Les résultats des élections européennes de mai 2014 peuvent être interprêtés à la hâte. Ils peuvent aussi s'étudier en profondeur. La rubrique "Etats et politiques" de notre blog est l'objet d'une telle analyse. Nous reprenons ci-dessous un texte publié le 28 octobre dernier : "Mondialisation : l'aventure étatique est loin de s'achever". Nous pensons sincèrement que c'est là le premier enseignement des élections de ce 25 mai 2014.
Voici le texte publié le 28 octobre 2013:
Notre article consacré à la spécificité des crises de l’entrepreneuriat politique débutait ainsi :
« Les entreprises politiques sont des organisations en concurrence pour l’accès à ce monopole qu’est l’Etat. Animées par des intérêts privés : le goût du pouvoir, la recherche d'avantages matériels ou symboliques, elles utilisent la puissance idéologique d'un "intérêt général", et transforment en métier, l’édiction de l’universel de la société, à savoir la production du cadre juridique général. »
La récente littérature ( Revue Commentaire dans son numéro 143, Revue Esprit dans son N° de l’été 2013, dernier ouvrage d’Alain Touraine consacré à « la fin des sociétés », etc.), mais aussi les évènements récents ( disparition d’une réelle autonomie budgétaire en Europe, Shutdown aux USA, projet de référendum pour l’indépendance de l’Ecosse ou de la Catalogne, etc.) , enfin des processus en cours ( dynamiques identitaires, globalisation de l’ethnicité, revendication d’une démocratie directe par Internet, etc.) questionnent la grande aventure Etatique.
Sauf disparition, hypothèse que l’on ne peut à priori exclure – phénomène qui serait sans doute fort étranger à la thèse de la « fin de l’Etat » des marxistes – les Etats restent pourtant en raison de leur nature même une structure monopoliste à l’intérieur d’un territoire délimité par des frontières. Si, d’aventure cette structure monopoliste se brise, on obtient assez logiquement plusieurs monopoles (pensons à l’URSS). Seules les modalités de la capture de l’Etat évoluent et se transforment. Précisément cette dernière devient problématique en raison des forces gigantesques et parfois opposées qui s’exercent sur la vieille forme Etat- Nation.
La première force est sans doute celle qui fit d’abord naître, puis assurer le succès de l’Etat-Nation.
Un Etat-Nation qui meurt de son succès
L’Etat-Nation résultait le plus souvent de la sublimation des ordres anciens, l’intérêt général étant le dernier substitut des dieux ou des conceptions organicistes de la société. Et un substitut fondamental, les hommes du stade historique correspondant ayant besoin de croire en lui, et devant affirmer bruyamment son existence, dans le cadre d’entreprises politiques pouvant elles- mêmes s’appuyer sur une science : celle de l’économie. Jadis, il fallait impérativement croire en Dieu. Après l’éloignement de ce dernier il fallait croire en l’intérêt général.
Les formes de la capture de ce nouvel universel qu’est l’Etat-Nation par les différents acteurs – entrepreneurs économiques, citoyens validant plusieurs rôles, parfois simultanément, (salariés, consommateurs, épargnants), et bien sûrs entrepreneurs politiques - s’inscrivent toutes dans la ferme croyance de cet intérêt général, à construire et à reconstruire en permanence sur les marchés politiques. Ce qu’on appellera par exemple le « compromis social-démocrate » en France ou « l’ordo libéralisme » en Allemagne.
Le succès de cette forme s’est le plus souvent affirmé dans le cadre du développement de l’économie de marché, système produisant lui-même - selon Montesquieu et plus tard Albert Hirschman et tant d’autres - la « sublimation des passions vers les seuls intérêts ». Précisément cette montée favorise celle de l’individualisme et l’effacement progressif de l’idéologie de l’intérêt général. Ainsi même les ersatz de Dieu furent progressivement contestés.
Pendant très longtemps la montée de l’abondance sur les marchés économiques (trente glorieuses de l’occident et trente glorieuses des émergents) était en correspondance avec celle des marchés politiques. Correspondance logique, l’Etat n’étant qu’une extériorité à capturer, les grandes entreprises politiques et leurs acteurs franchisés que sont les entrepreneurs politiques, se devaient d’offrir comme sur les marchés politiques l’abondance de produits, ici des produits politiques. Au fond, l’inondation de la société par l’économie était souhaitée par tous, était la forme concrète par laquelle devait passer l’intérêt général. Souvent ce qui ne pouvait être gagné sur les marchés économiques, passait par la manipulation politique de ces derniers : élévation du taux de salaire, règles de protection ou de concurrence, taux de change, mise en place d’infrastructures, etc. Entrepreneurs politiques, entrepreneurs économiques et citoyens construisaient ainsi une interaction sociale adaptée à une montée de l’économie mesurable par un taux de croissance.
