La note précédente , en introduisant la notion du coût de la vie comme élément fondamental dans la compréhension des phénomènes affectant l’agriculture nous a permis de comprendre que le vrai problème de l’Occident et plus particulièrement la France était de voir beaucoup des industries chargées de produire les « biens- salaires » se déplacer dans ce qui était jadis le Tiers-monde. Avec une contre-partie essentielle : l’Occident devient progressivement une immense zone où un revenu non produit se trouve acheteur d’un immense stock de marchandises « biens-salaires » issues du dit ex-Tiers -monde. La France est plus particulièrement exposée au phénomène en raison de son appartenance à une zone monétaire lui assurant un taux de change artificiellement élevé se payant d’un déficit commercial anormalement élevé.
La présente note tentera d’aller plus loin sur les causes de ce que nous avons déjà appelé la construction de territoires incohérents. Non incohérents dans le paradigme libre échangiste des économistes d’aujourd’hui, mais totalement incohérents dans celui des économistes d’hier qui affirmaient haut et fort que le développement est le « noircissement de la matrice des échanges interindustriels » (TEI) de la Nation : on compose la chaîne de valeur qui, elle-même productrice de revenus, permettra d’acheter ce que l’on aura produit. Le tout menant sur le chemin de l’équilibre des échanges extérieurs.
1- le mécontentement du « dernier carré » des agriculteurs français relève de leur impossibilité de rester acteurs d’une «plus- value relative » dont ils furent historiquement les moteurs centraux. Jadis les gains de productivité de l’agriculture diminuaient le coût de la vie, et permettaient aussi d’offrir de nouveaux débouchés à une classe de « biens-salaires » en continuel enrichissement. En effet les revenus salariaux seront de moins en moins affectés à une nourriture de plus en plus accessible et bon marché (18% aujourd’hui contre plus de 50% en 1950) et de plus en plus affectée à des produits manufacturés devenant de nouveaux « bien-salaires ». Les économistes désignent par « élasticité de substitution », ce phénomène qui, partant de la baisse relative des prix des aliments, vient augmenter la demande des autres « biens- salaires ». Simplement exprimé, c’est aussi parce que la productivité agricole augmente que les débouchés des autres industries chargées de délivrer des « biens salaires » (biens d’équipements ménagers, automobile, santé, éducation, etc.) augmentent. Jadis l’agriculture ne se contentait pas de nourrir les citoyens/salariés, elle nourrissait aussi l’ensemble de l’industrie des « biens-salaires ». La disparition des gains de productivité, voire perte de productivité, au sein du « dernier carré » des agriculteurs français bloque le système….et autorise l’expulsion de la plupart des activités de confection des « biens salaires » vers le Tiers Monde ou la périphérie de l’Occident. Penser au consommateur français devenu impécunieux exige de rassembler tous les efforts de productivité dans l’ex Tiers-Monde où la valeur de la force de travail reste encore faible. Souvenons-nous, avant même le blocage des gains de productivité agricole, des pénuries de masques, médicaments, etc.
2- Cet affaissement de productivité relève de plusieurs facteurs.
Tout d’abord, la concentration permettant une hausse des rendements est limitée par un facteur relativement fixe, celui des surfaces. Il est très difficile dans l’agriculture de proposer, comme dans l’industrie 4/0 ou l’industrie du numérique, de fonctionner à rendements continuellement croissants (le coût marginal est rarement nul dans l’agriculture alors qu’il devient quasi courant dans nombre de branches de l’industrie). Parce que la terre fait l’objet d’une appropriation restée familiale et qu’elle est aussi un mode de vie aux racines anciennes, la concentration est difficile et la surface disponible par exploitation ne peut s’accroître que modérément (25% entre 2010 et 2020). Dans le même temps, faible concentration d’un côté (élevage par exemple), et monopolisation de l’autre (achat par quelques grandes laiteries par exemple), entraînent des situations contractuelles où le coût marginal dépasse la recette marginale (exemple des contrats fixant les quantités et non les prix). La réalité est ainsi souvent celle d’un monopsone.
Un second facteur de la disparition est bien évidemment l’interdit croissant des intrants (engrais, pesticides, molécules diverses) qui généraient les gains de productivité et nourrissaient la «plus- value relative ». D’une certaine façon, ces interdits deviennent, par ricochet, des facteurs d’augmentation du coût de la vie, donc augmentent théoriquement la « valeur de la force de travail » au sens de Marx.
