédatrice et rentière monopolisée par les tenants du pouvoir peut faire l’objet d’une contestation grandissante, voire se transformer en luttes de clans débouchant sur de possibles fragmentations. Et déjà, au quotidien, une difficulté croissante à gérer les conflits d’intérêts entre groupes de décisions et la peur qui, finalement, empêche toute innovation au niveau des microdécisions. Davantage encore, la digitalisation de l’économie et les espoirs du monde numérique favorisent la fuite hors de l’empire des plus modernes. De quoi accélérer la crise démographique. Au-delà des apparences nous sommes vraisemblablement dans la crise des Etats figés dans l’âge patrimonial.

7  -  Conclusions au regard de la Russie

- Les réalités d’aujourd’hui sur le théâtre russe paraissent confirmer ce qui précède : le « sultanat électoral » que vient de vivre le pays ne semble guère embarrasser ce que chacun peut considérer comme une distraction dominicale où l’on est invité au jeu du plébiscite comme on peut l’être au jeu de monopoly. C’est dire que la liberté au sens occidental n’a encore que peu de sens. Le Wokisme est loin d’obtenir droit de cité.

- La guerre est coûteuse, et même avec une croissance ,  il deviendra de plus en plus difficile de jouer le jeu de la société de consommation avec des moyens de production qui se reconvertissent en usines de guerre. La croissance peut certes s’accélérer  avec la généralisation d’une économie de guerre, mais elle ne pourra masquer durablement une perte des niveaux de vie.

- La guerre, elle-même, est un moyen de conserver un âge patrimonial menacé par des périphéries dissidentes qui pourraient déboucher sur  des exemples de réussite légitimant un âge relationnel : un succès économique et politique de l’Ukraine n’était pas acceptable. Une guerre qui soude une communauté est donc utile pour le pouvoir mais son coût devra se reporter sur les dépendants, plutôt sur les colonisés que sur les colons.

- Cette même guerre ne pourra que se limiter aux anciens espaces et La Russie, cruellement contestée dans sa volonté de devenir chef d’orchestre d’un Sud global,  devra probablement se retirer de l’Afrique.

- Enfin cette guerre développe ce qu’elle combat : le passage de l’Etat ukrainien d’un âge patrimonial à un âge institutionnel flirtant avec l’âge relationnel européen. Plus simplement exprimé, l’Etat Russe engendre à sa périphérie ce qu’il n’est pas,  et que classiquement on appelle « l’Etat Nation souverain ». Si le marché généralisé de l’âge relationnel connait quelque peine à souder une société,  la guerre de l’Etat Russe resté  patrimonial ne permettra pas davantage de souder et développera  des risques de rupture.

8  - Conclusions au regard de l’Occident en général et de l’UE en particulier.

On aurait pourtant tort d’imaginer que le temps - même long - travaille pour l’Occident. L’UE connait à l’inverse de ce qui peut se passer pour le pouvoir patrimonial russe, une crise de son âge relationnel dont elle est  pourtant l’auteure et probablement le modèle. La fin des institutions a permis le modèle du marché à toutes les formes d’interactions sociales. Les droits de l’homme s’y sont considérablement élargis et sont devenus infiniment élastiques. D’où la désintégration des structures de base comme la famille - même celle égalitaire chère à Todd- et la course au wokisme. Face à l’effondrement, le pouvoir politique devenu résiduel est tenté de réagir afin - comme le pouvoir patrimonial russe- de se reproduire au pouvoir. De ce point de vue, il n’est pas impossible d’imaginer que -ruse de la raison-  le despotisme soviétique devienne l’outil d’un redressement occidental. Globalement l’âge institutionnel impossible pour l’UE (impossibilité de passer à un Etat central européen) peut devenir envisageable dans une logique guerrière. La mobilisation des Mirage 2000-5 pourrait-elle sauver, voire promouvoir, le soldat Macron ?

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 juin 2024 6 01 /06 /juin /2024 10:00

Le Rassemblement National est encore souvent qualifié d'organisation prorusse et  Il est vrai que son passé relativement proche peut encore justifier de telles alllégations. Il est encore probablement exact que certains de ses défenseurs restent prorusses. S'il parvient au pouvoir il sera probablement très sollicité par les agents du pouvoir russe qui tenteront une déstabilisation au détriment du nouveau gouvernement français. De ce point de vue le Rassemblement National pourrait se trouver intellectuellement en difficulté en raison d'une très grande méconnaissance de la réalité politique et anthropologique russe. A cet égard nous invitons les dirigeants du Rassemblement National à bien mûrir la  réflexion  que nous avons mené voici quelques temps et qui a fait l'objet d'un texte publié à la fin de l'hiver dernier. La Russie restera géographiquement proche de l'Europe mais il est illusoire d'imaginer que le type de relation à établir soit du même ordre que celles classiquement vécues entre nations démocratiques. 

