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18 novembre 2017 6 18 /11 /novembre /2017 15:42

 

Nous voudrions présenter ici ce que l’on pourrait appeler la fiche d’identité de ces étranges objets que sont les crypto- monnaies et en particulier le bitcoin[1].

Ce que le bitcoin n’est pas

En tout premier lieu il ne s’agit pas d’une monnaie légale dont les caractéristiques seraient définies par un Etat. Son appellation ne fait l’objet d’aucun texte légal. Il n’est pas unité de compte, ne dispose pas de règles de monnayage et son pouvoir libératoire n’est que contractuel. A l’inverse - en dehors des monnaies locales - toutes les monnaies qu’elle que soit leur nature (centrale, fiduciaire, scripturale) ont pour support, directement ou indirectement, un Etat ou un ensemble d’Etats. La monnaie scripturale privée, qui fait aujourd’hui l’essentiel de la masse monétaire, est aussi légale que la monnaie publique et ses émetteurs privés épousent les définitions données par l’Etat qui les accueille.

On pourrait penser que le bitcoin n’est qu’une variété monétaire nouvelle à l’instar de ces néo monnaies que l’on trouve maintenant en Asie et il est vrai que son utilisateur est incité à le penser. La différence est pourtant essentielle et les néo monnaies restent de la monnaie légale classique, de fait émise par des banques classiques dont la forme numérisée ne fait qu’ajouter de la compétitivité à des institutions qui demeurent ce qu’elles sont.

Si donc, des « mineurs »[2] - les créateurs des bitcoin – décidaient de payer l’impôt avec ce type de support ils seraient éconduits avec suspicion de faux monnayage. Depuis leur naissance, voici plusieurs milliers d’années, les Etats choisissent le support dans lequel ils perçoivent l’impôt et ce support est monnaie légale créée directement ou indirectement par eux. De fait les « mineurs » se livrent à une « émission au noir », émission qui ne peut être reconnue, sauf dans des cas très particuliers comme celui du Japon[3].

Le Bitcoin n’est pas une monnaie privée car il n’est pas émis par une institution disposant d’une licence permettant la création monétaire légale c’est-à-dire une banque.

Le bitcoin n’est pas non plus une monnaie locale dont la mission essentielle est -à l’inverse des monnaies classiques - de créer du lien social au sein d’une communauté ayant choisi de privilégier la coopération sur la compétition entre les acteurs. Alors que dans la monnaie classique, l’acheteur est en principe libre de choisir son fournisseur, le porteur de monnaie locale est plus ou moins tenu de ne choisir qu’à l’intérieur d’une communauté. Le bitcoin n’est pas - malgré ses apparences- un instrument communautaire et permet surtout de s’affranchir d’une communauté nationale et de ses composantes avec lesquelles il ne souhaite exprimer aucune solidarité. Le bitcoin n’a rien de local et efface par les vertus de l’informatique toute les distances. En particulier il peut se moquer des frontières en particulier des frontières monétaires.

Parce qu’il n’est pas une monnaie, le bitcoin ne possède pas de réelle vertu de seigneuriage[4]. Toutes le monnaies sont traditionnellement assorties de seigneuriage dont le montant est approximativement la différence entre la valeur faciale et le coût de production. L’émission par code informatique du Bitcoin n’échappe pas à cette logique. Pour autant la rémunération des « mineurs » est faible, contenue dans le code informatique, et décroit selon une progression géométrique. Ainsi tous les 21000 blocs[5] constitués, le seigneuriage est divisé par 2[6]. Cette faiblesse de la rémunération a déjà abouti à la concentration des « mineurs » lesquels se regroupent. Signalons enfin que le code informatique est conçu pour aboutir à un plafond limité de production[7] dont on pense qu’il serait atteint vers 2140.

Ce que le Bitcoin est

Il est d’abord un vecteur de sécurisation. Adossée à la blockchain[8] qui en est le support informatique, il est un outil qui garantit la sécurité et l’inviolabilité des transactions. Ces derniers caractères sont issus d’une certification rendue possible par la puissance d’ordinateurs répartis sur toute la planète.[9]

La blockchain fut semble- t-il historiquement inventée pour créer le Bitcoin mais il est vrai qu’elle est aussi une technologie plus générale permettant de diminuer considérablement les coûts de transaction sur nombre d’opérations. On peut ainsi parler d’un effondrement de coûts de transaction et de sécurisation dans l’ensemble des opérations du commerce international avec une mue du crédit documentaire. On peut aussi parler d’un véritable effondrement des coûts dans le domaine de l’assurance avec davantage de fluidité dans les relations entre assureurs quant à la répartition des indemnités, mais également la possibilité de développer les contrats intelligents et automatiques sur des micro marchés comme celui de l’assurance retard. On peut enfin parler, ce qui nous ramène à la monnaie, de la future disparition des chambres de compensation. Le Bitcoin et les cryptomonnaies en général bénéficient de cet effondrement des coûts dans toutes les opérations de transferts.

Parce qu’il est un vecteur n’utilisant plus, comme la monnaie classique, un tiers dans les transactions (la banque), il est une « non monnaie » à priori plus compétitive que la monnaie. Il n’est pas victime des coûts associés aux barrières des changes et des frais financiers imposés par des tiers (banques, et organismes financiers). Il est aussi une « non monnaie » assurant une totale confidentialité que la monnaie moderne, voire même les néo monnaies, ne peuvent plus assurer et que les vieilles monnaies (billets et pièces) garantissaient.[10] La non monnaie Bitcoin rétablit ainsi la liberté jusqu’ici assurée par les vieilles monnaies.

Bien évidemment, c’est l’anonymat qui rend précieuse cette liberté avec tout ce qui a déjà été dit sur le bitcoin, à savoir un instrument idéal pour les délits classiques, de blanchiment, d’évasion fiscale, de contournement de législation sur les contrôles des changes, etc.

« Non-monnaie privée », le bitcoin est aussi un objet ne pouvant bénéficier des systèmes de compensation existant dans les systèmes bancaires hiérarchisés classiques. Alors que les monnaies bancaires privées bénéficient d’une convertibilité en monnaie officielle, le bitcoin ne bénéficie d’aucun système de compensation et la convertibilité reste aléatoire au sein des plateformes qui le gère.

Le Bitcoin est aussi un vecteur de spéculation découlant directement de l’absence de système de compensation. Parce qu’il n’y a pas de cours de la « monnaie Société générale », de la « monnaie BNP », de la « monnaie Crédit Agricole », etc. il n’y a pas de spéculation possible entre ces différentes monnaies. A l’inverse, parce que non compensable il existe nécessairement une spéculation sur le Bitcoin. Et de ce point de vue les différentes crypto monnaies vont se concurrencer entre-elles. Celle dont la blockchain sera la plus répandue et la plus importante en infrastructures de services verra son cours augmenter tandis que les autres seront dévalorisées. A terme, on pourra voir se créer une « non monnaie unique » fonctionnant sur une blockchain considérée comme monopole d’infrastructure de réseau. Ce qui ne viendra pourtant pas apporter de solution de garantie de convertibilité et viendra conforter son statut de support de spéculation.

Le bitcoin est aussi une non monnaie d’essence déflationniste. Bien sûr il ne peut comme monnaie classique être un outil de relance de l’activité. Mais parce que son statut de non monnaie ne lui permet pas d’utiliser une quelconque planche à billets - ce que les Etats peuvent faire dans certaines limites- il est conçu comme une masse non monétaire dont la croissance diminue de façon asymptotique et donc, bien incapable de répondre à une demande de monnaie en congruence avec la croissance économique.

On pourrait certes imaginer que le Bitcoin devienne monnaie véritable si les Etats se mettaient eux aussi à fabriquer des cryptomonnaies. Il s’agit là d’une hypothèse, parfois évoquée, mais à tout le moins hardie.

Certes on retrouverait dans cette situation un retour à l’ordre politique qui fut celui de la création des Etats. Ces derniers se sont historiquement constitués en prélevant tout ou partie de l’impôt dans la forme choisie par leurs dépenses. Tenus de payer le service des armes avec du métal précieux, ils ont aussi imposé le paiement de l’impôt sous la même forme[11]. Une cryptomonnaie construite sur une blockchain répondant au besoin d’un Etat est-elle pensable ? On peut certes penser que sur le plan de la rationalité on ne verrait que des avantages : les coûts de transaction liés aux dépenses et aux recettes publiques s’effondreraient, et on pourrait imaginer un code informatique assurant d’une part un copieux seigneuriage et d’autre part une production ajustée sur les besoins de la croissance.

 Pour autant l’hypothèse reste hardie car se pose la question de la transition vers un tel modèle. Une telle transition ne peut s’imaginer que par temps calme et l’histoire a montré que les « paléo cryptomonnaies », tel le « système de Law » ou celui des « Assignats » fut catastrophique. On voit mal aujourd’hui l’Etat Français lançant sa crypto-monnaie à l’intérieur du cadre des traités européens et renouer avec un « circuit du Trésor »[12] imposant par exemple des planchers d’achat de crypto monnaies étatiques par les banques[13]. Et on ne voit pas non plus une crypto monnaie partielle venant s’ajouter à l’euro, une crypto-monnaie dont le cours pourrait aussi devenir une épée de Damoclès supplémentaire pour le Trésor.

Le plus surprenant toutefois est que conçu dans un cadre volontairement libertarien - échapper aux Etats et à leurs monnaies- le dispositif permettant de sortir des griffes d’un Etat haï par ceux qui refusent toute forme de citoyenneté, soit récupéré par l’irréductible ennemi.

 

 

 

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[1]Il existe aujourd’hui de nombreuses publications. Nous recommandons en particulier le site wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin mais surtout l’ouvrage récent de Jaques Favier et Adli Tokkal Bataille : « Bitcoin la monnaie acéphale » ; Editions du CNRS ; juin 2017.

[2] On parle de « mineurs » pour le bitcoin car il est considéré que les utilisateurs du modèle informatique qui le génère sont un peu comme les chercheurs d’or qui fabriquaient la matière première de la monnaie métallique.

[3] Selon Kenneth Rogoff Le japon accorde une certaine reconnaissance du Bitcoin dans un but utilitariste, celui de devenir un centre mondial de la technologie financière.

[4] On sait que pour les billets et pièces le seigneuriage est gigantesque. Ainsi pour une pièce de 2 euros fabriquée par la Monnaie de Paris, le coût de production est de 17 centimes, coût facturé à l’Etat qui lui le revend 2 euros au système bancaire. Il en résulte un seigneuriage de 1,83 euros. On imagine que s’agissant des billets à coût proche de Zéro, le seigneuriage correspond quasiment à la valeur inscrite sur le billet.

[5] Cf note 8 sur la Blockchain.

[6] Il faut ajouter à cela le fait que la chaine de blocs est consommatrice d’énormes consommations d’électricité. Ainsi il est estimé que la création et les échanges de Bitcoin en 2020 consommeront 14000 Mégawats, soit la production annuelle d’électricité d’un pays comme le Danemark.

[7] 21 millions de Bitcoins.

[8] La Blockchain est un algorithme assurant la sécurisation des transactions, ce qu’on appelle parfois en informatique la solution au « problème des généraux byzantins ».

[9] Il faut toutefois nuancer l’idée de sécurité totale car il y a déjà eu une fraude importante due à un bug de codage informatique permettant au cours de l’été 2016 une évaporation de capital sur une blockchain concurrente du Bitcoin (l’Ethereum).

[10] La monnaie était jadis une vraie liberté et aucune traçabilité maitrisée par un tiers n’apparaissait. Les comptes bancaires aujourd’hui mobilisés dans les transactions sont traçables et effacent complétement l’anonymat.

[11] Nous renvoyons ici à l’article : « Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia Multitudinis » de Fréderic Lordon et André Orléan. Cet article est publié dans un ouvrage collectif sous la direction d’Yves Citton et Fréderic Lordon : « Spinoza et les sciences sociales. D’une économie des affects à la puissance de la multitude », Editions d’Amsterdam, Coll. « cautes ! »,2008

[12] Expression que l’on doit à François Bloch-Lainé. Voir ici son cours à l’IEP de Paris : « Le Trésor Public. Introduction générale ». Voir également, François Block-Lainé et Pierre de Voguë, Le Trésor Public et le mouvement général des fonds, PUF, 1960.

 

[13] A l’instar de ce qui existait dans les années 50/60 qui imposait aux banques des « planchers de bons du Trésor » c’est-à-dire l’achat obligatoire de bons de la dette publique.

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25 octobre 2017 3 25 /10 /octobre /2017 14:05

 

Un référendum concernant l’organisation du système monétaire sera l’an prochain organisé en Suisse. Les électeurs devront se prononcer sur l’adoption ou non du vieux principe de « monnaie pleine ». Il est curieux de constater que si nombre d’économistes étrangers débattent de la question des modalités de l’émission monétaire, aucun français – en dehors du regretté Maurice Allais-  n’aborde ce problème aujourd’hui. On trouvera ci-dessous un rappel de la question avec le concept central qui lui est associé : le « seigneuriage ».

 

Avant le seigneuriage

Sans revenir sur une très intéressante histoire de la monnaie[1], on sait que la forme primitive de celle-ci est -du point de vue des ethnologues- un instrument dont la circulation permettait de relier durablement, et probablement autoritairement, les hommes entre eux. La monnaie primitive consacrait ainsi la prééminence du tout sur les parties. Nous sommes de fait très loin des actuelles cryptomonnaies qui, à l’inverse, autorisent par le biais de la Blockchain un individualisme radical : les parties peuvent désormais oublier le tout.

On sait aussi que ces monnaies primitives vont avec le temps perdre leur statut de lien fondamental et devenir progressivement un moyen de paiement instituant la possible fin de toute réciprocité. Ce sera le cas avec le « paiement du sacrificateur » puis celui du « neuf[2] », ultérieurement encore avec les monnaies locales et les monnaies dites anonymes.

Ces dernières, parce que métalliques, deviendront progressivement les premières monnaies souveraines, par inscription symbolique du pouvoir politique sur ce qui devenait des pièces. Leur parfaite liquidité allait leur assurer une fonction réserve de la valeur toujours essentielle aujourd’hui. La frappe des monnaies issues de mines elles-mêmes politiquement contrôlées, allait devenir un monopole régalien. Désormais la « nomisma » (monnaie) devient affaire de « nomos » (la loi) qui définira  l’étalon et son « dokimon » (cours légal). C’est l’Etat qui, en imposant les règles du jeu, pourra payer ses créanciers et faire payer ses débiteurs « naturels » que sont ses sujets soumis à l’impôt.

Le seigneuriage comme enjeu de prédation

C’est à ce niveau que pourra se construire le « seigneuriage ». L’Etat naissant se fait certes créancier de ses sujets, mais il va plus loin en inventant une forme supplémentaire de prédation : Par le biais d’un jeu sur « l’aloi », il va tricher sur le contenu métallique et ainsi s’autoriser un prélèvement supplémentaire. L’histoire ultérieure sera toujours la même et aujourd’hui encore - sous des formes monétaires plus modernes- le seigneuriage se pérennise.

Simplement, il va se trouver progressivement partagé avec d’autres acteurs, notamment la finance, dans un contexte qu’il nous faut décrire. On sait que la monnaie métallique est limitée par la production minière, et qu’à ce titre elle se heurte aux besoins sans cesse croissants, de l’illimitation économique et de la thésaurisation issue de sa fonction de réserve de valeur. Il s’agit de ce qu’on appelle la « loi d’airain de la monnaie »[3] qui fait de cette dernière une denrée rare entrainant des pressions sans cesse déflationnistes. La monnaie fiduciaire est ainsi devenue progressivement un moyen de lutte contre l’implacable loi d’airain de la monnaie.

Dans ce contexte, la réalité du seigneuriage se déplace : il n’est plus simplement question de dilution (de fraude sur le contenu métallique), mais d’émettre des billets pour une valeur supérieure à la réserve de métal. Dit autrement, la réserve métallique n’est plus qu’une fraction de la masse des billets, d’où l’expression de « réserves fractionnaires ». Au-delà de quelques exemples qui furent des catastrophes historiques (Systèmes de Law puis des Assignats) ce sont plutôt les banques qui vont émettre au-delà du 100% de réserves, et ce faisant ce sont elles qui vont s’approprier -et donc privatiser- le  seigneuriage.

Cette question du seigneuriage sur la monnaie fiduciaire va se poursuivre longtemps et progressivement les Etats vont reprendre le contrôle sur la monnaie en élargissant le monopole d’émission d’une banque particulière qu’ils vont créer et qui sera désignée plus tard « banque centrale »[4].

Pour autant, le rétablissement de ce monopole ne sera pas durable et la bancarisation qui va accompagner les trente glorieuses verra le retour du seigneuriage privé. Ainsi les banques vont s’adonner à l’émission massive de monnaie scripturale. Réalité qui sera aussi celle d’une réponse aux besoins monétaires correspondant à une très forte croissance économique. Concrètement, la monnaie émise ne sera plus assise sur des dépôts, mais sur des crédits qui, eux-mêmes, vont alimenter des dépôts. Ces crédits sont donc une émission de monnaie donnant lieu à rémunération (le taux de l’intérêt), pour un coût de production nul et un coût du risque maitrisé… la différence devenant le nouveau seigneuriage privé. Aujourd’hui la masse monétaire appelée « M1 » par les spécialistes n’est plus que l’ensemble des comptes courants auxquels il faut ajouter la masse très réduite voire en voie de disparition des pièces et billets.