Longtemps, il fût - pour les entreprises politiques - possible d’offrir comme au début du fordisme économique des produits standards : perfectionnement des droits de l’homme, démocratisation croissante des institutions, droits sociaux généraux etc. Mais avec l’inondation de l’économie et la montée de produits de plus en plus personnalisés, les entreprises politiques, comme celles de l’économie, furent saisies de revendications multiples et de plus en plus personnalisées : fin du « nous » au bénéfice du seul « moi », fin du carcan des devoirs au seul profit des « droits liberté » et des « droits créances », fin de la loi générale abstraite et impersonnelle au profit d’une réglementation de niches qui vont proliférer, fin qui bien évidemment en arrivera au refus du destin partagé et jusqu’à la contestation radicale de l’impôt, d’où par exemple la multiplication de niches fiscales. Paralèllement d'autres revendications viendront contester ce qu'Hervé Juvin appelle le "règne du même " ( "La grande séparation, pour une écologie des civilisations", Gallimard, Octobre 2013). Il s'agit de revendiquer la diversité humaine, de respecter les infinies façons de vivre en humains et entre humains et de protéger ces derniers en réinventant les frontières dont Régis Debray faisait l'éloge ("Eloge des frontières", Gallimard, 2010).
C’est dire qu’aujourd’hui, le manteau idéologique de l’intérêt général qui était le produit symbolique fondamental des grandes entreprises politiques tend à se retirer, laissant ainsi apparaitre une réalité cachée : les entrepreneurs politiques, qui ont depuis si longtemps et fort banalement professionnalisé ce qui ne pouvait l’être, ne sont peut -être pas, (ou plus) altruistes et dévoués à la Nation. Une nation qui est contestée puisqu’elle n’est plus le socle d’un destin partagé.
Marx expliquait, sans doute maladroitement, qu’en capitalisme le marché masquait la réalité de l’exploitation en transformant le coût du travail en un simple prix (le salaire), ce qui n’était pas le cas des modes de production antérieurs, où la réalité de l’exploitation se lisait brutalement à livre ouvert (esclavagisme, féodalisme, etc.). La fin de l’Etat-Nation serait ici un processus inverse : la réalité de l’Etat -un universel ou une extériorité accaparée et utilisée à des fins privées- n’apparait qu’avec la généralisation du marché, lorsque l’idéologie d’un intérêt général s’efface. Le marché cachait la réalité du capitalisme, il découvre aujourd’hui la réalité de l’Etat. Avec toutefois un constat d’impuissance : capitalisme et Etat semblent être des réalités indépassables : par quoi remplacer le marché ? Par quoi remplacer l’Etat ?
De façon moins savante et à la « surface des choses » cela signifie le grand déclin des grandes entreprises politiques et de leurs franchisés, c’est-à-dire les entrepreneurs politiques eux-mêmes. Ces citoyens devenus simples consommateurs de produits politiques connaissent désormais la partie cachée du réel. Ils veulent de la transparence. Ils veulent de la participation. Ils pensent confusément que désormais, la démocratie telle qu’elle est, se révèle possiblement être un système qui permet à chacun de voler tous les autres. Ils pensent confusément que l’impôt est largement illégitime et approuvent- par exemple en France- à près de 50% l’exil fiscal (sondage IPSOS-CGI du 15 octobre 2013). Mieux, ils contournent -comme dans la distribution- la chaîne logistique de l’approvisionnement et créent des groupes de pression négociant directement avec les administrations. Et curieusement, tout cela se déroule dans un climat d'affaissement d'une raison collective - celle d'une société organisée- au profit d' émotions susceptibles de connaitre les embrasements désordonnés de la foule.
Toujours à la « surface des choses » on semble assister au grand affaissement de l’Etat. Ainsi pour ne parler que de la France on a vu apparaitre des agences indépendantes (« Autorités administratives indépendantes »), chargées de la régulation d’un secteur, par exemple l’AMF pour la régulation financière. Bien évidemment on a vu apparaitre l’indépendance des banques centrales, ce que nous avons appelé « l’écrasement de la verticalité » ( Cf. « regard sur les banques centrales : essence, naissance, métamorphoses et avenir », Economie Appliquée, tome LXVI, octobre 2013) On a vu également des institutions, théoriquement au service de l’Etat, telles le Conseil Constitutionnel ou la Cour de Comptes dépasser un simple contrôle de régularité (mission officielle) pour en arriver à émettre des injonctions. On a pu aussi voir des entreprises étrangères accaparer une procédure d’exception de Constitutionnalité, qui elle-même n’existait pas il y encore peu de temps. Etc.