Un troisième facteur -sans doute très lié au second- est la volonté écologiste de ne plus obtenir de gains de productivité par ponctionnement de la nature et de la vie en général. On peut ici multiplier les exemples. Le premier est sans doute de constater que le passage à l’agroécologie (haies pour freiner l’érosion et les bioagresseurs, cultures mélangées pour ces mêmes bioagresseurs, cultures sans labour pour l’enrichissement de la matière organique et le stockage du carbone, etc.) maintient les rendements mais supposent de lourds investissements de transition. Le second est la réorientation de la PAC qui, jadis, instance accélératrice de la modernisation et donc productrice de « plus-value relative », est devenue instance partiellement répressive (25% de son montant total est désormais affecté à des conditions de pratiques environnementales sanctionnables). La troisième est sans doute la volonté de limiter drastiquement la production de viande responsable de 13% des émissions de gaz à effet de serre et consommatrice de 65% de la surface des terres agricoles. A ces volontés s’accrochent de nouvelles menaces décourageantes pour les acteurs, voire pour les modes de vie, par exemple la volonté d’entrer en rupture totale avec le remplacement de la viande par des viandes végétales et cultivées…ce qui met en cause les foncements anthropologiques et culturels de nos sociétés.
3- Au total les spécificités productives et la volonté écologique sont responsables de l’émergence de rendements brutalement décroissants, venant en principe augmenter le coût de la vie et, comme dirait Marx, la « valeur de la force de travail ». Grande Distribution et agroalimentaire sont dans la même famille et la bataille autour d’EGAlim 1 et 2, 3 ? ne peut, sauf révolution des règles du jeu, que se terminer par la fin du « dernier carré » et la mondialisation définitive de ceux qui assuraient la circulation des biens alimentaires et leur transformation. La délocalisation des centrales d’achat constitue un bon exemple de cette mondialisation : l’agriculture victime du Titanic espère encore une chaloupe quand ses partenaires échappent totalement au naufrage. La non-augmentation de la « valeur de la force de travail » occidentale passe par la disparition de plus en plus complète de la plupart des activités liées à la production occidentale des « biens-salaires ». Et la France avec son taux de change négativement inadapté (taux trop élevé) est plus exposée que d’autres, telle l’Allemagne bénéficiant elle d’un taux de change trop faible. Dans cette perspective, ne subsisteraient que les activités de services non délocalisables, en particulier les services à la personne qui eux-mêmes sont rattachés à la catégorie des « biens- salaires » : social, éducation, santé, etc. On pourrait même aller plus loin en délocalisant les bénéficiaires nationaux desdits soins : Aux extrêmes pourquoi ne pas implanter des EHPADS dans l’ex Tiers-monde et bénéficier des services d’un travail moins coûteux ?
4- La solution serait évidemment la prise en charge par la collectivité de l’ensemble de l’agriculture : soit des aides et subventions (prise en charge des coûts de destruction de la nature, des coûts de rétablissement de la qualité des productions et du rétablissement du cadre de vie rural), soit des prix administrés des « biens salaires » agricoles permettant la couverture de tous les coûts et une vie digne pour les agriculteurs. Cette dernière solution supposerait évidemment des droits de douane à hauteur des coûts de rétablissement de la compétitivité. Quelle que soit la solution retenue, nous sommes bien dans un mécanisme d’inversion de « plus-value relative » impulsé par la protection de l’environnement/cadre de vie et le respect de la dignité des agriculteurs. Un coût net supplémentaire doit être réparti entre baisse des « niveaux de vie », baisse de la demande des autres « biens- salaires », et dette publique. On pourrait imaginer des investissements de rupture qui, par magie, permettrait le retour d’une « plus-value relative » avec non plus une diminution des surfaces mais une reconversion et une augmentation consacrée à la récupération de la photosynthèse. Cette dernière qui est le cœur même d’une agriculture captant l’énergie solaire pouvant donner lieu à des produits liés : nourriture, décarbonation de pans entiers de l’économie, énergie, biochimie, biomatériaux, etc… Hélas, ces innovations exigent des investissements colossaux lesquels imposent un temps trop long.