Ces comptes courants se développent par le biais d’une création sans retenue de monnaie nouvelle,  création résultant d’une augmentation du stock de dettes. Et puisqu’il est interdit à l’Etat de se financer auprès de sa banque centrale et de renouer avec le seigneuriage dont il pouvait bénéficier jadis, c’est le système financier qui va effectuer des crédits auprès du trésor et, à cette occasion, s’octroyer un seigneuriage d’autant plus large que le coût du risque est, jusqu’ici en matière de dette publique, proche de zéro.

C’est dans ce contexte que certains proposent la renationalisation de seigneuriage en introduisant ce qu’on appelle le « 100% monnaie » ou le principe de la « monnaie pleine ».

Le seigneuriage « resouverainisé »

Il s’agit alors d’étendre la pratique du seigneuriage jadis attribuée aux billets et aux pièces en voie de disparition, à celui de la totalité de la monnaie scripturale. De la même façon que l’émission de billets par les banques fut progressivement interdite, il s’agirait ici de reproduire le même mouvement sur la monnaie scripturale.

Concrètement, il deviendrait interdit aux banques de créer de la monnaie « à partir de rien »  (aujourd’hui simple ajout monétaire sur le compte d’un client à qui l’on octroie un crédit et qui se traduit par 2 écritures : l’une au passif et l’autre à l’actif du bilan bancaire) et de bénéficier ainsi d’un taux d’intérêt simplement justifié sur le seul risque et non sur un coût de production réel. En revanche l’émission monétaire « à partir de rien » est réservée à la seule banque centrale, émission pouvant se déployer au profit de 3 types d’agents et émission démocratiquement contrôlée :

- D’abord le Trésor lui-même, ce qui correspondrait au seigneuriage de jadis. Qu’il y ait ici un taux d’ intérêt ou pas ne change rien puisque le prix de la dette publique en cas de taux positif serait égal au profit que la banque centrale devrait reverser au Trésor. Les questions brûlantes de coût de la dette ou de son service seraient évacuées.

- Ensuite les banques elles-mêmes pourraient, par abondement de leur compte courant auprès de la banque centrale émettrice, bénéficier de monnaie créée « à partir de rien ». Ici le taux de l’intérêt demandé aux banques devient profit de la banque centrale, et profit reversé au Trésor qui voit ainsi son seigneuriage rétabli. L’ordre institutionnel que l’on croyait naturel est bouleversé : ce ne sont plus les Etats qui sont endettés vis-à-vis des banques mais les banques qui deviennent endettées vis-à-vis des Etats.

- Le cas échéant, la banque centrale peut « à partir de rien » soit créditer directement les entreprises ou les ménages, soit réaliser un profit reversé au Trésor (taux d’intérêt), soit subventionner gratuitement ces agents, et donc redistribuer le seigneuriage du Trésor au titre d’une politique publique économique ou d’une politique sociale.

Bien évidemment, le lecteur peut s’étonner de l’utilisation de l’expression « à partir de rien ». Il s’agit pourtant de ce qui se passe aujourd’hui avec les dangers que cela entraine. La politique quotidienne de la BCE, est celle d’une création monétaire « à partir de rien » et  se déroule au profit exclusif d’un système financier malade de l’économie basée sur la dette, qui produit des bilans bancaires  très alourdis d’actifs privés et publics douteux. Et c’est parce que les banques centrales peuvent produire de la monnaie « à partir de rien » que le système peut se maintenir tout en s’alourdissant. Un tel mouvement détruit l’indépendance des banques centrales qui deviennent dépendantes des banques… avec la dérive constatée, même pour les pays réputés sains.  Ainsi l’Allemagne, en longue période, voit sa masse monétaire augmenter 8 fois plus rapidement que son PIB réel.[5] On pourrait citer d’autres exemples qui, tous, aboutissent à cette prolifération gigantesque de la finance, dans un paysage de l’économie réelle, qui, elle, connait une croissance anormalement modérée.

Il est donc plus sain que le « à partir de rien » soit politiquement contrôlé par des règles du jeu qui fixent l’émission monétaire et le seigneuriage correspondant sur la base de la nouvelle richesse réelle annuellement créée. Concrètement encore, à vitesse de circulation de la monnaie inchangée, il serait possible de fixer le volume de monnaie nouvelle sur la base de la croissance prévisible. Et cette monnaie nouvelle serait autant de seigneuriage qu’il appartiendrait à l’Etat de répartir sur la base d’un contrat clair et démocratique avec sa banque centrale. De ce point de vue la politique du gouvernement algérien qui vient de décider de l’octroi par la banque centrale d’Algérie des moyens nécessaires aux charges de fonctionnement du Trésor est un « à partir de rien » contestable puisqu’il s’agit de régler le paiement programmé des salaires dans un contexte de diminution du PIB réel résultant lui- même d’un effondrement de la rente pétrolière. Ici le « à partir de rien » est directement inflationniste et correspond à un seigneuriage net égal à zéro, un peu selon le mode des périodes de guerre ou d’après-guerre.

Conséquences d’un seigneuriage « resouverainisé »

Au-delà des modifications législatives et surtout des modifications des traités que le dispositif monnaie pleine soulève, Il est bien sûr aisé de dresser une liste d’avantages :

 C’est, tout d’abord, la fin de l’exposition des Trésors aux marchés de la dette publique, avec la possibilité de limiter la pression fiscale du montant du seigneuriage, soit -pour la France- environ 40 milliards d’euros de service de la dette auquel il faudrait encore ajouter la même somme en provenance des bénéfices de la Banque centrale. C’est aussi la possibilité de choisir un dispositif d’allègement considérable des charges des entreprises par la baisse de la pression fiscale. C’est enfin la possibilité de créer le très discuté revenu de citoyenneté sans en supporter la charge budgétaire.

Bref une « combinaison de seigneuriages » jouant à la fois sur l’offre et la demande globale et donc sur une réanimation de la croissance et des perspectives positives quant au vivre ensemble.

Mais il est aussi possible d’en dresser les probables inconvénients et contournements :

Il est clair que le système financier pourra réagir à ce qui lui apparaitrait comme une insupportable mesure répressive. Alors qu’il dispose d’une matière première -la monnaie- à coût proche de zéro, désormais celle-ci devient coûteuse puisque c’est désormais à partir d’une épargne coûteuse que des prêts pourront être offerts. Ce seront les dépôts d’épargne qui feront les crédits et il n’y aura plus de crédits sans prêts. De la même façon, le marché de la dette publique disparait avec tous les avantages qui lui étaient associés en termes de sécurité et de contreparties dans les jeux financiers. Face à une telle situation on peut imaginer une possible élévation du coût de l’investissement et probablement une limitation des activités spéculatives. Les liquidités créées par la création monétaire disparaissant, la matière première de la spéculation se fera beaucoup plus rare. Le seigneuriage privé comme matière première des jeux financiers et des bulles correspondantes disparait.

Face à ce qui sera vécu comme une insupportable répression, on peut imaginer des comportements d’adaptation : délocalisation des banques, ou poursuite de l’activité sur la base d’une monnaie étrangère. On ne peut à priori pas exclure une dollarisation. Mais on peut aussi supposer une adaptation des modalités du seigneuriage, piloté par la banque centrale sous contrôle démocratique, avec des taux d’intérêt faibles pour sa partie prélevée sur le système financier.

On pourrait multiplier les scénarios de réactions issues de l’initiative « monnaie  pleine » mais il est très difficile d’imaginer toutes les conséquences possibles.

Peut-on mieux imaginer des conséquences plus globales telles, celles concernant le fonctionnement de la monnaie unique européenne ?

La monnaie pleine peut-elle solutionner la question de l’euro ?

Bien évidemment, on ne s’attardera pas sur les résistances de l’Allemagne et bien sûr la très difficile réécriture de l’article 123 du TFUE qu’il faudrait complètement renverser. Nous supposerons que cela est politiquement envisageable et accepté. On pourrait alors imaginer que le nouveau seigneuriage devienne le véhicule permettant les nécessaires transferts entre nations excédentaires et nations déficitaires. L’Allemagne trouve dans l’euro les moyens de sa prospérité[6], mais ne veut pas entendre parler des transferts vers ceux qui supportent le poids de ses excédents. Une façon de résoudre cette difficile question serait de répartir les seigneuriages calculés sur la base de la croissance potentielle sans respecter la proportionnalité des PIB des différents pays de la zone.

Concrètement, La BCE sous contrôle démocratique et sur la base d’une croissance de 2% du PIB devrait, compte tenu d’une masse monétaire M1 proche de 7000 milliards d’euros, émettre « à partir de rien » environ 140 milliards d’euros à répartir selon les PIB des divers pays. Si la répartition retenue est proportionnelle au poids de chaque pays, cela signifie que l’Allemagne en bénéficierait d’un peu plus de 40 milliards. Il faudrait alors comparer ce qui reste au bénéfice des autres pays (100 milliards) face aux besoins estimés de transferts vers le sud à partir de l’Allemagne pour assurer l’équilibre de la zone. Ces besoins sont régulièrement estimés entre 8 et 12% du PIB allemand soit entre 200 et 300 milliards d’euros. Le principe de la monnaie pleine s’avère donc insuffisant pour maintenir l’équilibre et supposerait une répartition ne respectant pas le principe de la proportionnalité alignée sur celle des PIB, mais sur un principe plus favorable au sud.

Il est très difficile d’aller plus loin, mais il semble que si l’Allemagne -en supposant son adhésion à la monnaie pleine- renonçait à son seigneuriage pour le redistribuer aux victimes de l’euro, la zone pourrait survivre dans de bien meilleures conditions. Encore faudrait-il que l’Allemagne accepte cette solution qui -sans la radicalité des transferts directs régulièrement évoqués- relève néanmoins de sa souveraineté.

La solution - très hypothétique- n’en resterait pas moins fort précaire et il faudrait que, sur de très longues années, les seigneuriages soient investis au service de l’amélioration de la compétitivité du sud. Beaucoup de conditions très difficiles à rassembler….

 

 


[1] On pourra consulter une synthèse de cette histoire, avec les références correspondantes dans : « Regard sur les banques centrales : essence, naissance, métamorphoses et avenir », Jean Claude Werrebrouck, Economie appliquée, tome LXVI, 2013,N° 3 , P 151-177.

[2] CF Michel Aglietta et André Orléan: « La violence de la monnaie », PUF , 1984.

[3] CF Jean Claude Werrebrouck : « la loi d’airain de la monnaie », Revue Médium, N° 34, 2013.

[4] On aura un aperçu intéressant de ce débat en lisant l’article de JP Domin dans le numéro XLV-137, 2007 de la Revue européenne des sciences sociales : « La question du monopole d’émission de la monnaie : le débat banque centrale contre banque libre chez les économistes français (1860-1875).

[5] CF Joseph Huber dans l’opuscule « Réforme monnaie pleine » .

[6] Le FMI lui-même reconnait que l’euro permet une sous-évaluation massive du Mark autorisant une compétitivité artificielle du pays et des surplus extérieurs déloyaux.

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3 octobre 2017 2 03 /10 /octobre /2017 13:35
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29 septembre 2017 5 29 /09 /septembre /2017 12:12

 

Nous nous sommes à plusieurs reprises penchés sur le modèle de l’Etat-Nation et son devenir. Rappelons qu’il est difficile d’évoquer les formes prises par l’Etat sans en connaitre sa nature profonde.

1 - DE L'ETAT A L'ETAT  NATION

 - Le cadre immuable de ce qu’on appelle : « Etat »

Parce qu’organisation vivante, une société repose sur les 3 principes fondamentaux de la vie : la nécessité de la maintenir durant son existence, celle de la reproduire, enfin celle de la réguler. Parce qu’il faut se maintenir en vie (autoconservation) il y a chez les humains une activité qui va correspondre à ce qu’on appelle souvent l’économie. Parce qu’il y a à organiser la reproduction de la vie il y a aussi des règles qui vont historiquement devenir des règles familiales (principe d’autoreproduction). Enfin parce qu’il y a à coordonner des activités dites économiques et familiales il existe chez les humains de véritables règles de droit et des institutions régulatrices (principe d’autorégulation).

Les hommes vivent en société, et sont individuellement tenus d’engendrer et de respecter ces principes fondamentaux. Ce faisant ils sont constructeurs d’ordre, non pas à la façon des abeilles qui ne construisent pas leur monde, mais au contraire constructeurs animés par la lueur d’une intelligence relative, d’où des variétés culturelles qui ne cessent d’évoluer voire des civilisations qui elles-mêmes parcourent un certain chemin historique… ces variétés expriment une idée simple : elles sont issues d’une interaction sociale propre à respecter les 3 principes du vivant mais ne sont pas rationnelles au sens de Descartes[1].

D’où l’idée chère à Hayek selon laquelle les ordres humains sont des constructions ni naturelles ni artificielles.

Parce que ces principes fondamentaux se déploient et se valident dans le jeu social, ils apparaissent comme les lois du moment et des lois qui dépassent chacun des individus. Acteur du monde je ne puis maitriser ce que j’ai pourtant contribué à engendrer. D’où pour chacun l’idée d’une irréductible extériorité. Et une extériorité qui est une chose commune, un bien public, une respublica.

Une extériorité particulièrement puissante fut celle de l’Etat en tant que puissance extérieure et pourtant souvent rassembleuse des lois de la vie.

Nous ne reprendrons pas ici les théories de l’Etat que l’on trouve chez les juristes historiens ou économistes. Elles sont globalement insuffisantes car souvent normatives et cherchant davantage à comprendre le comment plutôt que le pourquoi. En revanche cette extériorité « Etat » fut historiquement fille d’une autre extériorité qui est la religion. Les premiers Etats furent ainsi enkystés dans la religion. Sans détailler l’histoire de l’aventure étatique on sait aussi que cette extériorité fut captée et appropriée par des individus privés (seuls ou en groupe) que nous proposons d’appeler « entrepreneurs politiques » ou « producteurs de l’universel », et qui vont tenter de la faire fonctionner à leur profit. En ce sens les premiers Etats correspondent souvent à ce qu’on pourrait appeler un âge patrimonial où le pouvoir n’est ni vraiment économique, ni vraiment politique, ni vraiment religieux, mais l’ensemble des 3. D’une certaine façon l’Etat est entreprise privée aussi bien économique que politique voire religieuse. Et les entrepreneurs politiques ou producteurs de l’universel qui sont à sa tête sont bien des accapareurs/utilisateurs des outils de la puissance publique à des fins privées. Il s’agit là de l’invariant de toute structure étatique. Nous verrons que l’Etat de demain ne peut se comprendre qu’à l’intérieur de ce cadre immuable.

 La suite de l’aventure étatique semble assez limpide : les détenteurs privés de l’extériorité publique seront amenés à partager ce pouvoir, ce qui correspondra à un âge fait d’institutions régulatrices de plus en plus précises et affinées. Cela correspondra à l’Etat-nation avec l’apogée de ce dernier sous la forme du moment Fordien. Mais l’histoire ne s’arrêtant pas, nous entrons aujourd’hui dans un âge nouveau, avec l’émergence d’une géopolitique de l’entreprise qui fait passer cette dernière d’un statut d’objet de la stratégie des Etats à celui de sujet de la construction du monde.

Ainsi il y aurait aujourd’hui un grand renversement qu’il convient de questionner après avoir rappelé la forme Etat-Nation.

- La forme Etat-nation

On sait que cette forme fut celle traditionnellement appelée « système westphalien ». Décodé ou extirpé de son enveloppe idéologique, le système westphalien correspondait à un équilibre des forces entre entrepreneurs politiques en concurrence au sein d’un espace. Il s’agissait de créer des monopoles incontestables garantis par l’idée d’un équilibre des puissances, l’inviolabilité de la souveraineté (c’est-à-dire un principe qui consacre un monopole de prédation au profit d’entrepreneurs politiques d’un espace délimité par des frontières elles- mêmes inviolables), et bien-sûr ce droit complémentaire qui est celui de la non- ingérence.

Ce modèle officiellement né avec les traités de Westphalie (1648) allait renforcer et légitimer une dynamique déjà en cours : naissance d’un droit international, renforcement de l’idéologie d’un intérêt général par imposition de mesures d’homogénéisation des populations, désormais solidement campées et identifiées à l’intérieur de frontières par les entrepreneurs politiques locaux. La laïcité, déjà bien perçue par jean Bodin, fait parfois partie de ces mesures d’homogénéisation car il faut mettre en commun des individus aux croyances différentes[2].

A partir du système westphalien pourra se renforcer ce que les juristes appellent  la construction de l’Etat moderne : religion d’Etat, imposition d’une langue, invention d’un mythe national, imposition d’un système de mesures, d’une monnaie, d’une armée de métier, etc. Bref tout ce que les économistes fonctionnalistes appellent improprement la « construction des biens publics »[3]. Mieux, parce que désormais sédentarisés, et protégés par des frontières, les entrepreneurs politiques pourront progressivement devenir de bons gestionnaires de leur monopole, ce qu’on appelle par exemple « le mercantilisme des monarchies européennes ». Mercantilisme devenant une confirmation empirique de ce qui est pourtant l’erreur du fonctionnalisme économiciste : les entrepreneurs politiques, animés par des intérêts privés : recherche de pouvoirs réels ou symboliques, de rentes, etc. ne sont pas les guides intelligents et altruistes, voire des « héros » conduisant à un intérêt général.