Bref, l’inter-action sociale qui – il y a très longtemps et probablement plusieurs milliers d’années -avait engendré puis sacralisé l’Etat, est aujourd’hui force de sa désacralisation. Et cette dernière ne peut évidemment pas servir des constructions supr-étatiques telle l’Europe : les Etats ne se déconstruisent pas au profit d’une identité européenne laquelle souffre au même rythme que ses participants. Dominique Reynié ( « l’opinion européenne » édition 2013 – lignes de repères) a ainsi tort de s’étonner que le désaveu européen ne corresponde pas à un regain de confiance de l’Etat-Nation.
Les entrepreneurs économiques ne sont sans doute pas en reste et sont les premiers à échafauder de puissants lobbys. Ils rêvent, avec la mondialisation d’un monde sans Etat et considèrent parfois ceux-ci comme des contraintes inutiles voire nuisibles au bon épanouissement du marché, d’où les procédures de contournement, facilitées par l’immatérialité de leurs activités liées à Internet, et l’apparition d’entreprises dites « sans Etat » (Irlande).
Beaucoup voulant aller plus loin, pensant que l’économie est un ciment social plus honnête que celui offert par les marchés politiques- ce que Juvin appelle la "mise hors sol de l'humanité"- se précipiteront dans l’utopie du Zéro impôt ou de la monnaie privée. Ainsi le « Bitcoin » , non pas en tant que monnaie locale, mais en tant qu’étalon monétaire classique devrait, pense-t-on, se substituer aux étalons classiques en perte de crédibilité. Utopie bien sûr, puisque la monnaie – désormais éloignée d’un Etat qui ne l’émet plus et que l’on dit pourtant « équivalent général »- suppose la règle de la loi et donc la violence de l’Etat. Utopie donc, mais parfois rationalité prudente, et toujours sur le plan monétaire, face à l’insécurité grandissante sur les monnaies des Etats, utilisation de plus en plus massive des matières premières comme instrument de réserve des valeurs : blé, sucre, pétrole, or, etc.
A un niveau plus concret, ces croyances et comportements plus ou moins libertaires déconstruisent le monde hiérarchisé de toujours pour plébisciter un monde plat : la société devient hall de gare ou d’aéroport pour reprendre l’expression de Finkielkraut ("L'identité malheureuse", Stock, octobre 2013). Le « vivre ensemble », question qui ne se posait pas, devient problème quotidien en ce qu’il désigne un mot signifiant la désintégration de la réalité qui lui correspond. Mais précisément, c’est cette désintégration qui propulse sur l’avant-scène d’autres forces différentes et souvent parfaitement contraires à celles d'un jusqu’auboutisme démocratique qui est parvenu à la négation de ce qu'il était.
Les Forces de recomposition
Diverses, elles s’inscrivent souvent dans l’échec de l’utopie économiciste faisant de l’interaction sociale fonctionnant au seul carburant du marché une impossibilité pour nombre d’acteurs. La sublimation des passions vers les intérêts hors du carcan de l’Etat-Nation ne fonctionne que de façon trop imparfaite, et la mondialisation, mal comprise, ne peut qu’aggraver la crise de surproduction à l’échelle mondiale. (cf http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20131008trib000789408/la-competitivite-comme-suicidaire-panique-collective.html).
Voilà sans doute la force essentielle qui va commander les formes nouvelles de recomposition.
Une première forme concerne le démantèlement des Etat-Nations les moins homogènes. Il s’agit d’Etats-Nations composés de communautés distinctes historiquement rassemblées sous la houlette d’entrepreneurs politiques ayant édifié un Etat unique (Espagne, Grande Bretagne, Belgique, etc.). Ces Etats-Nations parce que non homogènes se heurtent à la contestation croissante des transferts vers l’Etat-central. Contestation qui résulte d’un double mouvement : celui de la crise, et celui de la fin de l’idéologie de l’intérêt général.
Parce que la crise aggrave les inégalités de performances entre les sous-ensembles de ces Etats-Nations, elle invite à l’augmentation des transferts exigés par les entrepreneurs politiques centraux, transferts de plus en plus contestés : La Catalogne n’accepte plus de financer l’Estremadure, La Flandres n’accepte plus de financer la Wallonie, etc. Et ces résistances s’accroissent aussi en raison de l’affaissement de l’idéologie d’un intérêt général. Ce type de décomposition/ recomposition ne conteste pas la mondialisation laquelle devient au contraire un appui pour une libération : il ne s’agit pas de se recroqueviller sur une culture provinciale, mais de s’en libérer d’une autre. Il ne s’agit pas de construire un nouvel univeralisme mais de se libérer d’un particularisme.