5- les montants en jeu sont très importants et dépassent de très loin le montant de la PAC : Probablement plusieurs dizaines de milliards d’euros. Ils viennent aussi en concurrence avec des coûts géopolitiques massifs d’un nouveau genre : le passage nécessaire à une économie de guerre. Deux grandes pistes sont possibles en termes de politique publique : soit le choix du respect des règles du jeu de l’UE, soit le dépassement de ces mêmes règles.
- Le premier choix suppose la prise en charge par la collectivité et donc l’impôt. Au-delà de la PAC actuelle, il faut prévoir un mécanisme de subventions et/ou aide à l’investissement privé, voire investissements publics. Une opération plus facile est la dérèglementation. Privilégier l’investissement est évidemment préférable à toute forme de révision règlementaire. Il suffit de comparer les premiers résultats spectaculaires de l’économie américaine qui privilégie l’investissement (cf « l’Inflation Reduction Act ») à ceux très discutables de l’UE qui privilégie le règlement dans son approche globale du respect de l’environnement. Le coût global est d’ordre fiscal et l’impôt finance une production d’aliments nationaux qui vont progressivement se substituer aux aliments importés devenant eux moins compétitifs. Prenons conscience que cette substitution ne sera guère facile car la volonté écologiste de la fiscalité va s’opposer aux gains de productivité : la nature sera davantage protégée au sein d’un ensemble productif d’autant plus difficilement croissant que les importations moins coûteuses resteront présentes. En attendant la fiscalité supplémentaire déprime l’activité globale (les niveaux de vie baissent du montant de la fiscalité nouvelle) avec effets pervers sur la demande des autres « biens- salaires ». Le choix du respect des règles du jeu de l’UE – en particulier le marché unique- invite, en termes de politique publique à arbitrer entre fiscalité nouvelle et accroissement de la dette publique. Réparer l’agriculture sans casser le marché unique et sans déprimer la demande globale suppose une forte incitation à l’accroissement de la dette publique. L’accroissement continue du périmètre du libre échange par Bruxelles accroit la pression sur les facilités de la dette publique : il vaut mieux, au moins partiellement, s’endetter que de continuer à renforcer la fiscalité à des fins de rétablissement d’une agriculture de plus en plus attaquée par l’ex Tiers-Monde. Arbitrage délicat.
-Le second choix correspond à un vrai dépassement des règles du jeu. Droits de douane, restrictions diverses, et surtout prix administrés en deviennent les outils. Des outils en principe interdits et qui seront dénoncés par tous les acteurs extérieurs au monde agricole. Ils seront aussi dénoncés par l’ensemble de la bureaucratie qui se complait dans les délices de l’abandon de la souveraineté. Pensons par exemple aux autorités administratives indépendantes tel l’office français de la biodiversité (OFB) ou plus encore l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) qui peut prendre en otage un gouvernement (plan Ecophyto) au nom du respect d’un Etat de droit. L’agroalimentaire réagira et cessera de s’alimenter en intrants agricoles à partir du terroir français. On pourrait à l’infini multiplier les exemples. Et effectivement, on pourrait voir se profiler la « route de la servitude » chère à Hayek. Le problème est pourtant ailleurs. Dans un tel contexte des prix beaucoup plus élevés des produits alimentaires entraînent une ponction de la demande sur toutes les autres branches produisant des « biens-salaires ». Nous sommes plongés dans la question de l’insuffisance de la demande globale de « biens-salaires » en raison d’une baisse des niveaux de vie (« s’alimenter devient trop cher »). La politique publique ici retenue doit prendre en réflexion la « valeur de la force de travail » qui globalement augmente (son coût de reproduction augmente en raison de l’inefficience impulsée par la volonté de protéger la nature et le « dernier carré » d’agriculteurs). Logiquement cela passe par une augmentation des salaires … qui va poser la question de la diminution des marges de toutes les entreprises, en particulier françaises…et va en conséquence poser la question de leur compétitivité tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Il faudrait que les entreprises produisant les « biens salaires » non agricoles puissent générer des gains de productivité profitant au final aux salariés selon la logique classique de la « plus-value relative » de Marx, mais elles sont étouffées dans leur volonté de modernisation par la baisse potentielle des marges en particulier en France. La course à la délocalisation ne peut faiblir dans un tel contexte.