Bien évidemment la stabilité est toute relative. La souveraineté est une garantie qui connait hélas une contrepartie, à savoir l’impossibilité de gérer par le droit les externalités qu’elle peut engendrer. Alors que dans un Etat, un Code Civil peut sanctionner les externalités produites par les citoyens, dans l’ordre de la souveraineté rien ne peut gérer ce type de circonstances : l’ordre westphalien ne peut mettre fin à des guerres qui seront de plus en plus des guerres entre Etats- Nations. C’est dire que l’aventure étatique n’est pas gelée dans ce système et qu’à l’inverse, les Etats pourront se déplacer, se réduire, s’agrandir, se multiplier, se diviser, etc. (300 Etats européens en 1789 et seulement 25 en 1914 ; A l’échelle planétaire 53 Etats en 1914, mais 197 en 2012).

Le monde Westphalien parce qu’accoucheur de la souveraineté peut aussi développer la démocratie et l’Etat de droit. Avec la démocratie tous pourront désormais utiliser la contrainte publique à des fins privées et dorénavant ce qui ne pourra être obtenu par les voies du marché pourra l’être par voie législative. D’où la construction d’institutions au-dessus du marché, institutions susceptibles de le réguler et de déplacer du bien-être d’un groupe d’électeurs à l’autre en fonction de résultats électoraux. En même temps cette démocratie ne peut se déployer qu’en raison de l’existence du bouclier de la frontière et de la souveraineté : aucun étranger, aucune règle ne peut s’inviter à la table de la négociation nationale. La souveraineté est ainsi la condition nécessaire du déploiement de la démocratie.

Et le débat démocratique correspond bien à ce que l’on pourrait appeler l’âge institutionnel résultant de l’évidence territoriale : les activités économiques sont inscrites dans une proximité spatiale : agriculture, industrie ; tandis que la finance est-elle-même corsetée dans une monnaie nationale qui est aussi une possible frontière. Le monde est matériel et l’impôt démocratique est maitrisable car lui aussi s’enracinant dans un monde matériel équipé de limites territoriales. Parce que l’économie se déploie dans un espace maitrisé, elle est elle-même politiquement maitrisable, d’où une politique économique faisant plus ou moins respecter les aspirations démocratiques dans le monde non démocratique de l’entreprise : conventions collectives et protection croissante du travail, montée progressive d’un Etat-providence, etc. Et donc une politique économique autorisant l’espoir d’une reconduction au pouvoir ou d’une conquête du pouvoir par les entrepreneurs politiques. Ce monde de l’Etat-Nation équipe les spécialistes en science humaines de la paire de lunettes adéquates : l’économie peut se représenter par un circuit, l’Etat est porteur d’un intérêt général, le corpus juridique est légitime et émousse les inégalités sociales, l’Histoire concrète est celle d’un progrès généralisé.

Ce monde est aujourd’hui contesté.

 - L’agonie de la forme Etat-Nation

L’économie devient moins territorialement dépendante avec le recul de l’agriculture et de l’industrie au profit des services. Le monde est moins matériel et plus abstrait et la valeur nait de plus en plus d’une mise en réseau d’autant plus facile que les coûts de transport deviennent nuls ou négligeables. La connexion ne dépend plus de la proximité et l’éloignement perd toute signification.

Cette perte de signification rend le territoire trop étroit et son espace juridique dépassé : il est possible de bénéficier de rendements d’échelle croissants que les barrières nationales viennent museler. Il existe aussi de nouvelles activités (le continent numérique) qui fonctionnent à rendement continuellement croissants et deviennent des monopoles naturels planétaires qui ne peuvent accepter les péages règlementaires, les normes nationales, les contrôles des changes, la limitation du mouvement des marchandises et des capitaux. Dans l’Etat-nation l’espace territorial était fondamental, il devient poids inutile voire franchement nuisible dans une économie où la richesse est faite de la rencontre entre des agents qui ne peuvent plus accepter l’enkystement national. Pensons par exemple aux plateformes biface, qui ne peuvent que croitre à vitesse accélérée pour survivre (scalabilité), doivent mobiliser d’énormes moyens, et doivent très vite enjamber les frontières si elles veulent avoir une chance de survivre. Pensons aussi au cloud, aux plateformes de données cliniques qui vont révolutionner la médecine, etc.

L’impôt ne peut plus être une décision souveraine et doit se faire humble : il ne peut plus assurer de transferts de solidarité puisque c’est l’organisation territoriale qui est contestée par la baisse des valeurs citoyennes au profit de valeurs mondialistes. Alors que l’Etat était un monopole, il est désormais en concurrence avec d’autres Etats et l’impôt doit devenir aussi compétitif que n’importe quel bien de consommation.

L’offre politique nationale devient ainsi de plus en plus inadaptée au « marché » et le corpus juridique lui correspondant doit être révisé : révision complète des plans de dépenses publiques avec abandon des politiques d’homogénéisation. Les biens publics classiques sont devenues inadaptés et il est nécessaire de les redéployer vers l’économie monde avec abandon de territoires au profit de métropoles riches en connexions potentielles. Il s’agit alors de participer à l’édification de biens publics mondiaux (infrastructures de la mondialisation). La loi nationale doit se faire petite et il faudra créer des Autorités Administratives indépendantes, des tribunaux privés, faire du taux de change un prix de marché, largement ouvrir les portes de ce qui est au sommet de la hiérarchie des normes (la Constitution) afin d’y déverser la réglementation européenne, etc.

 Simultanément il faut comme par le passé maintenir un ordre et une sécurité que l’on ne peut plus produire en raison de la concurrence fiscale. D’où un effondrement des dépenses militaires, en tentant de rester passager clandestin de l’ordre mondial protégé par une armée américaine elle-même aux prises avec son financeur en voie de mondialisation.

Les exemples qui permettent de saisir la démonétisation de l’Etat-Nation et de l’âge institutionnel qui lui correspondait peuvent être multipliés à l’infini. Les conséquences sont évidemment importantes.

Dès lors que les cadres explosent la représentation du monde en est bouleversée. Les entrepreneurs politiques ne peuvent plus être au sommet d’un ordre organisé homogénéisé et solidarisé. Le marché mondial n’a plus rien à voir avec le circuit économique de la nation dans lequel se forgeait la puissance et la légitimité du politique. Les politiques industrielles même celles reposant sur des accords entre Etats sont dépassés ou économiquement contestables. Les schémas nationaux de développement industriel ne permettent plus de bénéficier des économies d’échelle et les accords entre nations développent des couts organisationnels qui absorbent les rendements d’échelle ( matériels militaires, EADS, EADS de la construction navale ? ferroviaire ?)

Parce qu’il n’y a plus d’ordre organisé, il est difficile de définir un axe stratégique général de développement englobant des actions coordonnées. Même les stratégies suivistes comme celles des grandes métropoles ont quelque peine à faire croire aux effets de ruissellement attendus. Il ne reste donc plus qu’un monde fragmenté dont il est difficile de tirer des principes généraux susceptibles d’engendrer un débat national. Le seul mot d’ordre se ramène à celui de l’adaptation à des réalités que nul ne connait en profondeur et qui se ramène à la concurrence libre et non faussée. Parce qu’affaissé, l’entrepreneuriat politique se trouve ainsi aux prises avec ces nouveaux sachants que sont les lobbystes. Ces personnes bouleversent complètement le fonctionnement de la machine démocratique. Devenu courtier en informations auprès de décideurs politiques démunis, il mobilise pour sa branche professionnelle toutes les informations susceptibles de faire entendre un point de vue qu’il présente comme celui de l’intérêt général, intérêt que l’entrepreneur politique ne perçoit plus. Le monde en est renversé : l’entrepreneur politique du moment Fordien avait à sa disposition l’entreprise dont il contribuait à en dessiner les contours, actions et responsabilités. Aujourd’hui c’est l’entreprise qui décide de la construction du monde en transformant l’entrepreneur politique en simple agent de ses projets. Complet renversement du couple Principal/agent.

Fondamentalement le passage démocratique de l’aventure étatique ne permettait certainement pas de construire un intérêt général qui n’existe que dans la théologie économiciste. Il permettait toutefois l’arbitrage plus ou moins démocratique entre groupes d’intérêts clairement représentés à l’intérieur d’un ordre organisé. Cet arbitrage est aujourd’hui complètement dépassé par l’opacité des prises de décision dans un contexte d’affaissement objectif de la démocratie. En effet, parce que le nouvel ordre conteste les institutions de l’Etat-Nation, le vote démocratique ne peut plus se concevoir dans le cadre de la souveraineté. Il n’y a plus à débattre librement de choix collectifs mais à débattre dans un cadre étroit où le champ du possible est fixé par des éléments extérieurs : un résultat électoral ne peut contester les traités européens. Les décisions sont donc prises dans une certaine opacité (traités commerciaux par exemple) et s’affranchissent de la souveraineté démocratique. La politique se réduit ainsi à un marché où se détermine la valeur des intérêts en présence, espace plus que réduit car il n’y a pas de marché qui puisse fixer la valeur de l’intérêt national et délimiter l’espace de la solidarité. Jamais démocratiquement discuté les intérêts se fragmentent, tels ceux des salariés et ceux de consommateurs sans jamais qu’un principe transcendant ces conflits d’intérêts n’émerge dans les débats.

Si l’Etat-Nation est agonisant, peut-il se métamorphoser et contribuer à la naissance d’un nouvel ordre ?

 

2 - DAS LE PROLONGEMENT DE L'AGONIE : LE SCENARIO LE PLUS PROBABLE

Si la première partie du présent article a pu montrer que ce qu’on appelait Etat-Nation est devenu historiquement une structure agonisante, l’idée d’ extériorité reste un concept indépassable : quel que soit l’âge historique, l’interaction sociale humaine restera constructrice d’un ordre qui dépasse chacun des partenaires…. donc quelque chose comme un Etat… mais qui ne peut plus être un Etat….

On aurait tort d’imaginer que la forme agonisante de l’Etat dans son âge institutionnel débouche sur une construction plus vaste telle l’Union européenne voire une république mondiale.

 - L’impossible répétition de l’âge institutionnel dans un espace plus vaste

Le projet fédéraliste européen reste utopique en ce que l’Europe n’est pas un territoire comme jadis la nation pouvait en disposer. Il n’existe pas de culture européenne au sens de Régis Debray[4] et encore moins de civilisation porteuse d’un projet. A ce titre, on voit mal la possibilité d’une politique extérieure européenne reposant aussi sur un dispositif militaire intégré dont on mesure concrètement aujourd’hui son impossible accouchement[5] Il n’existe pas non plus de corps politique qui, par ailleurs, serait bien inutile… à l’âge des réseaux[6]. C’est parce que le sentiment d’appartenance à la communauté était puissant que les contraintes institutionnelles étaient naguère acceptées...parfois jusqu’au sacrifice suprême sur le « champ d’honneur » … Et c’est parce que le sentiment d’appartenance est faible que les contraintes institutionnelles de l’Europe sont rejetées. Il sera impossible de rassembler les forces économiques, politiques et militaires de ce qui faisait la puissance des Etats-Nations. Il sera donc très difficile d’utiliser le cadre national démonétisé par l’irruption du nouveau monde pour le porter au niveau européen. On ne fait pas du neuf avec du vieux[7], et on ne voit pas comment il pourrait, selon les vœux de Jürgen Habermas, y avoir transnationalisation de la démocratie

De la même façon il n’y aura pas de république universelle, un Etat mondial, car il n’existe pas de corps politique mondial. Dès lors, les manifestations de l’agonie de l’ancien pouvoir vont se prolonger.

 - La poursuite de l’agonie.

D’abord celle du droit. Dès aujourd’hui, le droit semble être de moins en moins le produit de la souveraineté d’un corps politique. Il devient progressivement un ensemble de règles, hors sol c’est-à-dire dépassant des frontières, sans autre fondement que la preuve quotidiennement administrée de son bon fonctionnement. En cela, il devient de plus en plus norme émise par les entreprises elles-mêmes dégagées des contraintes frontalières. Et personne n’en est choqué, même pas l’antique fonctionnaire… puisque la norme réduit les incertitudes, universalise l’espace et abaisse les coûts de transaction. Le « sens » est perdu mais l’« efficacité » y gagne.

Parce que la réglementation n’est plus issue du sommet de la pyramide politique, la pyramide elle-même peut s’affaisser. Parce que c’est le marché qui invente, parce qu’il y a longtemps que l’Etat ne peut plus reproduire l’intelligence du marché, l’âge relationnel est aussi celui qui, en première lecture, vient détruire les pyramides aussi bien administratives qu’entrepreneuriales.

 Le fonctionnaire, voire l’entrepreneur politique lui -même, défend moins un intérêt public et se fait davantage « ingénieur social » afin de faciliter les jeux[8]. En cela, la corruption est le produit naturel de la liaison assidue public/privé pour développer l’« efficacité ». Le prix à payer est évidemment la déconsidération des entrepreneurs politiques qui franchissent parfois le Rubicon. Mais il existe un autre prix : celui –  pour ce qui reste des survivants du corps politique-  de ne juger les entrepreneurs politiques que sur leur éthique en oubliant des jugements sur des programmes : X est honnête, Y l’est moins… et donc…. En un sens, ces électeurs survivants voient leur méfiance confirmée puisqu’il ne saurait plus y avoir de vrai programme dans un monde dépourvu de sens. Ainsi, le jeu politique n’a plus d’autre objet que celui de préserver les règles du jeu, et donc il n’y a plus à débattre de programmes mais à se soucier de l’intégrité de X comparée à celle de Y.

Mais l’entreprise pyramidale est, elle aussi, contestée et l’entreprise multinationale de l’Age institutionnel - celle qui assurait aussi le transfert des technologies à l’intérieur de strates concentriques[9] - n’a plus de raison d’être. Naguère, la puissance reposait sur la rétention d’informations et l’entreprise fordienne en épousait le principe. Le 1% des sachants pouvait dominer les autres qui se mettaient au service de la machine fordienne. De cette domination, il pouvait en résulter la contrepartie de l’Etat-providence et de l’âge institutionnel qui lui correspondait. Dans le monde relationnel, le pouvoir n’appartient plus à celui qui limite le savoir des autres, mais à celui qui se trouve capable de mobiliser le savoir de la multitude. Désormais la puissance repose sur la diffusion surabondante d’informations et non plus sur sa rétention. Bien évidemment, nous avons l’exemple d’internet qui devient la trame ubiquitaire (présente en tous lieux et à tous niveaux) de toutes les rencontres, de toutes les productions et de nombre d’innovations en « peer to peer ». Avec au final, une possible fin de la hiérarchie salariale et l’évaporation du salariat lui-même, au profit d’une force de travail devenue liquide[10]. Toutes les pyramides classiques sont grignotées et les nouvelles plateformes bifaces « avalent » les multinationales restées pyramidales[11]. Et parce que la force de travail doit devenir liquide, on comprend toute la pression que met l’entreprise sur le « ministre ingénieur social » pour qu’il adapte le vieux système éducatif, resté bien public national, produisant et reproduisant une hiérarchie des compétences moulées sur l’ancien monde.

Plus les pyramides s’aplatissent et plus l’Etat avance dans sa décomposition. Il savait depuis longtemps qu’il était trop loin du marché, mais les technologies numériques, en développant en permanence de nouveaux marchés, le disqualifient tous les jours un peu plus. Les infrastructures fondamentales deviennent privées et le téléphone portable en Afrique fait beaucoup plus que les routes construites par un Etat impécunieux. La monnaie en tant qu’utilité commune devient privée et près de 90% de sa production est le fait d’un système bancaire privé[12]. Les innovations dites d’usage ne peuvent plus être impulsées par un Etat trop centralisé. C’est dire que le principe actif de la plupart des transformations du monde se trouve très éloigné de lui. Il n’est plus impulseur des technologies qui n’ont pas besoin de lui pour continuellement s’auto-accroître. Les exemples peuvent être multipliés à l’infini.

La décomposition produit aussi des effets à priori positifs et les guerres mobiliseront moins que par le passé : le risque de guerre était davantage l’apanage des Etats fonctionnant sur des bases territoriales qu’il convenait de défendre. Simultanément l’extraordinaire complexité de l’âge relationnel génère spontanément de la transparence et de la sécurité que, jusqu’ici, l’Etat était seul à organiser : les structures étatiques se décomposent, mais une nouvelle régulation se met en place avec les, encore balbutiantes, cryptomonnaies ou les promesses de la blockchain censées sécuriser tous les échanges sans passer par des tiers dont certains étaient jusqu’ici représentants de l’Etat (notaires). La blockchain permettrait ainsi de faire société sans passer par un Etat. En particulier il n’y aurait plus besoin de l’Etat pour disposer de ce bien commun qu’est la monnaie[13].

L’extériorité est aussi contestée du côté religieux et la fin des pyramides est aussi celle d’un Dieu lointain et inaccessible en même temps que craint. Le monde plat devient ainsi celui où selon le mot de Michel Onfray Dieu devient un « copain ». Pour autant, il existe un grand nombre d’acteurs qui peuvent entrer en résistance, en particulier ceux qui restent dominés socialement et symboliquement dans un monde certes « fonctionnel » mais dépourvu de sens. Ceux- là recherchent la proximité d’une communauté homogène. Nous avons là le possible islamisme qui, de fait, n’a rien de vraiment politique et conteste aussi l’Etat avec ce droit sans Etat qu’est la Charia.