C’est dire qu’il ne s’agit pas vraiment de créer un nouveau monopole Etatique, un nouvel Etat-Nation en modèle réduit. Parce que la montée de l’économie et avec elle celle de la mondialisation ne sont pas contestées, parce que l’on est prêt à affronter toutes les conséquences de la foudre numérique en termes d’explosions de nouveaux échanges sans frontières, la seule variable qui importe est celle du coût d’un Etat que l’on doit néanmoins supporter parce que réalité encore indépassable.
Ainsi l’indépendance de la Catalogne, de l’Ecosse, de la Flandre etc. se tente au nom d’un arbitrage de coûts : la communauté choisit l’Europe réputée plus avantageuse que les prélèvements de l’Etat central historique. Dans d'autres cas l'arbitrage de coûts poura se faire sur la base de droits historiques que l'on veut maintenir (Bretagne?).
La sécession revendiquée, se fait aussi probablement sur la base d’un affaissement et non d’une disparition complète de l’idéologie d’un intérêt général : une version modernisée de l’Etat-Nation plus réduit et surtout ouvert est encore pensable. La sécession revendiquée est d’essence pacifique, la logique des intérêts a bien effacé celle des passions. Elle n’interviendrait que sur la base de ces produits politiques relativement nouveaux que sont les référendums d’autodétermination avec parfois initiative populaire.
La problématique de la « fermeture » de l’Etat fédéral au niveau américain est sans doute assez différente. Pour autant elle témoigne avec la lutte contre le « Obamacare » et la mise en avant des Thèses d’un James Madison (4ièmeprésident des USA) d’un réel recul du périmètre de l’intérêt général. Là aussi, il s’agit moins de construire un nouvel universalisme que de se libérer de contraintes, ici en convoquant une histoire singulière.
Une place particulière doit bien sûr être réservée aux structures conglomérales prémodernes ne correspondant pas à de véritables Etat-Nations : URSS, Irak, Syrie, nombre d'Etats africains, etc. Dans ce type d’espace les entrepreneurs politiques ayant édifié ces conglomérats sont parfois extérieurs et souvent très récents. Les conglomérats en question n’ont jamais réellement développé de façon crédible l’idéologie de l’intérêt général au travers de racines communes. Il en résulte que la phase actuelle de décomposition est d’une logique fort éloignée de celle précédemment évoquée, et logique n’excluant pas la violence inter ethnique.
Une seconde forme correspond à la résistance face au dépassement de l’Etat-Nation classique, résistance prenant appui sur le principe de souveraineté, instance fondatrice sans laquelle le « big-bang » des Etats, avec leurs frontières, eût été historiquement impossible. Parce que la souveraineté exclut dans sa définition l’idée d’un pouvoir qui serait au-dessus du pouvoir, elle se méfie d’une imbrication interétatique et de règles supranationales facilitant le processus de mondialisation. La résistance est ici le fait d’acteurs se disant encore citoyens et ne voient dans l’effritement de la souveraineté qu’une manipulation des entrepreneurs politiques qui, parfois associés à des entrepreneurs économiques, détruiraient la Nation de toujours. Nous avons là l’émergence des entreprises politiques dites populistes, notamment celles que l’on rencontre aujourd’hui dans nombre de vieux Etats européens (Autriche, Pays-Bas, Slovaquie, Finlande, Hongrie, Grèce, France, etc.).
Parce que résistante cette forme est évidemment moins pacifiste, et l’on y retrouve la logique violente de la désignation de boucs émissaires. Cette forme se cache derrière un certain nombre de traits caractéristiques de ce qui est un national populisme : valorisation du « nous » comme « descendants d’un âge d’or », rejet de l’autre (« Altérophobie ») et en particulier des élites coupables, conception organiciste du monde, évidemment rejet de la mondialisation.
Dominique Reynié ( « Populisme : la pente fatale », Plon, 2011) désigne cette forme par l’expression de populisme patrimonial. Il est vrai que ce courant cherche aussi à préserver un patrimoine aussi bien culturel qu’économique, patrimoine qui serait menacé par l’immigration mais aussi la construction européenne et le mondialisme. Dans le même ordre d’idées ce courant est logiquement anti fiscaliste, individualiste et conservateur.
Pour autant, il y a lieu de distinguer le populisme en provenance des courants d’extrême droite à la recherche de boucs émissaires et les autres plus pacifiques, moins taxables d’Altérophobie, et plus simplement et seulement souverainistes. Il s’agit là d’une simple volonté restauratrice d’un passé idéalisé sans souci d’un repli identitaire.
