L’expression de passif non exigible est d’un point de vue libéral un incompréhensible choc des mots : Le passif est une dette, et sauf non-respect des droits de propriété il est en principe exigible. De fait dans un monde soucieux du respect des engagements, les agents se doivent de disposer d’actifs suffisants en qualité et quantité pour honorer les engagements figurants au passif de leur bilan. Au premier rang de ces agents figurent des entreprises économiques qui peuvent disparaitre après anéantissement de leur capital faute de pouvoir répondre à l’exigibilité.
Pour autant, s’il existe dans les sociétés concrètes des contrats dont le respect des termes est exigé et sanctionné, il existe aussi un « contrat social » -complètement fictif ou relevant du mythe- qui résulte de la présence d’une extériorité appelée Etat, et extériorité dont les outils – ce qu’on appelle la contrainte publique - sont captés par une coalition d’intérêts utilisant la loi (violente ou plus démocratique) à des fins privés[1]. Ce qu’on appelle « contrat social » relève en effet plus de la contrainte que d’un échange de volontés. Ainsi, aucun acteur du monde social n’a signé de contrat d’appartenance à une nationalité, aucun acteur du monde social n’a signé de contrat portant sur les qualités et quantités de dépenses publiques, ou portant sur les qualités et quantités des prélèvements publics précisément dénommés « obligatoires ». C’est dire que depuis l’émergence des Etats, il existe un agent manipulable et manipulé qui a la possibilité de ne pas respecter les droits de propriété, agent qui est l’Etat lui-même, et qui à ce titre peut ne pas respecter le jeu de l’échange volontaire. Cet agent-là peut connaitre des dettes et décider plus ou moins souverainement de leur non-exigibilité.
Le passif non exigible des princes
Nous ne reviendrons pas ici sur l’histoire des Etats et ses modalités de fonctionnement avec le passage progressif du créancier infini, vers le créancier fini, puis vers le créancier endetté[2]. Soulignons simplement, qu’en sa qualité indépassable de juge et partie, il a – historiquement- massivement utilisé la violence et plus rarement accepté la logique de l’échange volontaire.
C’est dire que pour lui la notion de passif non exigible est une réalité de toujours.
Une façon radicale de faire émerger le concept de passif non exigible est de transformer le créancier réel en débiteur : le sujet est porteur d’une dette de sang à régler au profit du prince. Une autre, beaucoup plus respectueuse des prolégomènes d’un Etat de droit, sera l’extinction violente des dettes publiques : un décret viendra les annuler. Une façon plus douce encore fut de mettre fin au mythe de la « loi d’airain de la monnaie »[3] et d’enfermer le créancier dans la monnaie dont le souverain aura décidé le cours légal. Le pouvoir d’achat du souverain devient ainsi infini et le passif, fictivement exigible ne l’est plus réellement, le créancier pouvant le cas échéant le vérifier dans la sévérité d’un contrôle des changes.
Cette idée de passif non exigible est aujourd’hui curieusement reprise avec les banques centrales dites « indépendantes ».
Les libéraux ne peuvent pas davantage accepter l’idée de banque centrale qu’ils n’ont accepté l’idée d’Etat. Et ils y sont opposés en ce sens que l’idée de passif non exigible est aujourd’hui transmise aux banques centrales par les Etats eux-mêmes.
Logiquement, selon les libéraux, une banque centrale devrait fonctionner comme simple assureur ou caisse de compensation sur un marché interbancaire. Cette fonction, du point de vue de l’idéologie libérale, suppose l’existence de fonds propres venant en garantie du respect des contrats. Les actionnaires d’une telle banque centrale seraient ainsi soucieux du sérieux et du bon déroulement des transactions au niveau des banques elles-mêmes. Cela passerait par la surveillance des risques et probablement par des règles très strictes en matière de création monétaire.
Le passif non exigible des banques centrales
Dans la réalité les banques centrales disposent de fonds propres et dans l’euro zone la BCE elle-même, dispose d’un capital social constitué par les banques centrales des pays adhérents selon des pourcentages respectant le poids de chacun d’eux en termes de PIB. Certains libéraux pensent ainsi que la BCE, en particulier, est une vraie banque et s’inquiètent de la dégradation de son bilan au terme de politiques dites « non conventionnelles » menées depuis plusieurs années. Avec la possibilité de crises en boucles s’autoalimentant : Les Etats endettés se font racheter de la dette publique par des banques nationales qui cèdent elles -mêmes ces titres douteux à la BCE contre de la monnaie créée. Et face à l’apparente dégradation du bilan de la BCE, les Etats seraient obligés de souscrire à une augmentation des fonds propres, ce qui entraine un alourdissement des dettes publiques et leur refinancement impératif. La boucle est bouclée.