Pour autant la décomposition est loin d’être universelle, il existe de nombreuses interrogations et les effets pervers de l’âge relationnel ne laisseront pas se transformer le monde en empire marchand dépourvu de centre(s).

- Les forces de recomposition d’un Etat nouveau.

Tout d’abord cet âge relationnel ne se met pas en place partout avec la même intensité. Il est clair qu’au beau milieu de ce monde nouveau, il existe des espaces d’édification ou de reconstruction d’Etat-Nations. L’actuelle désagrégation de vieux Etats est souvent ambiguë : on veut échapper à des pyramides pour en reproduire d’autres plus petites. Tel est le cas d’anciens Etats européens comme l’Espagne ou la Grande -Bretagne. Mais il existe aussi des espaces de construction d’Etats-nations en Asie où la notion de frontière devient aussi fondamentale que dans l’ancien monde westphalien. C’est le cas de tous les pays qui connaissent une frontière terrestre ou maritime avec la Chine. Globalement c’est aussi le cas des anciennes constructions post-coloniales qui ne peuvent plus accepter les frontières imposées par l’Occident et se recomposent en Etats ou quasi-Etats plus petits.

Les relations asymétriques extrêmes qui se développent dans ce nouveau monde ne peuvent qu’entrainer des réactions de rigidification autour de principes d’identité ou de solidarité interne. Les Etats-Unis vont-ils accepter leur liquéfaction dans la mondialisation ? Les inégalités extrêmes -probablement jamais connues dans l’histoire de l’humanité- qui se développent avec l’abandon de l’âge institutionnel, vont-elles être durablement acceptées[14] ? les Etats européens devenus forts impécunieux vont -ils laisser le prétendu Etat du Luxembourg profiter de ses activités prédatrices sans mobiliser les restes de leur antique souveraineté ? Ce qui reste de la France va-t-il laisser en place une monnaie unique qui ne fonctionne qu’au seul service des entreprises exportatrices allemandes[15] ? La prochaine crise financière pourra-t-elle encore être régulée à l’ancienne comme en 2008 sans révoltes [16]? Il est difficile de répondre à ces questions et on pourrait imaginer toute une série d’adaptations régressives avec l’effondrement des Etats et un monde sans véritable extériorité, dominé par quelques individus fixant toutes les règles du jeu surplombant un océan de misère.

Pour autant ces adaptations régressives ne sont pas évidentes car certaines d’entre-elles seraient logiquement précédés d’un possible effondrement civilisationnel[17] qui obligerait les entrepreneurs politiques à utiliser massivement, et sans retenue, les outils de la contrainte publique pour se sauver eux-mêmes et sauver le vivre ensemble.

C’est évidemment le cas de la crise financière précédemment évoquée, qui, de par ses effets de contagion, amènerait les entrepreneurs politique à déclarer un état d’exception. Parce qu’ici la panique entrainerait la disparition de tous les moyens de paiement, et donc de tout ordre social, il est clair que les présentes règles du jeu monétaire et financier seraient brutalement mises au rebut. Parce que la panique est anéantissement de toute forme d’ordre, les entrepreneurs politique se trouveront dans l’obligation d’en refonder un, en abandonnant brutalement les règles du jeu ancien : réquisition de la banque centrale et de la totalité du système bancaire avec alimentation de tous les guichets donnant accès à la monnaie centrale sans limite. Et cette brutalité serait d’autant plus grande qu’en son absence la résilience serait d’un seul coup anéantie. C’est qu’il faut comprendre que le désastre de la seconde guerre mondiale permettait encore de manger en raison d’une autosuffisance alimentaire locale, tandis qu’aujourd’hui le désastre financier entrainerait dès les premières heures la radicale impossibilité d’accéder à la nourriture.

Mais il existe d’autres causes évidentes et profondes à l’origine d’une possible reconstruction. La primauté généralisée du marché sur la loi assure l’explosion sans limite des activités économiques. Nombre de start-up sont le symbole de cette explosion sans limite. En retour, cette explosion pose la question de la destruction de l’environnement -tissus social compris-  qui lui est attaché. D’où l’idée d’externalités négatives croissantes générées par la croissance constante des processus de production. Face aux dégradations qui s’en suivent, une prise de conscience émerge progressivement. La COP21, déjà contredite par le simple fonctionnement des traités commerciaux, est une étape dans ce processus de prise de conscience et aussi une première étape dans la réaffirmation de l’ascendant de la loi sur le marché. La peur est distincte de la panique : la première met en exergue la raison quand la seconde l’engloutit. Il est donc possible que les évènements climatiques accompagnés de l’ensemble de leurs conséquences humaines (délitement des sociétés, réapparition des famines, migration, violences diverses, etc.) débouchent sur un certain réarmement des Etats qui, face aux difficultés planétaires, envisagent une régulation elle-même planétaire. Et de fait cette activité de contrôle de l’environnement ferait passer d’un modèle de concurrence catastrophique à un modèle de coopération. On peut donc imaginer que si les « Lumières » avaient engendré le progrès, le nouveau monde, plus modestement, sera accoucheur d’un souci de résilience généralisée.

Sur un plan théorique, on peut imaginer que face à la peur commune, par exemple d’évènements climatiques de grande envergure, il y aura, dans chaque Etat, prise de conscience et exigences nouvelles dans le sens d’une réanimation des Etats et de leurs entrepreneurs politiques. Et parce que la peur est la prise de conscience très rationnelle d’un nécessaire basculement, on peut imaginer une négociation beaucoup plus aisée que celle imaginée par Rawls dans sa « Théorie de la Justice »[18]. Nous avions montré dans un article ancien[19]  que le raisonnement rawlsien ne pouvait pas accoucher du fédéralisme, en particulier européen. Mais dans un climat de peur les choses deviennent plus simples : la négociation ne se fait plus « sous voile d’ignorance » et les entrepreneurs politiques ont les mêmes intérêts que les citoyens : la survie est celle du groupe qui redevient corps politique. Le résultat de la négociation à l’échelle mondiale est probablement celui d’interdire les externalités négatives produites par les activités économiques et sociales de chacun des partenaires. Cela passe par le retour vers des activités plus autocentrées et un accord international concernant le contrôle de ces activités. L’ordre de la mondialisation mondialiste est abandonné au profit d’un accord entre nations.

Il est évidemment difficile d’aller plus loin, tant les choses sont infiniment complexes et nous ne savons pas quelle sera l’architecture générale de cette nouvelle aventure étatique. Notons toutefois qu’il ne s’agira probablement pas d’un retour à la souveraineté à l’ancienne. Les Constitutions de l’âge institutionnel n’incorporaient pas l’idée d’externalité négative. Celles de demain devront l’incorporer. La souveraineté sera limitée par la prise de conscience du danger et de ses solutions contraignantes. En revanche, à l’intérieur de ces espaces désormais pourvus d’un projet, la démocratie pourrait y renaitre, non plus comme démocratie encadrée et limitée comme dans le cas des traités européens aujourd’hui, mais comme exercice de la liberté sous contrainte des règles de la survie de l’humanité. Démocratie non plus limitée par des choix organisationnels spécifiques mais par l’universel du droit à la vie de l’humanité toute entière.

Arrivé au terme de cet aventureux raisonnement, l’Europe n’apparait plus que sous la forme d’un scénario, sans issue, décalé, et hors du temps : dépassé par l’agonie des Etats et dépassé par manque d’ambition face aux défis de demain.

                                                                                                

 

[1] Nous rejoignons ici Hayek.

[2] Jean Bodin voit clairement ce principe de laïcité dans un texte resté longtemps manuscrit : « Colloquium heptaplomeres » (1593).

[3]  CF Alesina A, E. Spolaore,« The size of Nations »,Cambridge,The MIT Press, 2003 ; JM Siröen ,“Globalisation et Gouvernance; une approche par les biens publics », dans  « Crise de de l’Etat, Revanche des Sociétés ». Montréal, Athéna Editions, 2006).

[4] Cf son dernier ouvrage : « le nouveau pouvoir », Editions du cerf, 2017.

[5] Cf à ce propos l’ouvrage de André Dumoulin et  Nicolas Gros-Verheyde : « La politique européenne de sécurité et défense commune, Editions du Villard,2017. En particulier on pourra se reporter sur le chapitre consacré aux « onze mythes qui minent la défense européenne ».

[6] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217.html. Dans le même ordre d’idées les espoirs de certains auteurs (cf l’ouvrage de stephane Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacreste, et Antoine Vauchez ; « Pour un traité de démocratisation de l’Europe », Seuil, 2017, ne peuvent vaincre les arguments de Rawls concernant l’impossible négociation sous voile d’ignorance.

[7] Nous rejoignons ici Régis Debray :« L’uniformisation techno-économique a provoqué en contrecoup une formidable fragmentation politico-culturelle du monde, où chaque peuple se raccorde à ses racines pour se redonner une appartenance et qui retrouve ses racines, notamment religieuses, a toutes les chances de retrouver ses vieux ennemis. On peut le regretter mais ce phénomène, la post-modernité archaïque, couvre les cinq continents. C’est en quoi l’idée d’un monde réconcilié est parfaitement utopique, tout comme celle des Etats-Unis d’Europe. Au point qu’on peut se demander si notre marche actuelle vers un Etat nation transformé en holding et des responsables en managers ne revient pas à prendre l’air du temps à rebours ou l’autoroute à contresens » Le Figaro du 19 septembre 2017.

[8] C’est peut-être le cas des sénateurs globe-trotteurs français dont certains voyages payés par des entreprises semblent devenir du lobbying. Ainsi 91 sénateurs ont bénéficié de voyages entre octobre 2016 et septembre 2017. Pour certains d’entre-eux il y eu au cours de la même période 20 voyages dont plusieurs forts lointains.

[9] C’était le point de vue de Raymond Vernon repris par JJ  Servan-Schreiber dans un fameux best-seller : « Le défi américain » en 1967 au beau milieu du monde Fordien.

[10] Ce qui devient le cas avec les ruptures numériques des relations de travail : il suffit d’interdire brutalement l’accès à une application sur une plateforme….pour qu’un coursier à vélo se voit privé de tout lien professionnel et des revenus qui s’y attachent…En dehors de  cas extrêmes on peut néanmoins penser  à une forte flexibilisation des rapports de travail avec selon le mot d’Alain Supiot  une « autoréglementation unilatérale de l’employeur ».

[11] D’où les « Dead malls » c’est-à-dire les zones commerciales classiques détruites par la numérisation du monde.

[12] Et il sera sans doute difficile d’en revenir à Irving Fisher ou Maurice Allais.

[13] La Blockchain est une innovation majeure puisqu’elle généralise le peer to peer et fait - à priori- disparaitre tous les tiers ou opérateurs centraux. Ainsi chaque acteur participe à la construction de la totalité, mais cette dernière ne surplombe plus les acteurs. Il n’y a plus d’extériorité….comme si la société pouvait fonctionner sans Etat….au surplus en connaissant un effondrement des coûts de transaction le tout générant de nouveaux espaces de marché. La théorie économique voyait jusqu’ici l’Etat comme possible remède à des marchés défaillants… elle renverse ici les conclusions : il faut tuer l’Etat pour permettre l’épanouissement de nouveaux marchés. Ce que concrètement les sociétés d’assurances testent aujourd’hui en testant l’usage de la blockchain. Ce que testent aussi les crypto-monnaies qui furent à l’origine de la blockchain.

 

[14] Nous renvoyons ici à d’innombrables travaux dont les plus spectaculaires sont ceux du Think-Tank  OXFAM qui annonce que si en 2015 il y avait 62 personnes dont le patrimoine cumulé était supérieur à la moitié de l’humanité la plus pauvre de la planète, elles ne sont plus que 8 en 2016. Avec la perspective de voir d’ici quelques années une personne disposant de l’équivalent de la moitié du PIB de la France….

[15] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-ordo-liberalisme-sera-plus-efficace-que-la-wehrmacht-pour-ecraser-la-france.html

[16] On pourra ici consulter de très nombreuses publications dont celle de Jean-Michel Naulot : « Eviter l’effondrement », Seuil, 2017.

[17] Sur ces questions on pourra consulter de nombreux ouvrages traitant de la collapsologie : « Comment tout peut s’effondrer », Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil,2015 ; « l’Hydre mondiale », François Morin, Lux,2015 ; « Les 5 stades de l’effondrement », Dimitri Orlov,  Le retour aux sources, 2016. On pourra aussi consulter le site «https://postjorion.wordpress.com  » d’André Jacques Holbecq.

[18] D’abord publié en anglais en 1971 il faudra attendre la traduction de Catherine Audiard qui sera publiée au Seuil en 1987.

[19] Cf  : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217

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20 septembre 2017 3 20 /09 /septembre /2017 07:34

 

La première partie du présent article a pu montrer que ce qu’on appelait Etat-Nation est devenu historiquement une structure agonisante. Pour autant, ce qu’on appelait extériorité est indépassable : quel que soit l’âge historique, l’interaction sociale humaine restera constructrice d’un ordre qui dépasse chacun des partenaires…. donc quelque chose comme un Etat… mais qui ne peut plus être un Etat….

On aurait tort d’imaginer que la forme agonisante de l’Etat dans son âge institutionnel débouche sur une construction plus vaste telle l’Union européenne voire une république mondiale.

L’impossible répétition de l’âge institutionnel dans un espace plus vaste

Le projet fédéraliste européen reste utopique en ce que l’Europe n’est pas un territoire comme jadis la nation pouvait en disposer. Il n’existe pas de culture européenne au sens de Régis Debray[1] et encore moins de civilisation porteuse d’un projet. A ce titre, on voit mal la possibilité d’une politique extérieure européenne reposant aussi sur un dispositif militaire intégré dont on mesure concrètement aujourd’hui son impossible accouchement[2] Il n’existe pas non plus de corps politique qui, par ailleurs, serait bien inutile… à l’âge des réseaux[3]. C’est parce que le sentiment d’appartenance à la communauté était puissant que les contraintes institutionnelles étaient naguère acceptées...parfois jusqu’au sacrifice suprême sur le « champ d’honneur» … Et c’est parce que le sentiment d’appartenance est faible que les contraintes institutionnelles de l’Europe sont rejetées. Il sera impossible de rassembler les forces économiques, politiques et militaires de ce qui faisait la puissance des Etats-Nations. Il sera donc très difficile d’utiliser le cadre national démonétisé par l’irruption du nouveau monde pour le porter au niveau européen. On ne fait pas du neuf avec du vieux.

De la même façon il n’y aura pas de république universelle, un Etat mondial, car il n’existe pas de corps politique mondial. Dès lors, les manifestations de l’agonie de l’ancien pouvoir vont se prolonger.

La poursuite de l’agonie.

D’abord celle du droit. Dès aujourd’hui, le droit semble être de moins en moins le produit de la souveraineté d’un corps politique. Il devient progressivement un ensemble de règles, hors sol c’est-à-dire dépassant des frontières, sans autre fondement que la preuve quotidiennement administrée de son bon fonctionnement. En cela, il devient de plus en plus norme émise par les entreprises elles-mêmes dégagées des contraintes frontalières. Et personne n’en est choqué, même pas l’antique fonctionnaire… puisque la norme réduit les incertitudes, universalise l’espace et abaisse les coûts de transaction. Le sens est perdu mais l’ « efficacité » y gagne.

Parce que la réglementation n’est plus issue du sommet de la pyramide politique, la pyramide elle-même peut s’affaisser. Parce que c’est le marché qui invente, parce qu’il y a longtemps que l’Etat ne peut plus reproduire l’intelligence du marché, l’âge relationnel est aussi celui qui, en première lecture, vient détruire les pyramides aussi bien administratives qu’entrepreneuriales.

 Le fonctionnaire défend moins un intérêt public et se fait davantage « ingénieur social » afin de faciliter les jeux. En cela, la corruption est le produit naturel de la liaison assidue public/privé pour développer l’ « efficacité ». Le prix à payer est évidemment la déconsidération des entrepreneurs politiques qui franchissent parfois le Rubicon. Mais il existe un autre prix : celui –  pour ce qui reste des survivants du corps politique-  de ne juger les entrepreneurs politiques que sur leur éthique en oubliant des jugements sur des programmes : X est honnête, Y l’est moins… et donc…. En un sens, ces électeurs survivants voient leur méfiance confirmée puisqu’il ne saurait plus y avoir de vrai programme dans un monde dépourvu de sens. Ainsi, le jeu politique n’a plus d’autre objet que celui de préserver les règles du jeu, et donc il n’y a plus à débattre de programmes mais à se soucier de l’intégrité de X comparée à celle de Y.

Mais l’entreprise pyramidale est, elle aussi, contestée et l’entreprise multinationale de l’Age institutionnel - celle qui assurait aussi le transfert des technologies à l’intérieur de strates concentriques[4] - n’a plus de raison d’être. Naguère, la puissance reposait sur la rétention d’informations et l’entreprise fordienne en épousait le principe. Le 1% des sachants pouvait dominer les autres qui se mettaient au service de la machine fordienne. De cette domination, il pouvait en résulter la contrepartie de l’Etat-providence et de l’âge institutionnel qui lui correspondait. Dans le monde relationnel, le pouvoir n’appartient plus à celui qui limite le savoir des autres, mais à celui qui se trouve capable de mobiliser le savoir de la multitude. Désormais la puissance repose sur la diffusion surabondante d’informations et non plus sur sa rétention. Bien évidemment, nous avons l’exemple d’internet qui devient la trame ubiquitaire (présente en tous lieux et à tous niveaux) de toutes les rencontres, de toutes les productions et de nombre d’innovations en « peer to peer ». Avec au final, une possible fin de la hiérarchie salariale et l’évaporation du salariat lui-même, au profit d’une force de travail devenue liquide[5]. Toutes les pyramides classiques sont grignotées et les nouvelles plateformes bifaces « avalent » les multinationales restées pyramidales[6]. Et parce que la force de travail doit devenir liquide, on comprend toute la pression que met l’entreprise sur le « ministre ingénieur social » pour qu’il adapte le vieux système éducatif, resté bien public national, produisant et reproduisant une hiérarchie des compétences moulées sur l’ancien monde.