Le lecteur averti comprend qu’il faudrait, surtout s’agissant d’une France connaissant un déficit extérieur catastrophique, retrouver des marges à l’international par baisse du taux de change. Hausse des marges à l’exportation et restauration de marges nationales à l’importation. Ce qui pose évidemment la question de la monnaie qui ne peut plus être une simple marchandise assortie d’un prix de marché mais qui doit retrouver un statut de variable politique. La monnaie devient, comme jadis, affaire de politique publique.
6- Au terme de notre réflexion il apparait évident que la crise agricole dépasse de très loin sa seule dimension rurale. Son affrontement pose celle du choix de politique publique à retenir : politique publique à l’intérieur des règles du jeu du globalisme et en particulier de l’UE, ou bien politique publique de rupture consacrant le retour à l’Etat organisateur ? En terme d’efficience Il apparait évident que la stratégie de rupture domine celui de la continuité. Pour autant cette stratégie est aussi celle qui développerait la probable fin de la monnaie unique, une stratégie ne devenant réellement dominante que dans un contexte beaucoup plus global et très difficile à décrire.
7- Face à un tel risque qu’aucun acteur politique n’est aujourd’hui prêt à prendre, la stratégie de prise en charge par l’impôt sera, le plus longtemps possible, conservée. A l’inverse de celle de la rupture, elle ne saurait entrainer le rétablissement massif de la production et la fin de l’incohérence des territoires avec les effets catastrophiques de l’entretien d’un monde où l’on prend l’habitude de dépenser un revenu qui n’est pas produit. Une habitude aux risques géopolitiques majeurs. Notons aussi que cette stratégie est aussi plutôt le choix de la dette que celui de la production. Penser pouvoir trouver une solution à la question de l’agriculture sans toucher aux règles du jeu accroit la pression sur une dette abyssale qu’il faut pourtant encore augmenter. C’est dire aussi que ce choix augmente mécaniquement la part de marché de la finance dans le total du PIB. Clairement, la dette publique augmentant avec les risques associés, suppose l’apparition de nouveaux produits de couverture porteurs d’opportunités pour la finance…donc de nouveaux débouchés…Plus clairement encore la dette est très difficilement remboursable dans la mesure où le capital qu’elle génère n’est pas productif : on ne peut attendre de la valeur nouvelle à partir d’une simple réparation.
S’agissant de la France les économistes continueront, de façon abracadabrantesque, à évoquer les dangers de la dette alors que le véritable problème du pays est d’abord son incapacité à produire, incapacité tristement lisible dans sa balance commerciale.
Ce qu’il faut retenir
1-La crise de l’agriculture ne peut être étudiée en dehors d’un contexte global notamment celui évacuant le double ordre macroéconomique et macropolitique dans lequel les acteurs déploient leur activité. Le problème est ainsi moins l’agriculture que le contexte lui-même.
2-L’agriculture est productrice du premier « bien-salaire » générateur de la valeur de la force de travail. Elle en fixe les modalités de déploiement de tous les autres « biens salaires » et participe à la construction du rendement de toutes les activités.
3-La crise agricole correspond aux exigences d’acteurs jusqu’ici négligés et qu’il convient de compenser et rémunérer : la nature et les modes de vie. Ce double rattachement est un contexte difficile pour le déploiement rapide d’investissements/innovations de rupture permettant un retour massif de gains de productivité. La crise agricole est donc un affaissement durable de la productivité.
4-Une première stratégie de réponse est celle s’inscrivant dans le respect des règles du jeu de l’UE et de la mondialisation. Elle est fiscalement coûteuse et développe des effets pervers tel un accroissement de la dette publique dont la partie non remboursable augmente en raison de la nature de la crise.
5-Une seconde stratégie de réponse s’affranchit des règles du jeu de l’UE et de la mondialisation et consacre le retour vers un Etat stratège et organisateur. Cette seconde stratégie domine la première en termes d’efficience. Elle suppose une rupture sur les marchés politiques laquelle reste peu probable en raison des risques associés. Cela nous renvoie au choix très probable de la première stratégie.
6-La voie de l’augmentation des parts de marché de la finance dans le total du PIB reste l’horizon dangereux et indépassable de notre temps. Comme si s’extirper des questions environnetales avait pour prix l’inéluctabilité de l’aliénation financière.