Il est évident qu'une arrivée au pouvoir du Rassemblement National entrainerait un développement considérable de la propagande prorusse et donc un risque de déstabilisation. Il est même probable que le "despotisme oriental" qui sévit en Russie soit une opportunité dans son combat contre l'occident. De quoi se reproduire au pouvoir par la perspective potentielle d'un effondrement européen tant souhaité par ce même pouvoir.  Certes, le RN arrivé au pouvoir sera combattu  par de considérables forces d'opposition en matière financière, mais il aurait tort de négliger la propagande russe. Raison de plus pour bien saisir la nature profonde de l'Etat Russe.

27 mars 2024

La présente note s’intéresse moins à l’analyse de la faiblesse de l’impact des sanctions occidentales sur l’économie russe que sur la spécificité d’un modèle anthropologique jusqu’ici peu défriché. On peut en effet s’étonner de caractéristiques sociétales a priori assez éloignées de ce que l’on trouve dans l’occident classique : un Etat laissant très peu de place à la société civile, un demos davantage objet que sujet, un repli sur soi contrarié par une interaction sociale souvent brutale et violente, une très difficile émergence des droits de l’homme dont celui du respect de la vie. Ces caractéristiques sont elles-mêmes des qualificatifs divers d’une même réalité : la faculté d’un pouvoir très éloigné, à nier toute autonomie réelle à une population, simple moyen de sa propre fin, à savoir sa reconduction au pouvoir.

 1 - Anatomie de l’Etat Russe.

En Russie comme ailleurs, l’aventure étatique fût probablement la cristallisation d’une évolution qui selon l’expression de Pierre Clastres devait aboutir à ce que ce dernier appelait « un coup d’Etat fondant l’Etat ». Partout dans le monde le « big bang » des Etats fut l’appropriation du « commun » d’une société, ce que l’on appellerait dans le langage moderne les biens publics. L’histoire assez classique des Etats fut le passage d’un âge patrimonial plus ou moins long (le groupe au pouvoir gère le commun comme son bien propre), à un âge institutionnel (le groupe au pouvoir reconduit sa domination par un partage et la reconnaissance de droits attribués à un demos). Dans certains cas, l’âge institutionnel peut se déliter avec passage à un âge relationnel où l’Etat lui-même semble s’affaisser devant le marché (démocratie puis mondialisation). L’âge relationnel qui semble être le moment présent des Etats de l’UE délègue au marché et aux économistes l’édification d’un intérêt général. Le marché devenant la nouvelle patrie à défendre. Signalons qu’il n’existe aucune théorie de l’histoire et rien ne dit qu’il existe un passage ordonné entre les âges : des retours ou des ordres inversés sont toujours possibles. Rien ne dit non plus que la réalité correspond à des âges complètement séparés et complètement distincts. Ainsi il n’est pas impossible de penser que l’UE pourrait évoluer, après son âge plus ou moins relationnel  vers un stade intermédiaire que certains appellent déjà la marche vers « l’étaticité ».

Ce qui semble caractériser l’histoire de l’Etat russe est l’importance de l’âge patrimonial, la difficulté du passage à l’âge institutionnel et, plus récemment, sa greffe sur un âge relationnel qui lui reste fondamentalement étranger.

2- Une construction impériale sans équivalent.

L’âge patrimonial s’est parfaitement adapté à la construction d’un empire où - à l’inverse de ce qui se passait en occident (Grande-Bretagne et France arrimées depuis longtemps à l’âge institutionnel) - la métropole n’est pas géographiquement séparée des colonies. Alors que la France se distingue de l’Algérie par une frontière naturelle, il n’existe pas de barrière physique entre la colonie et l’Etat patrimonial russe. Et comme l’âge patrimonial est celui où les sujets sont dépourvus de l’essentiel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, voire le simple respect de la dignité humaine, le colonisateur peut utiliser ses sujets comme matière première de la colonisation. Parce que dépourvus de droits de propriété qui n’existent que pour les dominants, les sujets peuvent être instruments de la colonisation et être déportés en masse vers de nouveaux lieux. D’où la multitude de groupes russophones dans des espaces a priori très éloignés mais jamais séparés de la métropole par une barrière naturelle qui n’existe pas. Phénomène que nous n’avons pas constaté avec les autres colonisations où, même en Algérie, il n’y avait pas de réelles déportations et où ce qu’on appelait les pieds noirs étaient des volontaires très autonomes au regard de l’Etat central. Les cas contraires - sauf l’énorme exception que fût le commerce triangulaire -  étaient marginaux et concernaient surtout une déportation des colonisés récalcitrants vers d’autres colonies, donc des personnes dépourvues des droits de propriétés de l’âge institutionnel de la métropole.