Plus les pyramides s’aplatissent et plus l’Etat avance dans sa décomposition. Il savait depuis longtemps qu’il était trop loin du marché, mais les technologies numériques, en développant en permanence de nouveaux marchés, le disqualifient tous les jours un peu plus. Les infrastructures fondamentales deviennent privées et le téléphone portable en Afrique fait beaucoup plus que les routes construites par un Etat impécunieux. Les innovations dites d’usage ne peuvent plus être impulsées par un Etat trop centralisé. C’est dire que le principe actif de la plupart des transformations du monde se trouve très éloigné de lui. Il n’est plus impulseur des technologies qui n’ont pas besoin de lui pour continuellement s’auto-accroître. Les exemples peuvent être multipliés à l’infini.

La décomposition produit aussi des effets à priori positifs et les guerres mobiliseront moins que par le passé : le risque de guerre était davantage l’apanage des Etats fonctionnant sur des bases territoriales qu’il convenait de défendre. Simultanément l’extraordinaire complexité de l’âge relationnel génère spontanément de la transparence et de la sécurité que, jusqu’ici, l’Etat était seul à organiser : les structures étatiques se décomposent, mais une nouvelle régulation se met en place avec les, encore balbutiantes, cryptomonnaies ou les promesses de la blockchain censées sécuriser tous les échanges sans passer par des tiers dont certains étaient jusqu’ici représentants de l’Etat (notaires). La blockchain permettrait ainsi de faire société sans passer par un Etat. En particulier il n’y aurait plus besoin de l’Etat pour disposer de ce bien commun qu’est la monnaie[7].

L’extériorité est aussi contestée du côté religieux et la fin des pyramides est aussi celle d’un Dieu lointain et inaccessible en même temps que craint. Le monde plat devient ainsi celui où selon le mot de Michel Onfray dieu devient un « copain ». Pour autant, il existe un grand nombre d’acteurs qui peuvent entrer en résistance, en particulier ceux qui restent dominés socialement et symboliquement dans un monde « fonctionnel » mais dépourvu de sens. Ceux- là recherchent la proximité d’une communauté homogène. Nous avons là le possible islamisme qui, de fait, n’a rien de vraiment politique et conteste aussi l’Etat avec ce droit sans Etat qu’est la charia.

Pour autant la décomposition est loin d’être universelle, il existe de nombreuses interrogations et les effets pervers de l’âge relationnel ne laisseront pas se transformer le monde en empire marchand dépourvu de centre(s).

Les forces de recomposition d’un Etat nouveau.

Tout d’abord cet âge relationnel ne se met pas en place partout avec la même intensité. Il est clair qu’au beau milieu de ce monde nouveau, il existe des espaces d’édification ou de reconstruction d’Etat-Nations. L’actuelle désagrégation de vieux Etats est souvent ambiguë : on veut échapper à des pyramides pour en reproduire d’autres plus petites. Tel est le cas d’anciens Etats européens comme l’Espagne ou la Grande -Bretagne. Mais il existe aussi des espaces de construction d’Etats-nations en Asie où la notion de frontière devient aussi fondamentale que dans l’ancien monde westphalien. C’est le cas de tous les pays qui connaissent une frontière terrestre ou maritime avec la Chine. Globalement c’est aussi le cas des anciennes constructions post-coloniales qui ne peuvent plus accepter les frontières imposées par l’Occident et se recomposent en Etats ou quasi-Etats plus petits.

Les relations asymétriques extrêmes qui se développent dans ce nouveau monde ne peuvent qu’entrainer des réactions de rigidification autour de principes d’identité ou de solidarité interne. Les Etats-Unis vont-ils accepter leur liquéfaction dans la mondialisation ? Les inégalités extrêmes -probablement jamais connues dans l’histoire de l’humanité- qui se développent avec l’abandon de l’âge institutionnel, vont-elles être durablement acceptées[8] ? les Etats européens devenus forts impécunieux vont -ils laisser le prétendu Etat du Luxembourg profiter de ses activités prédatrices sans mobiliser les restes de leur antique souveraineté ? Ce qui reste de la France va-t-il laisser en place une monnaie unique qui ne fonctionne qu’au seul service des entreprises exportatrices allemandes[9] ? La prochaine crise financière pourra-t-elle encore être régulée à l’ancienne comme en 2008 sans révoltes [10]? Il est difficile de répondre à ces questions et on pourrait imaginer toute une série d’adaptations régressives avec l’effondrement des Etats et un monde sans véritable extériorité, dominé par quelques individus fixant toutes les règles du jeu surplombant un océan de misère.

Mais il existe des causes évidentes et profondes à l’origine d’une possible reconstruction. La primauté généralisée du marché sur la loi assure l’explosion sans limite des activités économiques. Nombre de start-up sont le symbole de cette explosion sans limite. En retour, cette explosion pose la question de la destruction de l’environnement -tissus social compris-  qui lui est attaché. D’où l’idée d’externalités négatives croissantes générées par la croissance constante des processus de production. Face aux dégradations qui s’en suivent, une prise de conscience émerge progressivement. La COP21, déjà contredite par le simple fonctionnement des traités commerciaux, est une étape dans ce processus de prise de conscience et aussi une première étape dans la réaffirmation de l’ascendant de la loi sur le marché. La peur est distincte de la panique : la première met en exergue la raison quand la seconde l’engloutit. Il est donc possible que les évènements climatiques accompagnés de l’ensemble de leurs conséquences humaines (délitement des sociétés, réapparition des famines, migration, violences diverses, etc.) débouchent sur un certain réarmement des Etats qui, face aux difficultés planétaires, envisagent une régulation elle-même planétaire. Et de fait cette activité de contrôle de l’environnement ferait passer d’un modèle de concurrence catastrophique à un modèle de coopération. On peut donc imaginer que si les « Lumières » avaient engendré le progrès, le nouveau monde, plus modestement, sera accoucheur d’un souci de résilience généralisée.

Sur un plan théorique, on peut imaginer que face à la peur commune, par exemple d’évènements climatiques de grande envergure, il y aura, dans chaque Etat, prise de conscience et exigences nouvelles dans le sens d’une réanimation des Etats et de leurs entrepreneurs politiques. Et parce que la peur est la prise de conscience très rationnelle d’un nécessaire basculement, on peut imaginer une négociation beaucoup plus aisée que celle imaginée par Rawls dans sa « Théorie de la Justice »[11]. Nous avions montré dans un article ancien[12]  que le raisonnement rawlsien ne pouvait pas accoucher du fédéralisme, en particulier européen. Mais dans un climat de peur les choses deviennent plus simples : la négociation ne se fait plus « sous voile d’ignorance » et les entrepreneurs politiques ont les mêmes intérêts que les citoyens : la survie est celle du groupe qui redevient corps politique. Le résultat de la négociation à l’échelle mondiale est probablement celui d’interdire les externalités négatives produites par les activités économiques et sociales de chacun des partenaires. Cela passe par le retour vers des activités plus autocentrées et un accord international concernant le contrôle de ces activités. L’ordre de la mondialisation mondialiste est abandonné au profit d’un accord entre nations.

Il est évidemment difficile d’aller plus loin, tant les choses sont infiniment complexes et nous ne savons pas quelle sera l’architecture générale de cette nouvelle aventure étatique. Notons toutefois qu’il ne s’agira probablement pas d’un retour à la souveraineté à l’ancienne. Les Constitutions de l’âge institutionnel n’incorporaient pas l’idée d’externalité négative. Celles de demain devront l’incorporer. La souveraineté sera limitée par la prise de conscience du danger et de ses solutions contraignantes. En revanche, à l’intérieur de ces espaces désormais pourvus d’un projet, la démocratie pourrait y renaitre, non plus comme démocratie encadrée et limitée comme dans le cas des traités européens aujourd’hui, mais comme exercice de la liberté sous contrainte des règles de la survie de l’humanité. Démocratie non plus limitée par des choix organisationnels spécifiques mais par l’universel du droit à la vie de l’humanité toute entière.

 

[1] Cf son dernier ouvrage : « le nouveau pouvoir », Editions du cerf, 2017.

[2] Cf à ce propos l’ouvrage de André Dumoulin et  Nicolas Gros-Verheyde : « La politique européenne de sécurité et défense commune, Editions du Villard,2017. En particulier on pourra se reporter sur le chapitre consacré aux « onze mythes qui minent la défense européenne ».

[3] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217.html

[4] C’était le point de vue de Raymond Vernon repris par JJ  Servan-Schreiber dans un fameux best-seller : « Le défi américain » en 1967 au beau milieu du monde Fordien.

[5] Ce qui devient le cas avec les ruptures numériques des relations de travail : il suffit d’interdire brutalement l’accès à une application sur une plateforme….pour qu’un coursier à vélo se voit privé de tout lien professionnel et des revenus qui s’y attachent…

[6] D’où les « Dead malls » c’est-à-dire les zones commerciales classiques détruites par la numérisation du monde.

[7] La Blockchain est une innovation majeure puisqu’elle généralise le peer to peer et fait - à priori- disparaitre tous les tiers ou opérateurs centraux. Ainsi chaque acteur participe à la construction de la totalité, mais cette dernière ne surplombe plus les acteurs. Il n’y a plus d’extériorité….comme si la société pouvait fonctionner sans Etat….au surplus en connaissant un effondrement des coûts de transaction le tout générant de nouveaux espaces de marché. La théorie économique voyait jusqu’ici l’Etat comme possible remède à des marchés défaillants… elle renverse ici les conclusions : il faut tuer l’Etat pour permettre l’épanouissement de nouveaux marchés. Ce que concrètement les sociétés d’assurances testent aujourd’hui en testant l’usage de la blockchain. Ce que testent aussi les crypto-monnaies qui furent à l’origine de la blockchain.

 

[8] Nous renvoyons ici à d’innombrables travaux dont les plus spectaculaires sont ceux du Think-Tank  OXFAM qui annonce que si en 2015 il y avait 62 personnes dont le patrimoine cumulé était supérieur à la moitié de l’humanité la plus pauvre de la planète, elles ne sont plus que 8 en 2016. Avec la perspective de voir d’ici quelques années une personne disposant de l’équivalent de la moitié du PIB de la France….

[9] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-ordo-liberalisme-sera-plus-efficace-que-la-wehrmacht-pour-ecraser-la-france.html

[10] On pourra ici consulter de très nombreuses publications dont celle de Jean-Michel Naulot : « Eviter l’effondrement », Seuil, 2017.

[11] D’abord publié en anglais en 1971 il faudra attendre la traduction de Catherine Audiard qui sera publiée au Seuil en 1987.

[12] Cf  : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217.html

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14 septembre 2017 4 14 /09 /septembre /2017 06:41

 

Nous nous sommes, à plusieurs reprises, penchés sur le modèle de l’Etat-Nation et son devenir. Rappelons qu’il est difficile d’évoquer les formes prises par l’Etat sans en connaître sa nature profonde.

Le cadre immuable de ce qu’on appelle : « L'Etat »

Parce qu’organisation vivante, une société repose sur les 3 principes fondamentaux de la vie : la nécessité de la maintenir durant son existence, celle de la reproduire, enfin celle de la réguler. Parce qu’il faut se maintenir en vie (auto-conservation) il y a chez les humains une activité qui va correspondre à ce qu’on appelle souvent l’économie. Parce qu’il y a à organiser la reproduction de la vie, il y a aussi des règles qui vont historiquement devenir des règles familiales (principe d’auto-reproduction). Enfin, parce qu’il y a à coordonner des activités dites économiques et familiales, il existe chez les humains de véritables règles de droit et des institutions régulatrices (principe d’auto-régulation).

Les hommes vivent en société et sont individuellement tenus d’engendrer et de respecter ces principes fondamentaux. Ce faisant, ils sont constructeurs d’ordre, non pas à la façon des abeilles qui ne construisent par leur monde, mais au contraire constructeurs animés par la lueur d’une intelligence relative, d’où des variétés culturelles qui ne cessent d’évoluer voire des civilisations qui elles-mêmes parcourent un certain chemin historique… Ces variétés expriment une idée simple : elles sont issues d’une interaction sociale propre à respecter les 3 principes du vivant mais ne sont pas rationnelles au sens de Descartes[1].

D’où l’idée chère à Hayek selon laquelle les ordres humains sont des constructions ni naturelles ni artificielles.

Parce que ces principes fondamentaux se déploient et se valident dans le jeu social, ils apparaissent comme les lois du moment et des lois qui dépassent chacun des individus. Acteur du monde, je ne puis maitriser ce que j’ai pourtant contribué à engendrer. D’où pour chacun l’idée d’une irréductible "extériorité".

Une extériorité particulièrement puissante fut celle de l’Etat en tant que puissance extérieure et pourtant souvent rassembleuse des lois de la vie.

Nous ne reprendrons pas ici les théories de l’Etat que l’on trouve chez les juristes, historiens, ou économistes. Elles sont globalement insuffisantes car souvent normatives et cherchant davantage à comprendre le comment plutôt que le pourquoi. En revanche, cette extériorité "Etat" fut historiquement fille d’une autre extériorité qui est la religion. Les premiers Etats furent ainsi enkystés dans la religion. Sans détailler l’histoire de l’aventure étatique, on sait aussi que cette extériorité fut captée et appropriée par des individus privés (seuls ou en groupe) que nous proposons d’appeler entrepreneurs politiques ou « producteurs de l’universel » et qui vont tenter de la faire fonctionner à leur profit. En ce sens, les premiers Etats correspondent souvent à ce qu’on pourrait appeler un âge patrimonial où le pouvoir n’est ni vraiment économique, ni vraiment politique, ni vraiment religieux, mais l’ensemble des 3. D’une certaine façon, l’Etat est entreprise privée aussi bien économique que politique voire religieuse. Et les entrepreneurs politiques ou producteurs de l’universel qui sont à sa tête sont bien des accapareurs/utilisateurs de la contrainte publique à des fins privées. Il s’agit là de l’invariant de toute structure étatique. Nous verrons que l’Etat de demain ne peut se comprendre qu’à l’intérieur de ce cadre immuable.

 La suite de l’aventure étatique semble assez limpide : les détenteurs privés de l’extériorité publique seront amenés à partager ce pouvoir, ce qui correspondra à un âge fait d’institutions régulatrices de plus en plus précises et affinées. Cela correspondra à l’Etat-nation avec l’apogée de ce dernier sous la forme du moment Fordien. Mais l’histoire ne s’arrêtant pas, nous entrons aujourd’hui dans un âge nouveau, avec l’émergence d’une géopolitique de l’entreprise qui fait passer cette dernière d’un statut d’objet de la stratégie des Etats à celui de sujet de la construction du monde.

Ainsi il y aurait aujourd’hui un grand renversement qu’il convient de questionner après avoir rappelé la forme Etat-Nation.

La forme Etat-nation

On sait que cette forme fut celle traditionnellement appelée système westphalien. Décodé ou extirpé de son enveloppe idéologique, le système westphalien correspondait à un équilibre des forces entre entrepreneurs politiques en concurrence au sein d’un espace. Il s’agissait de créer des monopoles incontestables garantis par l’idée d’un équilibre des puissances, l’inviolabilité de la souveraineté (c’est-à-dire un principe qui consacre un monopole de prédation au profit d’entrepreneurs politiques d’un espace délimité par des frontières elles- mêmes inviolables) et, bien sûr, ce droit complémentaire qui est celui de la non- ingérence.

Ce modèle, officiellement né avec les traités de Westphalie (1648), allait renforcer et légitimer une dynamique déjà en cours : naissance d’un droit international, renforcement de l’idéologie d’un intérêt général par imposition de mesures d’homogénéisation des populations, désormais solidement campées et identifiées à l’intérieur de frontières par les entrepreneurs politiques locaux.

A partir du système westphalien pourra se renforcer ce que les juristes appellent  la construction de l’Etat moderne : religion d’Etat, imposition d’une langue, invention d’un mythe national, imposition d’un système de mesures, d’une monnaie, d’une armée de métier, etc. Bref, tout ce que les économistes fonctionnalistes appellent improprement la « construction des biens publics »[2]. Mieux, parce que désormais sédentarisés et protégés par des frontières, les entrepreneurs politiques pourront progressivement devenir de bons gestionnaires de leur monopole, ce qu’on appelle par exemple « le mercantilisme des monarchies européennes ». Mercantilisme devenant une confirmation empirique de ce qui est pourtant l’erreur du fonctionnalisme économiciste : les entrepreneurs politiques, animés par des intérêts privés : recherche de pouvoirs réels ou symboliques, de rentes, etc. ne sont pas les guides intelligents et altruistes, voire des « héros » conduisant à un intérêt général.