Cette version des choses n’a strictement aucun sens et la BCE n’a en aucune façon besoin d’être recapitalisée comme ce serait le cas d’une entreprise. Il n’y a pas non plus dégradation de son bilan, son passif étant constitué de billets et des réserves des banques, qui sont de fausses dettes puisque la Banque centrale n’a besoin d’aucun actif pour répondre aux exigibilités. Une entreprise non couverte par un système assurantiel, victime pour une raison quelconque de la disparition de tout ou partie de ses actifs (Tsunami ravageant stocks, machines, bâtiments, etc.), ne peut échapper aux contraintes de son passif, les créanciers continuant d’exiger le respect des contrats.
Par contre la BCE, victime d’une dévalorisation massive des titres figurant dans son actif, ne connait pas de contrainte de passif.[4]
Il n’en serait bien sûr pas ainsi si les créanciers pouvaient exiger le paiement dans une monnaie que la BCE ne peut émettre, par exemple des dollars. Dans ce cas la banque devrait échanger des euros qu’elle émet contre des dollars…. situation fort épineuse car il n’y a aucune raison- en cette circonstance – qu’elle découvre des acheteurs d’euros si tous les agents internes refusent les euros et exigent leur transformation en dollars.
Parce que les banques centrales, ici la BCE, peuvent produire et imposer les paiements dans la monnaie qu’elles produisent[5] – de fait la monnaie dont le cours légal est fixé par l’Etat- elles ne connaissent pas de contrainte de passif : ce dernier est non exigible.
Et c’est ici que les choses deviennent intéressantes dans le processus historique de retrait des Etats et de montée de l’indépendance des banques centrales. Jadis, le privilège de passif non exigible était le fait de la violence des Etats qui, même parvenus dans la phase démocratique de leur histoire, imposaient à leurs créanciers le choix d’une monnaie qu’ils créaient et manipulaient, dans le sens de leur intérêt : réduire le passif exigible. Cela passait par la dilution, les ateliers de rénovation monétaire, le seigneuriage, l’inflation, etc.
Aujourd’hui les banques centrales semblent plus efficaces : le passif devient non exigible – non plus partiellement- mais dans sa totalité.
Cette efficacité l’est à l’avantage du système financier car la contrepartie de la non exigibilité du passif est la production sans limite d’actifs nouveaux pour les banques qui, plongées dans le marché, se voient offrir une forte réduction de contraintes de leur propre passif. La sécurité en liquidité et en solvabilité est artificiellement assurée par les privilèges quasi souverains de la banque centrale, et ce avec des contraintes de fonds propres qui resteront très faibles malgré les normes de « Bâle 3 ».
Bien évidemment cela n’a rien à voir avec le libéralisme et le respect de la propriété privée, et dans cette affaire, les « ordo- libéraux » [6]allemands, pour qui la notion de passif non exigible relève de la forfaiture, sont éthiquement plus libéraux que les « brigands des marchés ». Ce qui ne veut pas dire que ces mêmes ordo-libéraux ont compris les mécanismes profonds de la grande crise. Le passif non exigible des banques centrales constitue – encore aujourd’hui – l’outil essentiel sur lequel peut s’appuyer la méga machine à faire de la dette, une machine venant à l’échelle planétaire combler le déficit de pouvoir d’achat par rapport à l’offre mondiale de marchandises[7]. Comme quoi les « brigands des marchés » ont au moins un rôle social : celui d’empêcher ou de retarder l’effondrement économique planétaire.
[1] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-l-aventure-etatique-reprise-d-un-texte-ancien-119831125.html
[2] Nous renvoyons ici à notre livre : « Banques centrales –indépendance ou soumission ? Un formidable enjeu de société » Editions Yves Michel, octobre 2012.
[3] Cf notre article dans le numéro 34 (janvier, février,mars 2013) de la revue Médium, Pages 101/119.
[4] Idée déjà exprimée dans le Flash Natixis du 27 juillet 2011 : « La qualité du bilan de la banque centrale est-elle une question sérieuse ?».
[5] Nous nous plaçons ici dans le cadre du paradigme néo-chartaliste. On pourra ici consulter : http://frappermonnaie.wordpress.com/tag/neochartalisme/
[6] Sur l’ordo libéralisme on pourra consulter notre article dans le tome LXVI- N°3- Septembre 2013 de la revue « Economie Appliquée » : « Regard sur les banques centrales : essence, naissance, métamorphoses et avenir ». En particulier on pourra lire les pages 167 et suivantes.
[7] On saluera la prise de conscience d’une réelle crise planétaire de surproduction- pour la première fois chez des responsables ou observateurs- dans l’article publié par « Le Monde » du 10/12/2013 « Pour un nouveau système productif français », article signé par les dirigeants de Xerfy, Laurent Faibis et Olivier Passet. C’est à notre connaissance la première fois que l’on trouve dans le monde des affaires la compréhension profonde de la nature de la grande crise.