Dans le cas de la Russie, les moyens de production de la colonisation et de l’expansion de l’âge patrimonial, doivent historiquement rester ce qu’ils sont à peine d’effondrement de l’empire en expansion : les déportés doivent conserver leur rang et ne doivent jamais accéder aux droits de l’homme classiques. Il en résulte une distance réduite entre le colon et le colonisé, ce qui n’était pas le cas des empires coloniaux occidentaux. Dans le cas inverse, une stratégie d’accès aux classiques droits de l’homme entrainerait un effondrement de l’empire, ce que « Catherine la Grande » tentait d’expliquer aux philosophes des lumières et en particulier Diderot. Constatons qu’aujourd’hui encore les déportations restent une pratique assumée : enfants et familles ukrainiennes, minorités des espaces de l’Asie centrale, etc.

3 -  Un point d’appui sur des structures anthropologiques à privilégier.

 Les deux paramètres classiques des droits de l’homme : vie, liberté, reposent sur un troisième qui devient le point d’appui des deux premiers : la propriété. C’est dire que l’âge patrimonial de l’Etat russe ne permet pas l’arrimage à la notion classique de propriété : vie et liberté seront toujours sous la dépendance du pouvoir. D’où la difficulté de faire naître un âge institutionnel allant jusqu’à la démocratie. Au mieux, on aboutira à une citoyenneté qui restera bloquée sur le patriotisme ou le nationalisme alors qu’en Occident il sera possible d’aller plus loin. D’où l’asymétrie fondamentale dans une situation de guerre : un coût de la vie très élevé dans un cas ( l’Occident dépassant l’âge institutionnel et déjà plongé dans l’âge relationnel), et très faible dans l’autre (Russie dont l’âge institutionnel reste enkysté dans un âge patrimonial). Dans un cas nous avons la doctrine du zéro mort dans la guerre et dans l’autre il sera naturel d’extirper de l’univers carcéral des personnes que l’on enverra sur le front.

D’une certaine façon l’Etat russe se trouve très aidé par des structures familiales qui selon la classification d’Emmanuel Todd relèvent du type souche, voire communautaire, avec des caractéristiques culturelles qui restent éloignées de celles de l’occident classique où la valeur égalité l’emporte. Le poids de l’autorité indiscutable s’impose avec ses conséquences sur des droits de l’homme qui n’ont pas la même signification qu’en Occident. La dimension âge patrimonial de l’Etat Russe est ainsi en relative congruence avec des structures familiales qui ne vont pas contester frontalement la violence du pouvoir.  La perspective d’une révolution a ainsi beaucoup plus de chance de se réaliser par le haut que par le bas.

4 -  Un  point d’appui récent sur des Etats vivant l’âge relationnel.

Mais l’Etat russe qui passe déjà difficilement le cap de l’âge institutionnel est retenu, voire confirmé dans son âge patrimonial par sa greffe sur les Etats de l’âge relationnel (Occident). Les richesses de l’immense empire peuvent être valorisées auprès des Etats devenus vassaux d’un mercantilisme privé. C’est bien évidemment le cas -véritablement caricatural- de l’Allemagne dont le  mercantilisme permettra d’alimenter une rente gazière gigantesque accaparée par les détenteurs/défenseurs de l’âge patrimonial russe. De quoi nourrir- non pas avec des droits mais avec des marchandises- les dépendants du pouvoir russe. De quoi, par conséquent, légitimer la forme patrimoniale du pouvoir par une population qui reste à l’écart des agitations du post-modernisme occidental. Mieux : de quoi distribuer des salaires considérables et du capital qui l’est davantage encore, à ceux qui s’engagent dans la machinerie militaire. C’est dire que malgré une démographie très difficile l’Etat patrimonial russe peut encore alimenter la machine de guerre par une offre suffisante de personnel : les chaînes d’inscription à la guerre sont le point de départ d’un changement radical de niveau de vie pour nombre de familles de colons mais plus encore de colonisés dans l’immense empire. Au final de quoi connaître l’équivalent de la société de consommation occidentale dans un monde carcéral. Les immenses espaces de la Grande Distribution peuvent cohabiter avec ceux  des colonies pénitentiaires.