Bien évidemment ,la stabilité est toute relative. La souveraineté est une garantie qui connait, hélas, une contrepartie à savoir l’impossibilité de gérer par le droit les externalités qu’elle peut engendrer. Alors que dans un Etat, un Code Civil peut sanctionner les externalités produites par les citoyens, dans l’ordre de la souveraineté rien ne peut gérer ce type de circonstances : l’ordre westphalien ne peut mettre fin à des guerres qui seront de plus en plus des guerres entre Etats-Nations. C’est dire que l’aventure étatique n’est pas gelée dans ce système et qu’à l’inverse, les Etats pourront se déplacer, se réduire, s’agrandir, se multiplier, se diviser, etc. (300 Etats européens en 1789 et seulement 25 en 1914 ; A l’échelle planétaire 53 Etats en 1914, mais 197 en 2012).

Le monde Westphalien - parce qu’accoucheur de la souveraineté - peut aussi développer la démocratie et l’Etat de droit. Avec la démocratie, tous pourront désormais utiliser la contrainte publique à des fins privées et désormais ce qui ne pourra être obtenu par les voies du marché pourra l’être par voie législative. D’où la construction d’institutions au-dessus du marché, institutions susceptibles de le réguler et de déplacer du bien-être d’un groupe d’électeurs à l’autre en fonction de résultats électoraux. En même temps cette démocratie ne peut se déployer qu’en raison de l’existence du bouclier de la frontière et de la souveraineté : aucun étranger, aucune règle ne peut s’inviter à la table de la négociation nationale. La souveraineté est ainsi la condition nécessaire du déploiement de la démocratie.

Et le débat démocratique correspond bien à ce que l’on pourrait appeler l’âge institutionnel résultant de l’évidence territoriale : les activités économiques sont inscrites dans une proximité spatiale : agriculture, industrie ; tandis que la finance est elle-même corsetée dans une monnaie nationale qui est aussi une possible frontière. Le monde est matériel et l’impôt démocratique est maitrisable car lui aussi s’enracinant dans un monde matériel équipé de limites territoriales. Parce que l’économie se déploie dans un espace maitrisé, elle est elle-même politiquement maitrisable, d’où une politique économique faisant plus ou moins respecter les aspirations démocratiques dans le monde non démocratique de l’entreprise : conventions collectives et protection croissante du travail, montée progressive d’un Etat-providence, etc. Et donc une politique économique autorisant l’espoir d’une reconduction au pouvoir ou d’une conquête du pouvoir par les entrepreneurs politiques. Ce monde de l’Etat-Nation équipe les spécialistes en science humaines de la paire de lunettes adéquates : l’économie peut se représenter par un circuit, l’Etat est porteur d’un intérêt général, le corpus juridique est légitime et émousse les inégalités sociales, l’Histoire concrète est celle d’un progrès généralisé.

Ce monde est aujourd’hui contesté.

L’agonie  de la forme Etat-Nation

L’économie devient moins territorialement dépendante avec le recul de l’agriculture et de l’industrie au profit des services. Le monde est moins matériel et plus abstrait et la valeur nait de plus en plus d’une  mise en réseau d’autant plus facile que les coûts de transport deviennent nuls ou négligeables. La connexion ne dépend plus de la proximité et l’éloignement perd toute signification.

Cette perte de signification rend le territoire trop étroit et son espace juridique dépassé : il est possible de bénéficier de rendements d’échelle croissants que les barrières nationales viennent museler. Il existe aussi de nouvelles activités ( le continent numérique) qui fonctionnent à rendement continuellement croissant et deviennent des monopoles naturels planétaires qui ne peuvent accepter les péages règlementaires, les normes nationales, les contrôles des changes, la limitation du mouvement des marchandises et des capitaux. Dans l’Etat-nation, l’espace territorial était fondamental, il devient poids inutile voire franchement nuisible dans une économie où la richesse est faite de la rencontre entre des agents qui ne peuvent plus accepter l’enkystement national. Pensons par exemple aux plateformes bifaces, qui ne peuvent que croître à vitesse accélérée pour survivre (scalabilité),   mobiliser d’énormes moyens, et doivent très vite enjamber les frontières si elles veulent avoir une chance de survivre. Pensons aussi au cloud, aux plateformes de données cliniques qui vont révolutionner la médecine, etc.

L’impôt ne peut plus être une décision souveraine et doit se faire humble : il ne peut plus assurer de transferts de solidarité puisque c’est l’organisation territoriale qui est contestée par la baisse des valeurs citoyennes au profit de valeurs mondialistes. Alors que l’Etat était un monopole, il est désormais en concurrence avec d’autres Etats et l’impôt doit devenir aussi compétitif que n’importe quel bien de consommation.

L’offre politique nationale devient ainsi de plus en plus inadaptée au « marché » et le corpus juridique lui correspondant doit être révisé : révision complète des plans de dépenses publiques avec abandon des politiques d’homogénéisation. Les biens publics classiques sont devenues inadaptés et il est nécessaire de les redéployer vers l’économie monde avec abandon de territoires au profit de métropoles riches en connexions potentielles. Il s’agit alors de participer à l’édification de biens publics mondiaux (infrastructures de la mondialisation). La loi nationale doit se faire petite et il faudra créer des Autorités Administratives indépendantes, des tribunaux privés, faire du taux de change un prix de marché,  ouvrir largement les portes de ce qui est au sommet de la hiérarchie des normes (la Constitution ) afin d’y déverser la réglementation européenne, etc.

 Simultanément il faut, comme par le passé, maintenir un ordre et une sécurité que l’on ne peut plus produire en raison de la concurrence fiscale. D’où un effondrement des dépenses militaires, en tentant de rester passager clandestin de l’ordre mondial protégé par une armée américaine elle-même aux prises avec son financeur en voie de mondialisation.

Les exemples qui permettent de saisir la démonétisation de l’Etat-Nation et de l’âge institutionnel qui lui correspondait peuvent être multipliés à l’infini. Les conséquences sont évidemment importantes.

Dès lors que les cadres explosent la représentation du monde en est bouleversée. Les entrepreneurs politiques ne peuvent plus être au sommet d’un ordre organisé homogénéisé et solidarisé. Le marché mondial n’a plus rien à voir avec le circuit économique de la nation dans lequel se forgeait la puissance et la légitimité du politique. Les politiques industrielles même celles reposant sur des accords entre Etats sont dépassés ou économiquement contestables. Les schémas nationaux de développement industriel ne permettent plus de bénéficier des économies d’échelle  et les accords entre nations développent des coûts organisationnels qui absorbent les rendements d’échelle ( matériels militaires, EADS, EADS de la construction navale ?)

Parce qu’il n’y a plus d’ordre organisé, il est difficile de définir un axe stratégique général de développement englobant des actions coordonnées. Même les stratégies suivistes comme celles des grandes métropoles ont quelque peine à faire croire aux effets de ruissellement attendus. Il ne reste donc plus qu’un monde fragmenté dont il est difficile de tirer des principes généraux susceptibles d’engendrer un débat national. Le seul mot d’ordre se ramène à celui de l’adaptation à des réalités que nul ne connait en profondeur et qui se ramène à la concurrence libre et non faussée. Parce qu’affaissé, l’entrepreneuriat politique se trouve ainsi aux prises avec ces nouveaux sachants que sont les lobbystes. Ces personnes bouleversent complètement le fonctionnement de la machine démocratique. Devenu courtier en informations auprès de décideurs politiques démunis, il mobilise pour sa branche professionnelle toutes les informations susceptibles de faire entendre un point de vue qu’il présente comme celui de l’intérêt général, intérêt  que l’entrepreneur politique ne perçoit plus. Le monde en est renversé : l’entrepreneur politique du moment Fordien avait à sa disposition l’entreprise dont il contribuait à  dessiner les contours, actions et responsabilités. Aujourd’hui, c’est l’entreprise qui décide de la construction du monde en transformant l’entrepreneur politique en simple agent de ses projets. Complet renversement du couple Principal/agent.

Fondamentalement, le passage démocratique de l’aventure étatique ne permettait certainement pas de construire un intérêt général qui n’existe que dans la théologie économiciste. Il permettait toutefois l’arbitrage plus ou moins démocratique entre groupes d’intérêts clairement représentés à l’intérieur d’un ordre organisé. Cet arbitrage est aujourd’hui complètement dépassé par l’opacité des prises de décision dans un contexte d’affaissement objectif de la démocratie. En effet, parce que le nouvel ordre conteste les institutions de l’Etat-Nation, le vote démocratique ne peut plus se concevoir dans le cadre de la souveraineté. Il n’y a plus à débattre librement de choix collectifs mais à débattre dans un cadre étroit où le champ du possible est fixé par des éléments extérieurs : un résultat électoral ne peut contester les traités européens. Les décisions sont donc prises dans une certaine opacité (traités commerciaux par exemple) et s’affranchissent de la souveraineté démocratique. La politique se réduit ainsi à un marché où se détermine la valeur des intérêts en présence, espace plus que réduit car il n’y a pas de marché qui puisse fixer la valeur de l’intérêt national et délimiter l’espace de la solidarité. Jamais démocratiquement discutés, les intérêts se fragmentent, tels ceux des salariés et ceux de consommateurs sans jamais qu’un principe transcendant ces conflits d’intérêts n’émerge dans les débats.

Si l’Etat-Nation est agonisant, peut-il se métamorphoser et contribuer à la naissance d’un nouvel ordre ?

Le cadre immuable de l’Etat peut-il engendrer de nouvelles formes de solidarité et de démocratie ?

( A suivre)

.

 

 

[1] Nous rejoignons ici Hayek.

[2]  CF Alesina A, E. Spolaore,« The size of Nations »,Cambridge,The MIT Press, 2003 ; JM Siröen ,“Globalisation et Gouvernance; une approche par les biens publics », dans  « Crise de de l’Etat, Revanche des Sociétés ». Montréal, Athéna Editions, 2006).

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4 septembre 2017 1 04 /09 /septembre /2017 12:53

 

Le projet macronien de reconstruction du couple franco-allemand vient d’accoucher de sa première brique avec les ordonnances concernant le code du travail. En abaissant le coût du licenciement, en approfondissant [1]et en élargissant le recours aux contrats précaires, en affaiblissant le droit au refus par un salarié d’une modification de son contrat au nom d’une discipline collective, en utilisant l’asymétrie de la logique référendaire, etc., il est généralement admis qu’il s’agit d’une victoire des entreprises sur les salariés[2]. Il est aussi toutefois considéré que la flexibilisation qui en résulte sera en congruence avec les impérieux besoins d’un marché dont la nature s’est profondément modifiée : l’entreprise du présent siècle se doit d’être infiniment plus agile car le couple marché/ produit est infiniment plus éphémère aujourd’hui qu’il ne l’était au cours de la période fordienne du capitalisme.

Les ordonnances : un coup d’épée dans l’eau ?

Sans le dire, le raisonnement gouvernemental serait ainsi la marche progressive vers les étapes suivantes :

1 - Sécurisation plus grande de l’entreprise investisseuse qui, face aux turbulences des marchés,  peut ajuster sans délai sa « consommation » de salariés[3]

2 -  Investissements plus élevés en raison de la sécurité accrue ;

3 -  Modernisation progressive de l’outil de production avec accélération des gains de productivité ;

4 -  Développement de l’emploi et diminution du chômage ;

5 -  Baisse de la consommation publique par réduction des dépenses sociales liées au chômage ;

 6 -  Retour à l’équilibre budgétaire et contrôle de la dette,

 7 -  Confiance de l’Allemagne dont les acteurs principaux et en particulier la Cour Constitutionnelle, se trouvent rassurés au regard du mythique renflouement potentiel de la BCE avec l’argent du contribuable allemand,

  8 - Retour à l’entente franco-allemande et approfondissement possible de la construction européenne.

Bien évidemment il s’agit d’une stratégie sous tendue par la logique de l’offre compétitive

LE RAISONNEMENT EST-IL CREDIBLE ?

Sans le dire, la flexibilisation est aussi une probable baisse du taux de salaires en raison d’une asymétrie renforcée des acteurs de la négociation sur le marché du travail.

 On peut donc s’attendre à une réalité complexe de causes et d’effets que l’on pourra lire sur l’évolution du PIB avec,  à l’intérieur de celui-ci, le partage nouveau entre demande interne et demande externe : baisse des coûts, amélioration des marges et du solde du compte général de distribution secondaire du revenu[4], hausse de la FBCF[5], chute ou élévation de la consommation, chute ou élévation des importations, baisse des prix, hausse ou non  des exportations, etc…

 Les conséquences sont aussi financières : niveau de l’épargne, solvabilité des agents et du système bancaire, etc. Globalement la question se ramène à celle de la conséquence macro-économique évaluée en termes d’évolution des demandes interne et externe.

Il est très difficile de conclure tant les interactions pour démêler les liens de causalité de manière certaine sont nombreuses[6]. Pour autant, la modification générale de tous les paramètres ne correspond à une amélioration générale de la situation que si la croissance est de retour sur des bases solides, c’est-à-dire un taux permettant un flux d’embauche important. Et cette croissance du PIB est faite de la croissance de la somme de la demande interne et externe. Comptablement la demande externe est le solde des exportations et des importations. Ce solde est très important pour la croissance car il est clair que ce sont les exportations et non les importations qui créent les emplois. Depuis maintenant plus de 15 ans le bénéfice en emplois de la hausse de la demande interne est mangé par une demande externe négative (déséquilibre croissant de la balance commerciale). Il est donc clair que la réforme du code du travail n’est efficiente que si elle contribue au rétablissement de l’équilibre du commerce extérieur.

Il faut donc envisager une chaine d’étapes un peu plus complexe et y introduire entre l’étape 3 et l’étape 4, celle de la croissance avec le développement de la demande externe.

Si l’impact des ordonnances sur le commerce extérieur est faible ou nul alors le nouveau code du travail ne pourra qu’enfoncer un peu plus le pays dans la difficulté. Il faut donc orienter le raisonnement sur   les paramètres phares de la compétitivité externe : la qualité des biens et services offerts par la France, (qualité intrinsèque et éventail des produits) et prix. Globalement il faut des prix en baisse et une gamme de produit très adaptée à la demande mondiale. De ce point de vue nous avons déjà souligné que les prix sont peu élastiques à une éventuelle baisse des salaires impulsée par l’asymétrie nouvelle engendrée par le nouveau code du travail[7]. On sait aussi que la montée en qualité est une démarche longue et difficile.

Il ne faut donc pas s’attendre à une révolution et il faudrait une baisse considérable des salaires résultant des ordonnances pour obtenir une baisse significative des prix…. qui pour autant, ne permettrait pas un bouleversement des échanges extérieurs tant on sait que les élasticités/prix des exportations comme des importations sont faibles. Et donc au final les 9 étapes que nous venons d’énoncer ne peuvent se concrétiser.

La déflation budgétaire pour rassurer l’Allemagne

Le projet Macron se portera donc plus brutalement sur la dépense publique qu’il faudra contracter beaucoup plus que la pression fiscale pour aboutir plus directement à la fin du déficit budgétaire. C’est effectivement ce qui se prépare avec une baisse de la dépense publique de 20 milliards d’euros pour 2018 et en cumulé de 77 milliards à l’échéance de 2022.

 Que va -il se produire ? prenons pour cela un exemple :

Supposons un pays avec une demande interne composée de consommation (50) et d’investissements (10). Supposons une demande externe qui n’est autre que les exportations (10). Supposons enfin des importations (20). On en déduit une demande interne (50 + 10 ) qui, additionnée à la demande externe nette (-10), sera égale au PIB (50). Ce modèle est un peu celui de la France aujourd’hui.

L’économie considérée n’est pas compétitive puisque sa balance extérieure est déficitaire. Le prix à payer est évidemment un fort chômage et, dans le cas français - le pays des cigales selon l’idéologie dominante- des agents qui ne produisent pas et qui néanmoins consomment, le tout étant financé par de la dette. Concrètement le projet Macron de retour à la confiance au regard du partenaire allemand va correspondre à une diminution de la demande publique (une baisse de la dépense publique est une baisse de la demande) et donc une baisse de la demande globale. En supposant que la baisse de la demande publique ne concerne pas les investissements, nous aurons dans notre modèle une baisse de la demande au titre de la seule consommation.

Ainsi dans notre exercice une baisse -par exemple de 20%-  nous ramène globalement à une consommation de 40 et toutes choses égales par ailleurs, à une demande interne de 50. Il y a donc dépression et le PIB devrait baisser. Ce n’est que si la demande externe nette devenait positive qu’il y aurait croissance et équilibre extérieur. Supposons une baisse des importations à un rythme supérieur à celui de la dépense interne (leurs prix relatifs augmentent dans un contexte de pouvoir d’achat globalement déclinant), par exemple une baisse de 30%, soit 6 unités. Toujours dans notre exemple, le retour à l’équilibre extérieur suppose une augmentation des exportations de 4 unités (les importations ne sont plus que de 14 et donc il faut désormais exporter pour un montant de 14 unités pour aboutir à l’équilibre ce qui suppose un surplus d’exportation de 4 unités), soit 40% de hausse. Cela correspond à une élasticité/prix des exportations anormalement élevée. Par exemple, si les prix internes ne diminuent que de 1% nous aboutissons à une élasticité supérieure à 40 pour rétablir l’équilibre, ce qui est concrètement très irréaliste puisque l’élasticité empiriquement constatée tourne autour de 0,7.