Une troisième forme correspond précisément à celle du repli identitaire, ou ce qu’on appelle le communautarisme. Parce que l’Etat-Nation est contesté par la mondialisation, il cesse de protéger des minorités qui par ailleurs sont davantage exposées que d’autres aux effets de la grande dissociation entre offre et demande globales mondiales. L’excédentaire production des émergents (Chine notamment) est venue détruire les emplois faiblement qualifiés et occupés par des minorités ethniques implantées en Occident. La perte relative d’identité était jusqu’ici compensée par l’accès aux complets bénéfices de l’Etat-Nation, ce que les entrepreneurs politiques de l’époque désignaient par le terme « d’intégration ». Ces bénéfices disparaissant par le jeu de marchés politiques conduisant à la mondialisation, il ne reste plus, avec ce qui est vécu comme une accumulation des humiliations, que le repliement sur l’identité et la construction de frontières avec le reste de la nation.
Il ne s’agit pas ici de faire sécession tout en restant dans la modernité, ce qui est le cas de la première forme de recomposition. Il s’agit à l’inverse de retrouver les formes archaïques de l’Etat, lorsqu’il était juste après son « big- bang » enkysté dans la religion. Forme archaïque qui contestera au nom de la liberté une laïcité française laquelle est soupçonnée- selon Martha Nussbaum (« Les religions face à l’intolérance », Climats, 2013) de privilégier l’absence de religion. Il y a ici sécession et contestation des frontières de l’Etat-Nation avec le développement de zones de non droit, ni modernes (Etats-Nations), ni post-modernes (mondialisation).
Cette troisième forme peut se retrouver chez les sécessionnistes de la première : il n’est pas impensable qu’une Belgique ayant réduit le périmètre de l’idéologie de l’intérêt général jusqu’à faire naitre 2 Etats, ne soit pas au sein de ces nouveaux espaces, préoccupée par l’émergence de la troisième.
Maintenant cette dernière forme, bannie par la seconde, en accepte pourtant certains traits : racines plongées dans le passé, sacralisation de l’héritage culturel, conception organiciste du monde, altérophobie, etc. Elle se nourrit aussi de son rejet par les deux autres qui, voulant réduire le périmètre de l’intérêt général, acceptent de plus en plus le coût de la réduction de l’universalisme de jadis, ou du cosmopolitisme non assumé : acceptation des ghettos, renoncement à la solidarité, à l'immigration, etc.
On le voit, le futur de l’aventure étatique n’est nullement écrit.
La montée des intérêts est une force déterminante de contestation de l’idéologie du bien commun. Cette montée ne peut toutefois faire disparaitre des Etats qui se redessinent et se multiplient : il y aura toujours une instance au- delà de chacun des acteurs du jeu social. Simplement, il semble bien que la mode est plutôt au rétrécissement qu’à l’élargissement. Parce que l’intérêt général est de moins en moins visible, le périmètre des Etats ne peut au mieux que se maintenir (forme 2). Il doit à l’inverse plutôt se réduire (forme 1) voire peut-être même se fragmenter à l’intérieur d’espaces prémodernes en cours de formation ( forme 3), espaces qui peuvent aussi grossir avec les migrations, elles- mêmes impulsées par la mondialisation.
A contrario, le passage à des grands ensembles fédéraux ou confédéraux n’est guère envisageable et nous avons déjà montré en ayant recours aux analyses de Rawls que le jeu interétatique, donc le jeu des marchés politiques nationaux, ne peut déboucher facilement sur ce type de construction. Le présent blocage de la construction européenne est là pour nous le rappeler. Bien évidemment le passage à un Etat mondial est encore beaucoup plus irréel, le produit politique « construction d’un gouvernement mondial » ne correspondant qu’à un marché de niche, incapable de parvenir à maturité.
Cela ne signifie évidemment pas que les mensonges faciles sur l’actualité, ou sur l’inéluctabilité de la construction de grands ensembles continentaux vont disparaitre, tant il est vrai que les exhortations l’emportent souvent sur la réflexion. Clairement, les débats, rencontres, travaux et colloques stériles sur la naissance d’une Europe politique vont proliférer, car selon le mot de Sylvestre Huet : « Entre un mensonge simple et une vérité compliquée à démontrer, c’est le menteur qui l’emporte ».
Ces quelques réflexions et conclusions peuvent constituer pour le lecteur une matière première susceptible d'enrichir l'appréciation des élections européennes qui viennent de se dérouler.