5 -  Un Etat sans limite territoriale

L’empire lui-même ne peut connaître de limite. Dans le cas de la colonisation occidentale, des barrières naturelles permettaient la distinction entre des colonies et des métropoles, elles-mêmes déjà marquées par les frontières des célèbres traités de Westphalie (1648). Simultanément, l’âge institutionnel et son débouché sur l’idée de citoyenneté et de droits de l’homme, délégitime rapidement le fait colonial occidental, lequel débouchera sur l’apparition de très nombreux Etats en formation au vingtième siècle. Historiquement, l’affaire ne fut pas facile et aurait pu l’être beaucoup moins encore en l’absence de barrières naturelles entre colonies et métropoles. Imaginons par exemple les difficultés supplémentaires- pourtant déjà  considérables- dans le cas de la France et de l’Algérie si cette dernière avait été directement accolée à la métropole.  Le cas de la Russie, au regard de l’idée de décolonisation est très différent. Parce que l’âge patrimonial peut se pérenniser et que la colonisation s’est accompagnée de déportations, il est très difficile de connaître une décolonisation. La violence naturelle de l’âge patrimonial s’y oppose, et surtout il est facile de compter sur ce qui est devenu les minorités russophones réparties sur l’immense territoire. C’est ce qui est présentement vécu avec un mouvement complexe de décolonisation/recolonisation. En occident parce que le colon était très différent du colonisé, la décolonisation s’en finit pas de se radicaliser y compris et surtout dans les anciennes métropoles. En Russie, colons et colonisés sont peu différents et le colonisé ne rejette pas la culture du colon. A priori impensable en occident, la recolonisation se trouve envisageable dans l’ordre Russe. Avec toutefois une limite : une colonisation vers des espaces fondamentalement étrangers à  l’espace russe (l’Afrique actuelle) se heurtera à des déboires majeurs. Il sera moins difficile de se réinstaller dans les ex territoires de l’Union Soviétique que d’occuper le sahel après évincement de la présence française.

6 -  Un Etat menaçant menacé ?

Et pourtant l’empire est plus ou moins menacé car les droits de l’homme frappent à la porte et les espoirs - fondés ou non - de l’âge relationnel s’affirment. Non pas nécessairement par le canal démocratique car une grande partie des droits de l’homme peut se vivre en dehors de la liberté démocratique, mais bien plutôt par le canal économique. L’économie prédatrice et rentière monopolisée par les tenants du pouvoir peut faire l’objet d’une contestation grandissante, voire se transformer en luttes de clans débouchant sur de possibles fragmentations. Et déjà, au quotidien, une difficulté croissante à gérer les conflits d’intérêts entre groupes de décisions et la peur qui, finalement, empêche toute innovation au niveau des microdécisions. Davantage encore, la digitalisation de l’économie et les espoirs du monde numérique favorisent la fuite hors de l’empire des plus modernes. De quoi accélérer la crise démographique. Au-delà des apparences nous sommes vraisemblablement dans la crise des Etats figés dans l’âge patrimonial.

7 -  Conclusions.

- Les réalités d’aujourd’hui sur le théâtre russe paraissent confirmer ce qui précède : le « sultanat électoral » que vient de vivre le pays ne semble guère embarrasser ce que chacun peut considérer comme une distraction dominicale où l’on est invité au jeu du plébiscite comme on peut l’être au jeu de monopoly. C’est dire que la liberté au sens occidental n’a encore que peu de sens.

- La guerre est coûteuse, et même avec une croissance ,  il deviendra de plus en plus difficile de jouer le jeu de la société de consommation avec des moyens de production qui se sont reconvertis en usines de guerre. La croissance peut certes s’accélérer  avec la généralisation d’une économie de guerre, mais elle ne pourra masquer durablement une perte des niveaux de vie.

-La guerre , elle-même, est un moyen de conserver un âge patrimonial menacé par des périphéries dissidentes qui pourraient déboucher sur  des exemples de réussite légitimant un âge relationnel : un succès économique et politique de l’Ukraine n’était pas acceptable. Une guerre qui soude une communauté est donc utile pour le pouvoir mais son coût devra se reporter sur les dépendants, plutôt sur les colonisés que sur les colons.

- Cette même guerre ne pourra que se limiter aux anciens espaces et La Russie, cruellement contestée dans sa volonté de devenir chef d’orchestre d’un Sud global,  devra probablement se retirer de l’Afrique.

- Enfin cette guerre développe ce qu’elle combat : le passage de l’Etat ukrainien d’un âge patrimonial à un âge institutionnel flirtant avec l’âge relationnel européen. Plus simplement exprimé, l’Etat Russe engendre à sa périphérie ce qu’il n’est pas,  et que classiquement on appelle « l’Etat Nation souverain ». Si le marché généralisé de l’âge relationnel connait quelque peine à souder une société,  La guerre de l’Etat Russe resté  patrimonial, ne permettra pas davantage de souder et développera  des risques de rupture.

 

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