Plus brutalement, cela signifierait dans notre exemple, avec l’élasticité empiriquement vérifiée, des exportations en hausse - pour une baisse des prix de 1% - de 0,7 unités, ce qui se traduit par une baisse du PIB lequel passe de 50 à 46,7 unités ( 40 de consommation+ 10 d’investissement supposé inchangé+ 10,7 d’exportations – 14 d’importations). Le bilan est donc désastreux : baisse du PIB et hausse très probable du chômage, chute très importante du revenu et du bien-être et maintien d’un relatif déséquilibre extérieur (-3,3). Certes, notre raisonnement pourrait être critiqué en ce qu’il suppose un simple maintien de l’investissement alors même que les marges augmentent. Simplement, l’investissement repose sur une anticipation de la demande qui est ici déclinante. Il n’y a donc pas lieu d’imaginer -en dévaluation interne - une relance des investissements, ce qui est concrètement vérifié à l’échelle de l’ensemble de la zone euro.

QUE RETENIR DE TOUT CELA ?

Les premiers projets du nouvel exécutif sont soit peu efficaces (ordonnances), soit négatifs (projet budgétaire). Pour autant on ne peut nier l’importance considérable des prélèvements sur les entreprises et donc le souci de les alléger afin de développer leur agilité. Hélas, il faut aussi constater que ces prélèvements n’ont pas toujours été aussi importants et que, de fait, ils correspondent aux effets secondaires d’un taux de change complètement irréaliste à l’intérieur de la zone euro.

 La balance commerciale de la France est devenue déficitaire avec la préparation puis l’arrivée de la monnaie unique. En choisissant, il y a près de 30 ans, un taux de change irréaliste (trop élevé pour la France et beaucoup trop faible pour l’Allemagne) il a bien fallu gérer les dégâts par une montée gigantesque des prix de la solidarité avec au final un accroissement régulier des prélèvements eux-mêmes complétés par de la dette. Les entreprises sont ainsi, contrairement à la représentation que s’en font leurs dirigeants, victimes de l’euro.

Le véritable problème reste donc les modalités du choix de la monnaie unique.

D’une certaine façon l’Allemagne profite bien évidemment de cette situation. Dans le monde très erroné de l’ordo-libéralisme, on veut faire croire qu’il faut protéger les contribuables allemands des balances TARGET 2 en exigeant de la France, mais surtout des pays du sud, des réformes structurelles. Ce qui intéresse l’Allemagne c’est d’abord la réduction des dettes publiques et dans les faits, les commentateurs ne voient pas le lien évident entre dette publique et équilibre extérieur. Ce qui nous fait dire qu’une compétitivité reconquise dans le sud serait une attaque du modèle germanique qui ne se maintient que par un aberrant surplus extérieur. Pour autant le succès de l’Allemagne ne dépend plus aujourd’hui de son excédent sur la zone euro, mais sur son excédent avec le reste du monde. Alors qu’en 2007 cet excédent était constitué à 66% sur la zone euro, il n’est plus en 2016 que de 29%. Et c’est là l’essentiel de notre conclusion :

 En écrasant la France, et de façon annexe les pays du sud, l’Allemagne peut espérer le maintien d’une monnaie complètement sous-évaluée (probablement de l’ordre de 30% par rapport à un Mark restauré) qui lui permet de s’attaquer au reste du monde. On peut ainsi dire que la France doit se sacrifier pour devenir le bouclier des entreprises exportatrices allemandes…. tel est le projet non-dit ni même probablement pas conscient d’une Allemagne qui veut maintenir le culte très utilitariste de l’ordo-libéralisme.

 

[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-oui-le-passif-d-une-banque-centrale-est-non-exigible-une-aubaine-pour-la-finance-121560542.html

[2] Pour autant selon l’OCDE qui calcule un indicateur de la protection de l’emploi, la France serait moins rigide que l’Allemagne. Cf Alternatives Economiques n° 371 ; septembre 2017.

[3] L’idéal au niveau microéconomique serait parfois une véritable externalisation du salariat donc la promotion du travail indépendant, ce que l’on constate empiriquement. Sans aller jusque-là il existe une volonté de faire en sorte que la masse salariale tombe en totalité dans les charges variables alors qu’elles sont devenues de fait des charges fixes.

[4] Compte que l’on retrouve dans la comptabilité nationale pour le secteur des entreprises ;

[5] Formation brute de capital fixe.

[6] Cela nous est justement rappelé par Dani Rodrik dans son dernier ouvrage : « peut-on faire confiance aux économistes ? » ; De Boeck ; 2017.

[7] http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/08/le-neoliberalisme-et-l-efficience-des-activites-de-service-a-la-personne-fragile.html

[8] Logiquement si le niveau des prix baisse l’économie domestique est plus compétitive à l’échelle internationale et donc tout aussi logiquement le rapport demande externe/demande interne devrait augmenter.

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4 août 2017 5 04 /08 /août /2017 07:47

Quand une personne aide un membre adulte de sa famille, incapable d’assumer sa complète autonomie (personne âgée,  ou en situation de handicap, ou malade, ou isolée, etc.) il n’existe  pas – le  plus souvent dans ce type de situation - de relation marchande. L’aidant se trouve ainsi dans une logique de don. N’insistons- t-on pas ici sur les origines anthropologiques et historiques de ce type de relation qui fût clairement analysée, entre autres par Marcel Mauss dès  1925[1]. Par contre, observons que ce type de rapport est fait d’obligation morale, sentimentale, sociale, etc. à caractère durable. La rémunération éventuellement morale de l’aidant n’est pas une rémunération qui, à l’instar de la relation marchande, peut disparaître dès ce qu’on appelle « l’acquittement » : Le fait de payer libère dans une relation marchande de tout lien social. L’aidant est à l’inverse dans une relation, sans doute aussi faite d’échange, mais un échange durable donc plus ou moins stable. Enfin, sa rémunération non monétaire est d’essence non quantifiable.

Dans les sociétés anciennes, les activités de service à la personne étaient régulièrement des activités construites sous l’égide du don dans le cadre des cellules domestiques ou plus largement celui de structures plus vastes comme celles des institutions religieuses voire publiques.

La montée de l’économie et la généralisation de l’échange marchand va de plus en plus questionner les activités de services à la personne. Parce que cette montée fût aussi celle de l’autonomie, de la privatisation de la vie, de l’individualisme, les activités de service à la personne vont être progressivement délaissées pour être reprises par des instances publiques. On remplacera ainsi des épouses attentives, des mères ou des religieuses par des fonctionnaires ou quasi fonctionnaires. Il était évidemment possible d’aller plus loin et de transformer l’intégralité de ces services en services marchands. Bien évidemment, on se heurterait en pareil cas, à un effondrement du périmètre des activités correspondantes puisque seules les personnes fragiles mais durablement en capacité de payer le service, verraient leurs besoins satisfaits. Nous y reviendrons.

L’époque de ce qu’on appelle encore l’Etat-providence fut le moment privilégié de la montée parallèle -et nous pourrions même dire complémentaire- de l’économie et de l’Etat-social qui lui correspond. Parce que désormais le don macro-économiquement gratuit est remplacé par un service fonctionnarisé, il devient macro-économiquement coûteux et suppose des prélèvements sur la partie restée marchande de la société[2]

En même temps, ce coût du service à la personne fragile est très difficile à cerner : quel est le juste périmètre du service ? (Sa surface) et quelle est sa juste profondeur ? Doit-on fixer une limite supérieure aux dépenses de chirurgie pour venir en aide à un souffrant ? Il est aussi très difficile à maitriser car le fonctionnaire ou quasi fonctionnaire chargé du service est en lien avec une pyramide administrative bureaucratique qui connaît de multiples et perverses relations d’agences[3]. Dans le médico- social ou le sanitaire, le « principal » connaît-il les activités réelles et coûts correspondants rencontrés par son « agent » ? Peut-il maitriser les effets pervers de la T2A[4] ? du prix de journée ? de la dotation globale de fonctionnement ? etc.

Parce que, passer de la gratuité dans la société du don correspond à un coût de plus en plus élevé dans la société marchande, la logique de l’Etat-social bureaucratique n’a cessé de se complexifier, de se réformer, de tenter d’optimiser...avec comme conséquence un certain embonpoint. Les marchés politiques se sont naturellement greffés sur cet ensemble d’activités et bien évidemment les gains électoraux se sont largement réalisés sur le segment de marché du mieux disant social.  D’où des difficultés croissantes dans la relation d’agences avec l’introduction de dispositifs de surveillance et de contrôle accrus. Et parce que la relation d’agence est très complexe on verra même le « principal » -agacé par l’opacité des structures de services qu’il a engendrées et dont il a la charge, mais aussi par le clientélisme électoral- imaginer au-delà d’une réflexion sur les coûts, l’introduction d’une réflexion sur les bonnes pratiques des agents. Car effectivement, il y a là un problème : l’aidant était dans le don, mais l’agent est lui dans une relation marchande et ajuste sa qualité de service à la rémunération qui lui est consentie. Nous avons là toute l’histoire des transformations des dispositifs sanitaires et médico-sociaux en France depuis plusieurs dizaines d’années. Avec de fait, cette conséquence assez inattendue : plus la marchandisation du monde se généralise et plus la bureaucratie administrative prend de l’embonpoint. Avec pour conséquence la curieuse et inattendue montée du « back- office » au détriment du « front- office…. ». Plus le monde se libéralise, plus le monde se marchandise plus l’autonomie de chacun devient sacralité…et plus la bureaucratie se développe…

Face à ce grand problème de possibles rendements décroissants[5] (jamais mesuré, ni même imaginé malgré la présence d’agences chargées du coût du fonctionnement de l’Etat type IGAS, Cour des Comptes, etc.) quelles sont les solutions aujourd’hui envisagées ? Elles nous semblent de 2 sortes.

La première, sans doute la plus aisée, est de faire évoluer les bureaucraties administratives vers moins de régulation et davantage de services tarifés. On passe ainsi du coût -toujours mal calculé et toujours suspect- au prix : tel est le cas de la dernière transformation de l’antique service postal qui devient service à la personne âgée isolée. Ainsi l’agent (facteur) devient « ami de la famille » pour une visite hebdomadaire au prix de 19,9 euros par mois. Il peut toutefois se faire encore davantage « ami de la famille » et rendre 6 visites hebdomadaires pour le prix de 139,9 euros par mois. On notera toutefois que cet « ami de la famille » parce qu’il n’est pas anthropologiquement l’aidant traditionnel de la cellule domestique, ne sera pas dans la logique du don et s’acquittera de sa prestation par comparaison avec sa rémunération. Instabilité et quantification sont le prix à payer du basculement vers le monde marchand du service à la personne. Le service à la personne jadis stable et non quantifiable disparait[6].

La seconde est de limiter les effets pervers de la relation d’agence non plus en bureaucratisant toujours plus mais en imaginant un perfectionnement. Prenons l’exemple de l’Hôpital.

Les établissements correspondants sont des structures qui tarifent les services de soins non pas à leurs clients mais à la Sécurité Sociale sur la base de normes dites T2A (tarification à l’activité). Chaque acte est ainsi codé et se transforme en rémunération du service rendu par l’hôpital. Point n’est besoin d’être grand connaisseur de la relation d’agence pour se douter de l’immensité des effets pervers d’un tel dispositif : Quel est l’intérêt de ceux qui codifient l’acte ? (les agents). Et donc le surcodage, la segmentation des séjours à l’hôpital (le patient sort plusieurs fois et revient plusieurs fois, ce qui multiplie les actes), la sélection des patients, etc. sont les effets normalement attendus…et tout aussi normalement surveillés, contrôlés, et sanctionnés par le principal (la Sécurité Sociale). D’où l’allongement de la chaine bureaucratique, les contestations, et l’émergence de nombreux cabinets d’experts nés autour de ladite T2A. Autant d’activités improductives à réduire par un processus d’internalisation de coûts logiquement engendrés et externalisés par l’agent (l’Hôpital) vers son principal (la Sécurité Sociale). Clairement, s’il existait une authentique relation marchande à l’hôpital, les gestionnaires contrôleraient eux-mêmes les coûts afin de ne point subir les pertes de marché engendrées par des prix de marché plus élevés que ceux offerts par la concurrence.

Si l’on va plus loin dans la réflexion sur ce qui doit rester un service public non marchand, il faut prendre conscience que les effets pervers, ce que nous venons d’appeler les externalités, pourraient être contenus par la responsabilisation de l’agent. C’est ce que tente de faire par exemple la Direction Déléguée à la Gestion des Soins (DDGOS) de l’Assurance Maladie avec le dispositif ROSP (« Rémunération sur objectifs de santé publique)

Dans ce contexte nait aujourd’hui l’idée d’une excellence chirurgicale qui serait produite par le passage d’une rémunération du chirurgien non plus à l’acte mais au forfait opératoire lequel viendrait limiter la pratique de la segmentation des séjours et surtout le nombre d’actes tarifés T2A.

 Concrètement des auteurs[7] en viennent à penser que le forfait inclurait le prix de séjour pour l’opération initiale, augmenté du coût des consultations de suivi et celui du traitement des complications pendant une année, divisé par leur fréquence établie sur la base des publications internationales concernant un acte donné. Un tel dispositif constitue une vraie relation marchande au sein même d’un service public, relation qui limite l’externalisation des coûts vers la collectivité quand ce n’est pas vers le patient lui-même.

On peut imaginer la résistance des chirurgiens qui accepteraient mal l’idée d’une amélioration de la qualité d’un service qu’ils jugent corporativement proche de l’optimalité. On peut aussi les comprendre car il deviendrait clair qu’en cas d’évolution profonde de la Sécurité Sociale vers une organisation type Assurance Sociale, la sélection entre bons et moins bons chirurgiens serait le fait de compagnies d’assurances qui, elles- mêmes, optimiseraient leurs sructures de coûts au bénéfice de leurs usagers. Mais ici le service à la personne deviendrait authentiquement marchand avec le risque d’une limitation du service aux seuls usagers capables de payer les clauses des contrats assurantiels (fin du principe Républicain de l’universalité).

Ces 2 exemples montrent que le futur de nombre de services à la personne n’a rien d’évident.

Face aux contraintes macro-économiques dans un monde ayant plutôt choisi la mondialisation (effondrement politiquement organisé, donc volontaire, des Etat-nations) que l’internationalisation (maintien politiquement organisé des souverainetés), l’avenir du service à la personne (essentiellement sanitaire et médico-social) passera plus par les contraintes de marché que par le trop difficile contrôle bureaucratique.

On comprendra aussi que Le choix entre rendements décroissants d’un service à la personne resté public, ou celui d’une fin du principe de l’universalité dudit service, dépend de choix politiques majeurs décidés loin des usagers et dans un tout autre contexte. Les acteurs des services correspondants, impliqués dans leurs métiers, ne sont généralement pas conscients de cette réalité. Le choix politique d’une mondialisation accrue exigera davantage la fin de l’universalité et le basculement vers le mode marchand. Le choix inverse d’un maintien des souverainetés par édification d’écluses entre nations commerçantes, facilitera d’autant plus le maintien de l’universalité que les relations d’agences seront substantiellement améliorées.

En toute honnêteté le futur dépendra aussi des ruptures technologiques qui peuvent demain nourrir le secteur et entrainer une énorme montée en gamme de la qualité de service. Mais il s’agit là d’un tout autre sujet sur lequel il faudrait beaucoup travailler.

 

[1] On pourra ici consulter : « Essai sur le Don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et Anthropologie, paris, PUF, 1991.

[2] Quelle que soit concrètement la solution retenue : payer l’aidant ou recourir à un travail salarié dans le cadre d’une institution spécialisée du médico-social suppose toujours un prélèvement sur la société et ce même si l’espace marchand devient plus vaste. Pour les économistes comparer les PIB de 2 Pays n’a aucun sens et seuls les parties authentiquement marchandes des PIB peuvent donner lieu à des comparaisons porteuses de signification.

[3] Voir sur Wikipédia la théorie de l’agence ou sur Xerfi Canal l’intéressante vidéo de Philippe Gatef.

[4] Tarification à l’Activité. Voir plus loin.

[5] Il y a rendements décroissants quand le coût unitaire d’un même service augmente. Ainsi quand dans un établissement médico-social, il faut plus de personnel pour répondre  aux injonctions des régulateurs, il y en a moins pour le face à face avec les usagers. Pour autant il faut se méfier de conclusions rapides car en pratique mesurer l’évolution du rendement d’une politique publique est un exercice extraordinairement difficile en raison de l’évolution de la nature des besoins des personnes, une évolution qui est elle-même en rapport avec l’évolution des sciences et des techniques.

[6] Il est souvent dit qu’une religieuse à l’Hôpital fut historiquement remplacée par 3 infirmières.

[7] Notamment Guy Vallancien , président de la Convention on Health Analysis and management, CHAM.

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15 juillet 2017 6 15 /07 /juillet /2017 17:05

Le texte qui suit, correspond à l’analyse des conséquences qui découlent de la situation des entreprises françaises (le secteur des ENF en comptabilité nationale) relativement à celles des entreprises allemandes. Nous n’évoquerons pas ici la question du déséquilibre budgétaire, qui fait beaucoup débat depuis quelques jours. Sa prise en considération - dans le sens d’une réduction- pour les raisonnements qui vont suivre,  viendrait aggraver considérablement les conclusions des dits raisonnements[1].

La communication macronienne : la réforme code du travail cache la volonté d’alignement sur l’Allemagne.

L’examen des données exposées dans la première partie du présent article révèle immédiatement l’impasse de toute politique économique visant à s’aligner sur l’Allemagne. La mise en œuvre d’une politique de dévaluation interne apparait au regard des chiffres complètement hors de portée et certainement, beaucoup moins efficace qu’une variation du taux de change.

Hors de portée tout d’abord, en raison de la difficulté proprement politique à mettre en œuvre la dévaluation interne. Le président Macron compte beaucoup sur la réforme du code du travail pour impulser la baisse des salaires : Fin des contrats à durée indéterminée comme régime de base au profit des contrat de mission à durée déterminée, renversement de la hiérarchie des normes avec effets multiples sur les capacités de négociation des salariés (augmentation de la durée du travail, mise en concurrence des salariés à l’intérieur d’une branche, mise en concurrence des salariés à l’échelle internationale dans le choix des implantations d’activité, etc.), diminution des coûts de fin de contrat ( diminution des licenciements dans le cadre des contrats flexibles, baisse du niveau des indemnités prudhommales, etc.) Mais, concrètement, il y aura des résistances, des retards, des contournements, et Il ne sera pas facile d’arriver comme indiqué dans la première partie du présent article à une diminution de 9,6% de la masse salariale des ENF[2]. Rappelons aussi que la mise à niveau avec l’Allemagne suppose une baisse de la masse salariale des administrations publiques de l’ordre de 10% et que, là encore, de nombreuses rigidités, notamment celle d’un temps long, entre la décision et le résultat comptable sont à craindre.

Mais il y a plus grave car même en réussissant politiquement à faire accepter une déflation salariale de grande ampleur, les effets de ladite déflation ne sont nullement évidents.

Une baisse du niveau général des prix inférieure à la déflation salariale

Nos articles précédents ont mis en lumière les contraintes liées à la réussite d’une telle politique[3], contraintes qui se synthétisent dans le fait que la demande externe doit au moins compenser la réduction de la demande interne qui résulterait de la baisse de la masse salariale distribuée dans le pays[4]. Rappelons le chiffre : 115 milliards d’euros de baisse pour aligner au moins partiellement l’économie française sur l’économie allemande[5]. Un tel choc entraine un mécanisme complexe, type cause à effets multiples et souvent avec effets de boucle : baisse des coûts, amélioration des marges et du solde du compte de distribution secondaire du revenu, hausse de la FBCF[6], chute de la consommation, chute des importations, baisse des prix, hausse des exportations, etc… les conséquences sont aussi financières : niveau de l’épargne, solvabilité des agents et du système bancaire, etc. Globalement la question se ramène à celle de la conséquence macro-économique évaluée en  terme d’évolution des demandes interne et externe. Or, nous avons montré que la baisse des prix qui est une variable déterminante dans l’augmentation du ratio : Demande externe/demande interne,[7] était plus faible que la baisse des salaires. Cela signifie que, malgré une déflation salariale d’environ 10%, les prix internes et à l’exportation diminueront de moins de 10%.

Une baisse des prix sans effets puissants sur le gonflement de la demande externe

Et même en admettant une baisse de 10% du niveau des prix, l’impact sur la demande externe sera très faible en raison de la sensibilité des flux d’échanges extérieurs aux prix, ce qu’on appelle les

élasticités-prix à l’exportation et à l’importation. Cette dernière est rigoureusement égale à zéro et la première peut être estimée à 0,7. Compte tenu des exportations françaises en 2016 (652 milliards d’euros) cela signifierait une hausse des exportations de moins de 5 milliards d’euros….

Le bilan est désastreux : sans qu’il soit possible de chiffrer de manière rigoureuse les effets à moyen terme de la déflation salariale, il est clair que cette dernière va imprimer une réduction de la demande interne qui ne sera pas compensée par une demande externe : un déclin du PIB est donc la certitude qui découle de cette stratégie. Elle peut avantager les décideurs économiques privés qui, logiquement, raisonnent au niveau micro-économique donc celui de l’entreprise  - par exemple l’avantage   de ne plus avoir peur d’embaucher quand on est un dirigeant de PME -  mais elle est une catastrophe pour la Nation. La déflation salariale qui se cache derrière la réforme macronienne du code du travail aura donc des conséquences sociales, économiques et politiques de grande ampleur.

La dévaluation externe comme démarche éthique et seule possibilité pratique…même difficile.

C’est dire que la dépréciation du taux de change est infiniment préférable : même peu efficace en raison de l’insensibilité relative du commerce extérieur au taux de change, elle présente l’immense avantage de ne point en faire payer le prix aux salariés. Et parce que l’on ne punit pas une population qui ne fut pour rien dans les mauvais choix d’une élite, il faut se donner les moyens nécessaires à la reconstruction du pays en s’efforçant de relever le niveau des élasticités. On sait en effet que c’est l’allongement démesuré des chaines de la valeur qui rend à court terme une grande insensibilité des exportations et beaucoup plus encore des importations On continue à importer ce que l’on ne sait plus produire depuis longtemps et les exportations ont un contenu important en importations devenues plus coûteuses avec la baisse du taux de change. L’augmentation de la demande externe est une affaire longue et difficile car il faudra raccourcir des chaines de la valeur que l’euro a si catastrophiquement allongé. C’est la raison pour laquelle nous disions dans un article précédent que l’euro continuerait à nuire longtemps après sa disparition[8].

Bien évidemment, ce fait ne peut constituer un renoncement à la volonté de faire disparaitre l’euro. Et ce n’est pas parce que l’après- Euro sera une période difficile qu’il faut renoncer à sa disparition. Certes, il existe d’autres moyens pour aligner la France sur l’Allemagne, mais cela passe par des investissements considérables autorisant un saut de productivité pouvant nourrir des rémunérations élevées tout en rétablissant l’équilibre de la balance commerciale. De quoi rendre comparable désormais les comptes du secteur des ENF des deux pays. Mais la lourdeur de tels investissements (robotisation, digitalisation massive, formation, etc.) suppose une intervention publique garante, laquelle requiert l’intervention de la banque centrale et donc la fin de son indépendance. Circonstance impensable dans l’ordo-libéralisme allemand dont la doctrine ne porte pas sur la monnaie unique mais se trouve intransigeante sur le dogme de l’indépendance. C’est la raison pour laquelle les multiples appels sur le « quantitative easing réel » se sont tous soldés par un échec.

On peut et on doit  se battre non plus sur l’euro mais sur l’indépendance de la Banque Centrale, mais nous retrouverons toujours une radicale opposition allemande[9]. Il n’existe donc pas de solution coordonnée et il ne peut y avoir de couple franco-allemand. C’est la brutalité soit de la crise, soit du rejet du nouveau pouvoir en France qui nous fera parler à nouveau de l’euro…même en utilisant d’autres mots pour ne pas trop effrayer les croyants….

 

 


[1] En particulier, les dépenses fiscales nouvelles pour attirer la City de Londres avec parallèlement la réduction des dépenses militaires relèvent d’un choix proprement ahurissant :  il y a préférence pour des activités inutiles voire nuisibles (finance) au détriment d’activités industrielles porteuses d’avenir et d’innovations engendreuses de progrès (industries de la défense).

[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/07/la-verite-va-nous-rattraper-il-faudra-bien-un-jour-reparler-de-l-euro-partie-1.html

[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/06/presidence-macron-en-marche-vers-la-devalauation-interne-partie2.html et http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/06/president-macron-bonaparte-ou-talleyrand-avec-des-minuscules.html

[4] La richesse produite est comptablement égale à la somme des demandes interne et externe. Si la demande interne diminue, la richesse produite s’affaisse sauf si une demande externe (solde des exportations et des importations) vient compenser ou mieux surcompenser la chute de la demande interne.

[5] http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/07/la-verite-va-nous-rattraper-il-faudra-bien-un-jour-reparler-de-l-euro-partie-1.html

[6] Formation brute de capital fixe.

[7] Logiquement si le niveau des prix baisse l’économie domestique est plus compétitive à l’échelle internationale et donc tout aussi logiquement le rapport demande externe/demande interne devrait augmenter.

[8] http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/06/president-macron-bonaparte-ou-talleyrand-avec-des-minuscules.html

[9] Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’indépendance de la banque centrale est l’un des fondements de la société allemande laquelle voit dans le repli de l’Etat la solution aux drames historiques qu’elle a connu. Il ne saurait donc être question pour un allemand de revenir sur ce qui est considéré comme une règle indépassable Curieusement l’idéologie allemande, qui n’est pas néolibérale, a fait le miel de la finance néolibérale planétaire : l’indépendance des banques centrales est devenu l’outil fondamental de la puissance de la finance. C’est dire qu’un discours politique concernant un « quantitative easing réel » n’est pas facile à tenir.

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11 juillet 2017 2 11 /07 /juillet /2017 17:11

 

Les débats électoraux sont clos et la politique économique du quinquennat se met en place. On sait déjà que tout sera fait pour réduire le déficit public et ce, malgré le maintien des projets fiscaux ou les questions concernant le délai de la disparition du CICE[1]. Il s’agit de plaire à l’Allemagne et de la rejoindre dans le groupe des « pays sérieux ».

Hélas, il sera impossible d’imiter l’Allemagne et nous nous appuierons sur le travail initié par Jean Hernendez et Jean Pierre Gérard dans le cadre des réflexions menées au sein du groupe G21[2].

L’idée de ce travail est simple et consiste à puiser dans la Comptabilité nationale, les sources essentielles de divergences entre les deux économies. Tout repose, en effet, sur l’analyse des différents comptes du secteur des entreprises non financières des deux pays. Ultérieurement, le travail pourra se poursuivre avec le même regard comparatif sur les autres secteurs et les comptes qui leur sont associés[3].

CONSTATATIONS CONCENANT LES COMPTES DE PRODUCTION DU SECTEUR

Au-delà de la différence de taille du secteur des ENF entre la France (production totale de 2630 milliards d’euros pour 2016) et l’Allemagne (production totale de 3868 milliards d’euros), il importe de souligner la différence de productivité des consommations intermédiaires : 0,55 pour l’Allemagne contre 0,58  pour la France[4]. Cela signifie une plus grande productivité des consommations intermédiaires en Allemagne.

CONSTATATIONS CONCERNANT LES COMPTES D’EXPLOITATION DU SECTEUR

 La masse salariale en France est excédentaire par rapport à celle constatée en Allemagne. Présentée toutes charges incluses, il faudrait la diminuer de 9,6% pour mettre sur un pied d’égalité les entreprises des 2 pays.

Les subventions à la production sont dans le rapport de 2 à 1 au bénéfice des ENF françaises. Ces dernières sont globalement beaucoup plus aidées en France qu’en Allemagne.

CONSTATATIONS CONCERNANT LES COMPTES D’AFFECTATION DES REVENUS PRIMAIRES DU SECTEUR

En ressources, s’agissant des ENF françaises, on constate un gros apport des revenus de la propriété lesquels viennent gonfler l’excédent brut d’exploitation. Ces revenus sont issus d’autres secteurs, essentiellement les administrations publiques et surtout le reste du monde. L’apport de la propriété représente ainsi 58 % de l’EBE. Signalons aussi que le rapport « Revenus de la propriété /EBE » n’a fait qu’augmenter dans de très importantes proportions au cours du temps[5]. Ce même rapport est beaucoup plus faible pour l’Allemagne et se monte à 18%.

En emplois, on constate des charges d’intérêt dans un rapport de 1 contre 2,5 au détriment des ENF françaises : ces dernières paient de lourds intérêts : 50,5 milliards d’euros contre seulement 19,3 pour l’Allemagne[6].

Au niveau de la distribution des revenus, il n’existe pas de différence significative entre les deux pays. Simplement on constate un mode de financement différent.

INTERPRETATION

VALEUR AJOUTEE ET EBE

Il n’est pas question ici de reprendre une nouvelle comparaison entre les deux pays et chacun connait les différences fondamentales. En revanche, l’examen des comptes nationaux pour le seul secteur des ENF permet déjà d’apporter un éclairage complémentaire et significatif.

Ce sont évidemment les salaires qui font la différence tant au niveau de la productivité des consommations intermédiaires qu’au niveau de la détermination de l’EBE. Il faut du reste noter que cet EBE est d’autant plus rogné que les charges salariales versées et par les salariés et par les employeurs ne financent pas l’intégralité du coût total du travail : les risques de la vie sont aussi financés par de la dette en France. Cela signifie, par conséquent, un écart réel supérieur aux 9,6% avancés précédemment. En intégrant l’effet de taille des 2 secteurs, l’alignement des charges salariales des ENF françaises sur celles de l’Allemagne, implique qu’il faudrait diminuer la masse salariale de ces   ENF d’environ 8O milliards d’euros. Cela représente près de 4 points de PIB pour le seul secteur des ENF. Comme il n’est guère possible d’imaginer un gouvernement ne s’intéressant qu’aux seuls salariés des entreprises, il faudrait aussi imaginer -au nom du principe d’égalité-  une réduction de la masse salariale dans les autres secteurs définis par les comptables nationaux, essentiellement celui des entreprises financières et des administrations publiques. Compte tenu des masses salariales dans ces deux secteurs (respectivement 53 et 284 milliards d’euros pour 2016) cela signifierait toutes proportions gardées, une réduction des masses d’environ 35 milliards d’euros supplémentaires, soit 1,7 points de PIB.

 Au total il faudrait réduire la masse salariale de la France d’environ 115 milliards d’euros pour entrer en conformité avec le modèle allemand. Cette masse salariale plus réduite en Allemagne fait aussi la puissance économique du pays avec un EBE des ENF d’un peu plus du double de l’EBE des entreprises françaises (723 Milliards contre 348 milliards pour la France). C’est dire que la comparaison des PIB  (2225 milliards  pour La France et 3134 milliards pour l’Allemagne) reflète mal une différence autrement plus considérable des capacités productives réelles des deux pays. Dit autrement, et compte tenu que les comptables nationaux ont décidé que les administrations publiques produisent de la valeur ajoutée, on énoncera que la France grossit avec le gonflement de son Etat tandis que l’Allemagne grossit avec la puissance de ses entreprises. Une telle différence de puissance ne saurait être gommée en quelques années même si l’on met en avant les contraintes démographiques spécifiques de l’Allemagne.

LES REVENUS DE LA PROPRIETE

La différence entre les deux pays est considérable et les deux ratios présentés plus haut révèlent des stratégies très différentes de déploiement international des ENF françaises et allemandes. Globalement, les entreprises allemandes se nourrissent de consommations intermédiaires plutôt produites à l’étranger, tandis que les ENF françaises ont tendance à délocaliser un plus grand nombre de  maillons de la chaîne de la valeur[7]. Pour ne prendre que la branche automobile et ce, pour l’année 2011 : 74% des importations françaises étaient constituées de voitures et 26% de pièces détachées ; s’agissant de l’Allemagne, nous avions respectivement 59% et 41%. Ces différences de stratégies se traduisent aussi en termes d’internationalisation du capital des entreprises : pour la France, il représente 59,1% de son PIB tandis que pour l’Allemagne il ne représente que 43,3% du PIB allemand.

Ces chiffres expliquent partiellement les données de la Comptabilité Nationale déjà présentées : la productivité plus grande des consommations intermédiaires allemandes qui participent à la richesse du pays et la faiblesse d’une EBE qui se construit de plus en plus à l’étranger pour la France. En sorte que le PIB français est à la fois saigné et nourri par l’internationalisation des ENF.

Cette situation mériterait d’être observée de façon plus fine. Parce que moins internationalisées, les entreprises allemandes exercent une pression maximale sur les entreprises étrangères fabriquant les consommations intermédiaires, elles peuvent ainsi augmenter les marges par des prix de transfert avantageux et peu discutables. Parce que plus internationalisées, les entreprises françaises qui fabriquent des consommations intermédiaires à l’étranger peuvent pratiquer des prix de transfert élevés faisant au final apparaitre des profits plus élevés à l’étranger, un profit déjà nourri par les conditions locales de production. L’internationalisation joue donc ici plus au profit des entreprises qu’à celui du pays. En Allemagne,  l’internationalisation joue au profit des entreprises comme à celui du pays. La différence avec ses effets sur l’emploi est fondamentale pour comprendre la plus grande cohésion dans ce dernier pays et les difficultés croissantes d’un vivre ensemble en France.

 

 

 

 

 

 

[1] On pourra ici lire dans le Monde du 8 juillet l’article de

Thomas Piketty : « la comédie du CICE ».

[2] http://g21.fr/

[3] Ce travail sera lui-même présenté au colloque du G21 qui se tiendra à Colombey Les deux églises les 6 et 7 octobre prochain.

[4] Signalons que, logiquement, la productivité des consommations intermédiaires s’accroit. Cette dernière n’est que le reflet de la croissance de l’efficience productive au cours du temps. Ainsi cette productivité qui n’était que de 0,7 en 1950 en France n’a cessé de se développer : 0,652 en 1960 ; 0,615 en 1970 ; 0, 611 en 1980 ; 0, 582 en 2000.

[5] Il n’était que de 4% en 1960, c’est à dire à une époque où l’économie française était très auto-centrée. Il a régulièrement dépassé les 50% à partir des années 2000.

[6] Les ENF allemandes paient réellement 30 milliards d’euros, mais rapporté au poids plus faible du secteur des ENF françaises, le versement théorique n’est plus que de 19 milliards.

[7] On pourra reprendre ici notre texte : http://www.lacrisedesannees2010.com/2016/09/la-politique-industrielle-d-un-france-liberee-du-carcan-de-l-euro.html.

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